Benjamin ULMANN
entre académisme parisien et conscience alsacienne
1829 Blotzheim - 1884 Paris
par Dominique Jarassé
Professeur d'histoire de l'art contemporain à l'Université de Bordeaux 3
Extrait de
HEGENHEIM BUSCHWILLER 2001
BULLETIN DU CERCLE D'HISTOIRE DE HEGENHEIM BUSCHWILLER

 

Benjamin Ulmann (autoportrait)
"Quel peintre intéressant !" écrivait un biographe (1) en 1883. On demeure surpris dès lors de l'oubli à peu près complet dans lequel est tombé cet artiste français. Né dans une famille israélite, Benjamin Ulmann a vu le jour le 24 mai 1829 à Blotzheim, au foyer des époux Abraham, peintre âgé de 40 ans, et de Brigitte Meyer (2). Il décède à Paris le 24 février 1884 en son domicile du 8 rue Chaptal (proche du quartier de Pigalle où demeurait Henner) laissant une veuve Eulalie née Dreyfuss. Sa carrière exemplaire de peintre académique, Prix de Rome recevant des commandes officielles, des récompenses honorifiques, selon un cursus très habituel au 19ème siècle, présente toutefois un intérêt pour qu'on s'intéresse de plus près à l'identité de cet artiste et à certains thèmes picturaux à valeur identitaire.

Benjamin Ulmann est un artiste alsacien et juif, l'expression de son attachement à l'Alsace a été plus souvent affirmée que son appartenance au judaïsme. Néanmoins, c'est à travers cette double composante de son identité que j'ai été amené à appréhender son oeuvre (3) et que je me propose ici d'en brosser un rapide portrait, car cet artiste demeure à peu près ignoré de toutes les histoires de l'art.

Une carrière académique

Ulmann arrive à Paris en 1837, mais il conservera des liens étroits avec l'Alsace, ainsi il s'inscrira dans l'atelier de Michel Martin Drolling (17861851), lui-même d'une famille originaire de Bergheim et Prix de Rome de 1810. Cet atelier accueille aussi Théophile Schuler, Gustave Jundt ou Jean-Jacques Renner, qui né à Bernwiller en 1828, sera Prix de Rome un an avant Ulmann, en 1858.

Adam et Eve trouvant le corps d'Abel (1858)
© Musée d'Unterlinden, Colmar / Photo O. Zimmermann
Le parcours scolaire d'Ulmann est bien connu, grâce aux archives de l'Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts et les dictionnaires spécialisés. Entré donc dans l'atelier de Drolling le 8 avril 1846, il passe ensuite chez François-Edouard Picot (1786-1868) ; il suit un parcours brillant qui l'amène à monter en loges (se présenter au concours du Prix de Rome) en 1855. Il obtient un second Prix en 1858 sur le sujet Adam et Eve trouvant le corps d'Abel, derrière Henner. Ils sont tous deux "élèves de Picot et feu Drolling". Sa formation est couronnée par le Grand Prix en 1859, le sujet de concours étant cette fois Coriolan se réfugie chez Tullus, roi des Volsques, tableau conservé à l'Ecole où il expose depuis 1855.

Ulmann part donc pour cinq ans à la Villa Médicis. Son séjour romain renforce son académisme sensible dans le tableau qu'il expose au Salon de 1859, Julius Brutus, où le héros contemple ses fils morts. II y réalise des toiles comme Samson et Dalila (1862) et surtout son envoi de dernière année, Sylla chez Marius, (1866), grande composition très classique achetée par l'Etat, qui, après passage au Musée du Luxembourg et au Louvre (1888), fut envoyée en province. Il est depuis 1896 au musée de Grenoble.

Même s'il a débuté au Salon en 1855 avec un Dante aux Enfers qui aurait pu faire croire qu'il inclinait vers le romantisme, Ulmann cultive toute sa vie la peinture d'histoire et surtout une veine antiquisante (Patrocle chez Amphidamas, Salon de 1863, Caton arraché au Sénat, Salon de 1879, inspiré par Plutarque). Cette fidélité lui vaut aussi des commandes de peintures murales pour le Palais de Justice de Paris : trois compositions pour la Chambre criminelle La Cour protège l'Innocence et fait châtier le Crime, La Cour sanctionne un verdict, La Cour casse un arrêt, et au Palais-Royal pour la salle des séances publiques du Conseil d'Etat (1877) La Justice contentieuse.

Tous ces sujets austères lui assurent une reconnaissance officielle concrétisée par des médailles au Salon et le grade de chevalier de la Légion d'Honneur (1872). Il a également traité de tels thèmes moraux et allégoriques, voire horribles, pour des toiles du Salon. Le Remords (Salon de 1875), par exemple, reprend la thématique de Caïn et Abel, selon une légende arabe dans laquelle Caïn traîne au loin le cadavre de son frère pour échapper au remords, sans y réussir, il essaie de chasser les oiseaux de proie qui s'approchent alors qu'il succombe à la fatigue.

