ALEXANDRE WEILL : TEXTES CHOISIS
par Joë FRIEDEMANN

Proposer un choix de textes représentatifs de l'œuvre d'Alexandre Weill n'est pas chose aisée. Parler d'anthologie dans les limites de ces quelques pages serait outrecuidant. C'est pourquoi, nous aurons recours à une formule plus modeste : une sélection de passages, conçus comme autant de jalons qui donneront peut-être au lecteur le désir d'en savoir davantage sur un auteur à la fécondité inépuisable.

A. LES MEMOIRES

1. L'Alsace

Vis-à-vis du château de Bade, sur la rive française du Rhin, à quelques lieues de Strasbourg, s'étend, dans un demi cercle, une côte argileuse, depuis Sufflen jusqu'à Hoenheim. Jadis le Rhin baignait de ses flots écumeux les bords de ce côteau. Il paraît même que les inondations y étaient aussi fréquentes que dangereuses, car les vieux paysans content encore aujourd'hui, à ce sujet, mainte histoire tragique recueillie par leurs grands-pères. Mais depuis plus de deux siècles, le Rhin a complètement changé de cours, et l'espace entre la côte et le fleuve s'est métamorphosé, comme par un coup de baguette, en une plaine fertile et riante qu'on appelle le Ried (…)

A mi-côte, un village nommé Schirein, en allemand, presque Rhin, se distingue par son site pittoresque. Semblable à une chèvre broutant le cytisé, il gravit la colline, s'y cramponne et semble regarder en arrière pour voir encore une fois la belle et verdoyante vallée. Sur la cime de la montagne, la forêt fait face aux maisons des habitants. A ses pieds s'étend le village de Schirhof, qui communique avec Schirein par deux chemins, dont l'un s'appelle Mont des Vaches et l'autre Mont des Chevaux. Un ruisseau, couleur d'or mat, se précipite du haut de la crête nommée Gipfel, parcourt la vallée et se marie à une rivière qui la conduit vers le Rhin. Rien de plus agreste, de plus vivant, que le point de vue dont on jouit du Gipfel pendant la fenaison (…)
Avant la Révolution française, le village, avec une bonne partie du Ried, était la propriété patrimoniale du Seigneur de Waldsteten. Celui-ci, ayant émigré en Allemagne pendant la Terreur, les paysans s'emparèrent de ses biens. Depuis ce temps, Schirhof avec ses cent cinquante habitants de différentes religions, figure bravement dans le nombre des trente-sept mille communes de la France, une et indivisible (…)

Mon grand-père y naquit, je ne sais plus en quelle année. Il y mourut en 1792, lors de l'envahissement de l'Alsace par les Prussiens. Tout le village fut mis à sac (…)

Mon père tout jeune encore (il n'avait que seize ou dix-sept ans), de peur d'être enlevé par les Prussiens, prit la fuite, passa le Rhin près de Stollhoffen, dans le duché de Bade où les juifs, hors la loi, vivotaient cependant, sauf à être mis en coupe réglée tous les vingt ans. Il entra en condition à Malsch, entre Bade et Heidelberg, chez un marchand de bestiaux, en qualité de garçon de peine et d'écurie (…) Grâce à ses fidèles services et à son intelligence, il parvint au bout de quelques années, au grade de premier valet et négociant en bestiaux, avec dix florins d'appointements par an, une paire de souliers et une blouse. Son maître lui offrit même sa fille en mariage; mais dans ses pérégrinations fréquentes à Mannheim et à Heidelberg, mon père, d'esprit gai, causeur infatigable, l'homme le plus vif que j'ai connu, ayant fait la connaissance de plusieurs protestants distingués, apprit à connaître la vraie signification de la Révolution française. Dans son enfance, il avait lu la Bible en hébreu, car son père l'avait destiné un instant à l'étude. Il refusa donc l'Allemande et partit le jour même pour rentrer en France (…)

Ma mère était la fille du Rabbi Abraham Kellermeister de Bischheim. Avant la Révolution française, il était défendu aux juifs d'habiter Strasbourg. Ils ne pouvaient y entrer le matin qu'à condition de quitter la ville à quatre heures. Bischheim, à deux kilomètres de la capitale de l'Alsace, devint alors la résidence des israélites les plus distingués de la province. Mon grand-père, secrétaire de la grande famille Herz, devint plus tard greffier révolutionnaire de la cité alsacienne (…) Ma mère se rappelait très bien avoir vu le fameux Euloge Schneider, le moine roux de Cologne, parcourir l'Alsace suivi de sa guillotine. Elle m'a conté aussi la chute de ce même Schneider par Saint-Just, telle qu'on peut la lire dans les mémoires de Nodier. Mon père, l'ayant vue à un bal de noces, la demanda en mariage. La jeune fille refusa d'abord, ne pouvant se décider à troquer la commune juive aristocratique de Bischheim contre un trou comme Schirhof, véritable repaire de maquignons, de ménétriers et de bûcherons. Elle ne céda aux sollicitations ardentes et réitérées de mon père qu'à condition qu'il laisserait la dot à sa mère remariée. Amoureux, fort de son courage, mon père consentit à tout, enleva ma mère le matin à Bischheim, se maria dans un village près de Haguenau, paya le rabbin, le cuisinier, les musiciens et rentra le soir même avec sa bien-aimée femme à Schirhof, n'ayant plus pour toute fortune que 3fr. 60 centimes . Ce qui ne l'empêcha pas d'acheter une maison valant 800 francs et de la payer au bout de trois ans ( Mon Enfance, p. 19-22).

