Alexandre Weill : un "hors-cadre" de la vie
juive alsacienne au 19ème siècle (suite et fin)

4. Les "Idylles alsaciennes"

Parmi la douzaine de nouvelles et d'histoires de village, publiées par l'auteur à partir de 1843, et qui ne se distinguent pas toujours, il faut le reconnaître, par des qualités littéraires au-dessus de toute critique, il n'y en a guère que deux, Couronne et Kella qui puissent être qualifiées de juives. Dans trois autres romans, Frony, Lory et Stasy, c'est presque par hasard qu'il est fait allusion au sujet qui nous intéresse, avec de-ci de-là, une observation, un trait de mœurs ou l'esquisse rapide d'un personnage. Baignant dans une atmosphère où le moralisme le dispute au pathétique pastoral des situations, ces romans n'allaient pas toujours bénéficier d'une très large audience.

a. Couronne


La 'houpa : détail d'une mappa brodée de 1762 - reproduction Martine Weyl
Bien qu'en âge de se marier et née dans une famille aisée, Couronne Riche, jeune fille intelligente et sensible, n'a pas encore trouvé chaussure à son pied. Si elle-même ne se soucie nullement de voir sa sœur, plus jeune et plus belle qu'elle, Héva, courtisée par un de leurs cousins, il ne viendrait à l'idée de personne en Alsace, à la mère de Couronne, moins qu'à tout autre, de conduire sous le dais nuptial, une cadette avant son ainée.

Survient alors un étranger, Elias Seibel, maître d'école de son état, récemment promu à l'école juive du village, et qui, en échange de ses leçons, trouvera le gîte et le couvert dans la famille Riche … De là, une intrigue dont le développement, à l'instar de nombre de récits du genre, aurait pu s'effectuer sans heurts, mais qui ne pouvait donner lieu, préjugés socio-psychologiques aidant, qu'à des complications infinies. En effet, le jeune instituteur est un vrai plébéien, un "enfant de la besace", pour tout dire, le fils d'un schnorer. Autant d'éléments, posant le décor, et qui permettront à l'écrivain, tout en contant une histoire "très vraie …très connue à Bischwiller", de faire la critique de certains aspects de la vie sociale juive alsacienne :

Elias Seibel était le fils d'un fripier de Haguenau qui, après avoir vécu d'expédients pendant des années, bouchant un trou pour en faire un autre, tirant le diable par la queue, et finissant par une faillite de vingt-trois francs treize centimes, avait pris, comme on dit en Alsace, le bâton de rouleur, en entrant gaiement dans la bande de gueux et de mendiants juifs qui, dans les départements du Haut-Rhin et du Bas-Rhin, vont de village en village, s'invitant eux-mêmes à la table de leurs riches coreligionnaires, lançant des injures et des malédictions à ceux qui leur refusent la charité, et occupant leurs moments perdus à faire des mariages entre les familles israélites répandues en Alsace, en Lorraine, au bord du Rhin et jusqu'au Palatinat (…) Comme Rachel, la tragédienne, le jeune Elias voyageait sur le dos de sa mère, enveloppé dans un grand drap sale et, plus d'une fois pour téter, l'enfant était forcé de grimper comme un singe sur l'épaule de sa mère, qui la chose faite, le rejetait dans sa sangle de drap, véritable hamac portatif, inventé par les bohémiens, très nombreux en Alsace (Couronne, p. 303).
Placé à l'école des "pauvres" de Haguenau, donc nourri par les œuvres de la communauté juive, Elias avait fini par obtenir de son père qu'il renonce à la mendicité. Sacrifice dont ce dernier, dans l'incapacité de se réadapter à une existence normale, ne devait pas se remettre. Très pieux et doué, le jeune homme se destinait au rabbinat, mais pour des raisons de santé, il s'était finalement orienté vers l'enseignement … Or, ce qui devait arriver, arriva : Couronne, insensible à la fortune et à la superficialité des "bons partis" de son entourage, allait s'éprendre, malgré sa laideur, de l'intelligence et des qualités de cœur du maître d'école. C'était évidemment compter sans les partis-pris qui prévalaient dans les campagnes à l'époque :
En Alsace, chez les paysans aussi bien que chez les juifs du village, les lignes de démarcation sociale sont bien plus tranchées et plus rarement franchies que dans l'intérieur de la France et dans les villes (…) Chez les juifs orthodoxes, car les autres partagent les vices et les vertus de leurs égaux, une noblesse égale toutes les autres, celle de la science talmudique alliée à une grande piété. Si Elias eût été rabbin, il eût pu, bien que fils de mendiant, élever ses visées jusqu'à Couronne. Mais n'étant que maître d'école, passant pour avoir lu des livres français et allemands, il ne pouvait prétendre qu'à une fille du commun (Couronne, p. 319).
Révolté par la médisance des commères juives de l'endroit, se vengeant "des coups de la fortune par des coups de langue", Elias , la mort dans l'âme et maudissant le sort et les opinions préconçues, décide de renoncer à ses projets de mariage. Il part pour l'Afrique et abandonne, en tête-à-tête, une Madame Riche, qui n'en finit pas de l'invectiver, et sa fille Couronne, pauvre victime bien décidée à choisir le célibat, malgré les efforts et la bonne volonté de tous les "schadjen " (marieurs) de la province.