Spécialiste des scènes historiques reconstituées, il peint pour la Chambre des Députés La Séance du 23 août 1789 (esquisse au Salon de 1880), expose au Salon de 1870 L'Entrée du régent de France Charles V à Paris, le 3 août 1358, mais sa composition la plus célèbre, conservée au. Musée historique de Versailles, relate un événement contemporain, qu'il n'est pas sans importance d'avoir fait peindre par un artiste alsacien patriote (4) La Séance du 16 juin 1877, lors de laquelle la Chambre des Députés déclara Thiers "libérateur du territoire", un tour de force pour représenter l'ensemble de l'hémicycle et ses occupants (même si la toile mesure 2.15 m de hauteur sur 3.40 m) avec une véracité digne du Serment du Jeu de Paume de David.

Louis Adolphe Thiers acclamé par l'Assemblée nationale lors de la séance du 16 juin 1877
(détail)

A côté de son œuvre de peintre d'histoire, Ulmann cultive la scène de genre selon deux axes : d'une part, le pittoresque puisé dans les scènes de la vie populaire en Italie selon une tradition bien établie depuis Léopold Robert, et en Espagne, d'autre part, des sujets sentimentaux empruntés aux légendes et à la poésie germanique. Le premier nous vaut L'Ora del pianto à Piperno, Marais-Pontins (5) (Salon de 1867, musée de Marseille), El Ochavito del jueves à Burgos (6) (Salon de 1873) ou Les Gitanos de l'Albaycin de Grenade (Salon de 1874)... Les références de la culture allemande sont une Loreley, aquarelle d'après Heine (Salon de 1880, aujourd'hui à Guéret), une Marguerite en prison (Salon de 1881), une Ondine et le pêcheur d'après Goethe... Il affectionne aussi des scènes de genre originales dans des cadres historiques comme Les Sonneurs de Nuremberg (Salon de 1872) ou La grande crécelle de Nuremberg, utilisée durant la semaine sainte en l'absence de cloches (7) (Salon de 1878).

Pillage d'une ferme en Alsace par les Allemands en 1870
(détail) © Musée Lorrain , Nancy / photo P.Mignot
Parallèlement Ulmann exposa de nombreux portraits, genre qui convenait également à son pinceau assez sévère. On retiendra celui du sénateur Victor Schoelcher (1876) ou celui d'Adolphe Crémieux (1796-1880) en "Sénateur, Grand Commandeur, Grand Maître du rite écossais", personnage juif de premier plan qui fut ministre mais aussi président du Consistoire central des Israélites de France et de l'Alliance Israélite Universelle.

Une oeuvre alsacienne "engagée"

Une oeuvre d'Ulmann sort de l'ordinaire, suscitée par son indignation en tant qu'alsacien et juif devant l'envahissement de la France par les Prussiens. Au Salon de 1872, Ulmann avait présenté Le Pillage d'une ferme en Alsace avec ce sous-titre dénonciateur avec Dieu, pour le roi et la patrie. D'abord admis par le jury, le tableau fut retiré pour des raisons politiques évidentes à la demande de Thiers ; il fut alors exposé chez le célèbre marchand Goupil (8). L'audace d'Ulmann et d'une certaine manière l'appel à la revanche que suscitait la scène de barbarie prussienne révèlent bien l'état d'esprit des Alsaciens ayant opté pour la France et l'on sait combien les Juifs furent nombreux à refuser de devenir allemands. Comme le dit Belina "le fils d'Alsace flagella les Prussiens".

Malgré l'annexion, Ulmann gardera le contact avec l'Alsace, exposant à la Société des Amis des Arts de Strasbourg en 1876 et à la Société Industrielle de Mulhouse en 1876 et 1883. Il participe aussi en 1873 à la Vente au profit des Alsaciens-Lorrains...

Le Pillage d'une ferme en Alsace est une toile dont il est intéressant de suivre le parcours, car passée dans le domaine privé, elle entra par don en 1912 dans les collections nationales du Musée historique de Versailles, elle fut envoyée au Musée des Beaux-Arts de Nancy en 1958. Il est à remarquer qu'au Salon de 1872, salon patriotique s'il en fut, le strasbourgeois Louis-Frédéric Schutzenberger (1825-1903) exposait de son côté Une famille alsacienne émigrant en France et Gustave Doré son Alsace, jeune fille tenant dans ses bras le drapeau français.

Education alsacienne
© Musée Goupil, Bordeaux / photo B.Fontanel
Ulmann, sans véritablement faire partie du groupe que l'on a qualifié parfois d'école alsacienne, comportant Gustave Brion (1824-1877), Jean- Jacques Henner (1829-1905), Théophile Schuler (1821-1878), Gustave Jundt (1830-1884), voire Gustave Doré (1832-1883), a tout de même traité des thèmes quasi folkloristes qui l'en rapproche.