Je vins au monde le 10 mai 1811, l'année de la comète et de la naissance du roi de Rome, pendant que ma mère prenait son café et sans lui causer la moindre douleur. Madame Frumette, notre voisine, en me ramassant dessous la table (…) dit à ma mère : "Réjouis-toi, c'est un garçon et de plus il est né coiffé". En effet, je naquis, la tête enveloppée d'une peau, qu'en dialecte juif on appelle peau de chance. Ma mère, qui avait déjà trois filles, dès le commencement de sa nouvelle grossesse, m'avait voué à Dieu, c'est-à-dire au rabbinat. Comme Annah, mère de Samuel, elle allait tous les matins au temple prier Jehovah de lui donner un fils, lui promettant de le vouer à son service et à la gloire d'Israël. ( ibid. 24-25).

Mon père m'avait de bonne heure habitué à vivre avec les bêtes et à les soigner. Pendant l'été, il m'envoya faire paître la chèvre et la vache sur le pré, dès la sortie de l'école. J'avais à peine six ans quand il m'apprit à monter à cheval. Mais même sur la prairie et tenant à la main la longe de la vache, je poursuivais mes lectures et mes études. A l'âge de sept ans, je savais les cinq livres hébraïques de Moïse, je lisais et écrivais l'allemand et je commençais à lire le français et à étudier la déclinaison (…)
J'avais sept ans quand M. Lévy, formant une classe particulière de cinq garçons, nous initia à l'étude du Talmud. Dès lors, le temps de muser nous fut parcimonieusement mesuré. A la pointe du jour, il fallait être prêt pour aller prier à la synagogue. A huit heures, école jusqu'à midi. Deux heures pour le dîner et la récréation. De deux à six, on rentrait à l'école. Puis, le soir, nous autres cinq talmudistes, nous faisions une classe à part, depuis huit heures jusqu'à minuit ( ibid. 35-36).

2. L'Allemagne et Francfort

La commune juive de Francfort était divisée en deux fractions. D'un côté, les vieux, les orthodoxes dont nous étions la jeune milice ; d'autre part, les Néo-Juifs, composés de la grande majorité des Israélites riches, industriels, banquiers, savants, guidés par d'anciens candidats rabbiniques ayant troqué le talmud contre la philosophie (…) Bon nombre de mes condisciples allemands, forcés de se rendre à l'université, pour obtenir le diplôme de docteur en théologie, venaient de troquer la science talmudique contre le latin et le grec. Nous autres, étudiants alsaciens, nous résistâmes d'abord à cet envahissement d'études profanes. Les fidèles nous considéraient comme les seuls lévites gardiens de l'arche sainte. Mais peu à peu, le latin et le grec s'infiltrèrent dans nos études et bientôt, ils devinrent notre seule nourriture spirituelle ( Mon adolescence, p. 64-66) .

Reb Joseph, mon mentor, s'était abonné avec moi à deux journaux parisiens (…) Le hasard voulut que ces journaux fussent les deux frères ennemis de la Restauration : Le Constitutionnel et La Gazette de France. Nos sympathies étaient d'avance acquises au Constitutionnel que nous lûmes religieusement, depuis le titre jusqu'au nom de l'imprimeur, y compris les annonces. Moi seul, je faisais des études sur La Gazette (…)
Un jour, Le Constitutionnel et La Gazette n'arrivèrent pas à la poste de Francfort. Grande rumeur ! Ils n'arrivèrent pas non plus le lendemain. Attroupements dans les rues ! (…) Enfin le troisième jour, le journal allemand annonça la Révolution de Juillet. Ce fut un coup de foudre (…) La rue des Juifs était sans dessus dessous.
La Révolution de 1830 a retenti comme une trompette de Jéricho dans les cœurs de tous les juifs de l'univers. Nous autres, Israélites, alsaciens et français, nous parcourûmes les rues de Francfort, ivres d'orgueil et de bonheur, chantant, criant, gesticulant comme des fous mis en liberté. Que de larmes de joie j'ai vu couler (…) Et quand enfin Le Constitutionnel arriva avec des détails, ce fut une fièvre, une liesse perpétuelle, quelque chose qui, d'après un proverbe allemand, n'a pas encore été ! ( Ibid., 85-89).