Tout s'arrangera pourtant au dénouement : après maintes péripéties et lettres échangées, Madame Riche se laisse attendrir et cède à l'héroïque, mais respectueuse résistance de Couronne qui épousera l'élu de son cœur … Bonheur ineffable, qui sera suivi du départ de la famille entière vers l'Algérie, afin de participer à l'œuvre de colonisation des territoires nouvellement conquis !

b. Kella

Plus alambiquée en un certain sens, l'intrigue de Kella relate l'histoire d'une jeune juive au grand cœur, d'origine modeste et de son ami Kalman, colporteur aux mœurs irréprochables et respectueux des moindres prescriptions de la religion. Malheureusement, Zodek, (en hébreu, Tzadok) courtier véreux, au service d'un vieil avare retors et détesté, a jeté son dévolu sur la jeune fille :

Zodek était l'homme d'affaires, en jargon talmudique, le "Balsasron" (intermédiaire) de Jokel. En Alsace, toutes les affaires des riches catholiques se font par l'entremise des pauvres juifs qui, moyennant un courtage payé comptant, assument sur eux la lourde respnsabilité de l'usure, du dol et du stellionat. Les juifs qui ont une certaine fortune sont très circonspects et s'exposent rarement aux dangers d'une dénonciation d'usure. Mais les pauvres diables qui n'ont rien à perdre et qui, en véritables chasseurs d'affaires, parcourent une douzaine de villages par jour, ne s'inquiètent guère des lois, que d'ailleurs, ils ne connaissent pas, ni du qu'en dira-t-on. Pourvu qu'ils gagnent leur pain quotidien, parfois une pièce de quarante sous, peu leur importe qu'un paysan qu'ils ont déniché, soit trompé dans un achat de cheval ou de vache, ou que, dans une vente publique à l'enchère, poussé par le vin et les liqueurs, il paie cent francs un lopin de terre qui n'en vaut que cinquante.
Exemple unique d'anti-héros juif dans l'œuvre d'Alexandre Weill, Zodek constitue une exception dans la communauté, et s'attire, par là-même, l'animosité de ses coreligionnaires :
Il était exécré par tous les honnêtes juifs du canton ; car, par ses scandales et ses procès, il provoquait ce que dans leur langage, ils appellent un hilel (‘hiloul ) hashem. En d'autres termes, au lieu de glorifier par ses vertus, la religion juive, il la blasphémait et l'exposait au mépris des chrétiens (Kella, p. 473-474).
Jaloux de Kalman son rival en amour, le courtier pensera à se défaire de lui et de son ami, Tony. Les accusant d'avoir mis le feu à la demeure de Jokel, Zodek provoque leur arrestation. Le rabbin de la communauté qui n'est pas dupe, met cet incident à profit pour prononcer à la synagogue, à Roch Hashanah, un sermon dans la plus pure tradition des prédicateurs puritains du 16ème siècle ... Pourtant, si Zodek est un vilain, son âme n'est pas foncièrement mauvaise. Convaincu de félonie, il avoue et décide de s'amender, laissant à Kalman et à Tony, remis en liberté, la possibilité d'épouser, enfin, chacun, l'élue de son cœur.

Comme pour Couronne, tout finira, par conséquent, et une fois de plus, par s'arranger !

Personnage à facettes multiples, mais jamais en reste d'idées paradoxales ou insolites, Alexandre Weill occupe, avec ses théories singulières, ses prétentions prophétiques et son exigence éthique absolue, une position excentrique dans le monde des lettres du 19ème siècle.

Malheureusement, comme bon nombre de ses semblables, marqués comme lui du sceau de l'originalité, il allait voir son nom emporté par les eaux du Léthé... Le 18 avril 1899, l'écrivain meurt en son domicile parisien à l'âge de 88 ans. Trois jours après, le Strassburger Post des 21-22 avril 1899, en conclusion à un article nécrologique, proposait l'envoi, le jour de ses funérailles, d'une couronne portant l'inscription : "Dem vergessenen elsässischen Dichter. Das Elsass " … L'Alsace, au poète alsacien oublié ! …

Une Alsace, que ce même Alexandre Weill n'avait jamais pu, et surtout, s'était bien gardé d'oublier. C'était, en fait, confesser un manquement grave. La suggestion constituait-elle une réponse à la lettre expédiée par l'écrivain, une quarantaine d'années plus tôt, à un journal de l'Est, et dans laquelle il se plaignait de l'espèce d'ostracisme littéraire que la presse alsacienne semblait avoir prononcé contre ses Histoires de village : "En tout du reste, écrivait-il, je ne demande que justice".

Bibliographie  :

FRIEDEMANN Joë :

  • Alexandre WEILL , écrivain contestataire et historien engagé (1811-1899), Préface de Jean Richer, Strasbourg-Paris, Istra, 1980.
  • Un témoin de la vie juive en Alsace au 19e siècle : Alexandre Weill, in Saisons d'Alsace, juin 1975.


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