Nous ne connaissons qu'une Education alsacienne qui passa chez Goupil puisqu'elle fut reproduite dans un volume de planches par Boussod et Valadon. C'est une œuvre typique de l'iconographie exaltant l'identité ou la fidélité alsacienne. Une jeune fille en costume traditionnel file au rouet et tient par l'épaule un petit garçon armé d'un sabre et d'un fusil qu'il tient en joue ; nul doute que ce petit soldat en sabots ne songe qu'à libérer l'Alsace de l'occupant.

Listes communautaires

Benjamin Ulmann ne s'est pas fait, comme certains de ses coreligionnaires dans cette génération, une spécialité des thèmes juifs. On n'en trouve aucun, du moins dans les oeuvres importantes exposées.

Tout juste a-t-il été amené à faire le portrait de quelques personnalités juives. Quand il obtint le Grand Prix, la presse israélite s'en fit l'écho avec une grande satisfaction, car, soucieuse de montrer la bonne intégration des Juifs dans la société française et la valeur de ses membres, elle procédait chaque année au bilan des succès honorant la communauté. Les Archives israélites (9) relatent la remise du Grand Prix :

"il a reçu, en séance solennelle, la médaille qu'il avait méritée ; et, ce qui rehausse encore l'éclat de ce succès, c'est que le même lauréat a reçu, dans la même séance, deux autres prix académiques destinés à venir en aide au talent sans fortune, et au mérite joint à l'honorabilité. Cette triple distinction prouve que M Ulmann vaut autant par la moralité que par l'intelligence (...) Quant à la peinture, il faut remarquer que voilà en peu d'années la seconde fois qu'un israélite y arrive à cet éclatant succès. Les triomphes de MM E. Lévy et B. Ulmann, montrent que la supériorité artistique des juifs, jadis confinée à la musique, où ils occupent une place éclatante, s'est depuis étendue et promet de s'étendre à tous les arts plastiques ; phénomène d'autant plus intéressant que certains théoriciens absolus ont prétendu nous en dénier l'aptitude, en vertu de lois d'origine ou de telles considérations ethnologiques que les faits se plaisent à démentir".
Ulmann fut l'objet d'honneurs à la synagogue parisienne et aurait été invité à dîner par le baron de Rothschild.

Par la suite la presse israélite ne manqua pas de mentionner les expositions et travaux d'Ulmann, mais sans en donner beaucoup de commentaires. En effet, il eut le tort de ne pas traiter de sujets sensibles à la communauté juive, en dehors de son engagement alsacien. Son œuvre lui fait honneur, elle ne s'inscrit pas directement dans l'illustration de la culture juive française comme celle de Moyse ou Brandon. Lorsque Emile-Samuel Ulmann (1844-1902), son neveu, obtient en 1871 le Grand Prix d'Architecture, on souligne évidemment leur parenté.

Oeuvres conservées dans les musées

L'oeuvre d'Ulmann est particulièrement dispersée et nombre de localisations rencontrées dans les ouvrages qui le citent semblent erronées. Nous en livrons une série à peu près assurée.

Bibliographie
Notes
  1. Belina (A.M. de), Nos peintres dessinés par eux-mêmes, Paris. E.Bernard, 1883, p.480    Retour au texte.
  2. Originaire d'Ulm, les Ulmann sont une vieille famille du. Sundgau. Dès 1564, un Ulman (appelé également Ulin) est cité à Berrwiller (Haut-Rhin). Deux siècles plus tard, lors du dénombrement général des Juifs (1784), on compte en Alsace pas moins d'une demi-centaine de familles Ulmann.    Retour au texte.
  3. Art juif, art alsacien : identités, échanges et transmission. Regards sur la culture judéo-alsacienne. Des identités en partage, Strasbourg, La Nuée bleue, 2001.    Retour au texte.
  4. Un dessin est exposé dès le Salon de 1878, l'œuvre définitive commandée par l'Etat est présentée posthume au Salon de 1884.    Retour au texte.
  5. L'Heure de la complainte est une déploration funèbre. C'est donc une version assez dramatique du pittoresque italien.    Retour au texte.
  6. Le Denier du jeudi à Burgos a été gravé dans le Magasin pittoresque, 43e année, 1875, p.293. C'est une représentation convenue de l'Espagne en guenilles.    Retour au texte.
  7. La scène située à la Renaissance montre des hommes actionnant du haut de la cathédrale une énorme crécelle. Le tableau a fait l'objet d'une gravure dans le Magasin pittoresque, 49e année, 1881, p.373.    Retour au texte.
  8. D'ailleurs Ulmann a pour adresse "Chez Goupil, rue Chaptal 9" lors de certains salons. Puis, dans les années 1860, il habite non loin, 64.rue La Rochefoucauld, 72. rue Blanche, enfin 7  rue Chaptal. Donc toujours dans le même quartier, La Nouvelle Athènes, qui regroupait un grand nombre d'acteurs et d'artistes.    Retour au texte.
  9. Chronique du mois, Les Archives israélites, vol. 20, 1859, p.649.    Retour au texte.

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