Du temps que je croyais à la Bible et à Jehovah, je ne faisais que côtoyer la lisière du fruit défendu. A peine tombé, comme dans l'histoire de Trudèle et de Réginèle, je me relevai en secouant mon âme, qui comme l'aile du canard plongé dans une mare secoue la boue sans qu'il y reste une tache, pas même une marque.
Ma foi ne fut expulsée que par la raison philosophique. Je ne croyais plus à la Révélation, mais aussi, non plus, à la différence des nations et des religions. J'appris à nier tout miracle, mais aussi à oublier tout préjugé. Ne vivant que dans et par la pensée, n'ayant devant moi que l'exemple des grands génies qui ont souffert pour le progrès et la liberté des peuples, je m'étais proposé d'imiter leur exemple, d'étudier les lois de Dieu et de l'homme, de me vouer corps et âme à la science, à la poésie, et d'opposer au destin un front d'airain. Dans ma jeunesse, j'ai rêvé des succès de poète. A l'âge de vingt-trois ans , je ne rêvais plus que le martyre du philosophe et du penseur au profit du progrès ( Mes années de bohème , p. 471-472).

3. Paris

En attendant que je pusse gagner ma vie de ma plume française, je comptais la gagner largement avec mes correspondances allemandes, datées cette fois-ci réellement de Paris. Tous les journaux allemands d'alors étaient à ma disposition. J'étais plus connu en Allemagne à l'âge de vingt-cinq ans, que je ne le suis en France après cinquante années de vie littéraire de tout genre. Mais en ma qualité de démocrate français, à mesure que je pénétrais dans les mystères et les coulisses de la presse et de la littérature, je n'aurais pu envoyer à la presse allemande que des articles de critique, avec des bondissements d'indignation républicaine contre la politique dynastique contre-révolutionnaire de Louis-Philippe. Les journaux littéraires de la Jeune Allemagne n'auraient pas mieux demandé ; je fus sollicité de toutes parts (…) Mais mon amour de la patrie qui, d'un paria allemand que j'étais, avait fait de moi un citoyen français, m'empêcha de manger de ce pain-là, au risque de mourir de faim. Je ne suis pas mort de faim, mais j'ai diablement goûté du mets que l'on appelle de la vache enragée.
Après quelques essais de critiques orageuses et fulgurantes sur les mœurs officielles et les différents partis qui se disputaient le pouvoir, histoire de ferrailler et d'essayer mes forces de pamphlétaire, j'ai subitement rompu avec la presse allemande, au milieu de mes succès croissants. Sauf quelques échappées de pure critique esthétique et plus tard, après l'étranglement de la liberté de la presse en France, une série de vigoureuses attaques contre le coup d'Etat du 2 décembre, articles qui me valurent un avertissement de la police impérialiste, à laquelle j'avais refusé le poste d'inspecteur de la presse étrangère, qui me fut offert par Mocquard, mon ancien collaborateur du Corsaire-Satan, je n'ai plus eu de rapports ni politiques ni littéraires avec la presse allemande (…)
Grâce à mes relations avec Louis Blanc, insérant mon maiden speech dans sa Revue du Progrès, puis avec Lammenais, Marrast et surtout avec Pierre Leroux, qui m'ouvrait les colonnes de sa Revue Indépendante, grâce à mes rapports fréquents avec les sommités politiques du parti républicain, que je voyais souvent chez mon ami le docteur Cisset, compagnon d'études de Marrast et ami intime de Ledru-Rollin et de Caussidière (…) grâce surtout à mon ami Gérard de Nerval qui m'avait présenté et recommandé à toute la jeunesse littéraire de cette époque, grâce encore à mon introduction par mes amis Henri Heine et Théophile Gautier, au divan Lepeletier dont je ne manquais pas une soirée et qui servait depuis longtemps de lieu de réunion, remplaçant les cercles d'aujourd'hui, à toutes les célébrités poétiques, romantiques, et critiques de ce temps (…) ; grâce enfin à Henri Heine dont j'étais devenu l'ami inséparable et à la protection de Meyerbeer qui, de protecteur, devint mon ami (…) à mesure que je devenais collaborateur des grands et petits journaux de Paris (…) il ne se passait presque pas un jour sans que j'apprisse un fait scandaleux ou une histoire mystérieuse que les journaux ne relataient pas, ou qu'ils faisaient seulement deviner entre les lignes, mais qui servaient de véritables mobiles aux faits et gestes officiels et officieux des hommes et des femmes en évidence du monde d'alors, qu'on appelait déjà à cette époque le Tout-Paris ( Introduction à mes mémoires, p. 13-15).


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