Un colporteur alsacien le long du bayou en Louisiane
Anny Bloch-Raymond
Extrait de Diasporas, Histoire et sociétés 2004, 5, pp.118-123
avec l'aimable autorisation des éditeurs de la revue


Dessin de Topor
Introduction

Le texte présenté ci-dessous s'inscrit dans une réalité des plus modestes, assumée cependant avec fierté par les enfants du colporteur. Ce document a été trouvé en 1999, lors de mes recherches sur les migrants juifs de France aux États-Unis, dans le Centre d'Archives juives de Cincinnati.

Le colporteur est une figure emblématique et traditionnelle du judaïsme dans la littérature, présentée selon un point de vue parfois nostalgique, souvent critique et caricatural. Le texte que je propose ici nous dépasse cette approche par son détachement et son humour. L'auteur, Lucile Aron, ne nie pas ses origines de fille de colporteur d’origine alsacienne. Au contraire, elle évoque avec fierté et étonnement le savoir-faire de l'émigrant, la capacité d'adaptation de son père aux situations les plus difficiles, ses qualités de vendeur, sa ténacité, son désir d'apprendre et son goût pour le livre.

Le premier métier de l'émigrant aux États-Unis a donc été souvent celui de colporteur, activité typique de l'homme qui n'avait à vendre que sa force de travail (1). Arrivé sans rien, le nouveau venu adoptait cette activité qui contribuait au développement du commerce intérieur. Le colporteur procurait des marchandises aux pionniers, aussi bien dans les plantations du Sud, le long du Mississippi, qu'à l'Ouest dans les camps miniers, au temps de la découverte de l'or dans les années 1850 (2).

Dans un deuxième temps, le colporteur suivit les pionniers à l'intérieur des terres, contribuant là aussi au développement du commerce. Ce fut le cas notamment du jeune émigrant Levi Strauss : originaire de Bavière, il émigra à San Francisco et fournit aux mineurs de Californie des vêtements en toile Denim puis des pantalons à rivets qui évitaient que les pépites ne trouent leurs poches. Ce fut le cas aussi de Léon Godchaux, arrivé d'Herbeviller en Lorraine dans les années 1850. Il débuta dans ce métier avant de devenir propriétaire d'un grand magasin à La Nouvelle-Orléans puis, après la Guerre de Sécession, d'une plantation (Godchaux Reserve Plantation) où le sucre était raffiné selon des procédés très nouveaux. Godchaux fut surnommé King Sugar, le Roi du Sucre. On le voit, et c'est ce que souligne l'historienne Hasia Diner, le statut de colporteur en Amérique est provisoire, il s'agit d'un métier des premières années que l'on pratique avant de pouvoir acheter un commerce le long du fleuve (3). Pourtant, le juif est longtemps resté associé au colportage. Lorsque la famille Plotchnikoff arrive de New York dans le Tennessee pour ouvrir un magasin à Concordia en 1920, la première question qui est posée au père est celle-ci : "Vous êtes le nouveau colporteur juif ?": Ce à quoi il répond: "Juif oui, colporteur non" (4).

le Moïse de Michel-Ange (détail)
À La Nouvelle-Orléans, les marchands tournaient avec leurs bateaux autour des gros navires qui arrivaient dans le port, chargeaient des marchandises puis les débarquaient dans les ports de moindre importance, le long du Mississippi (Donaldsonville, Port Gibson, Natchez...). La rivière était alors la seule voie accessible et l'on appelait cette activité le colportage par bateau (riverboat peddling). Quand des routes furent tracées, les colporteurs commencèrent à se déplacer soit à pied avec leur baluchon, soit en charrettes traînées par des mules, assurant la liaison entre les axes fluviaux et les installations situées à l'intérieur des terres. Leur philosophie était celle du déplacement: "Ici aujourd'hui et demain ailleurs", " here today, gone tomorrow". Ces marchands ambulants vendaient les objets les plus variés d'utilité courante: mercerie, étoffes, peaux, chemises, bottes, objets ménagers, colifichets... Ils ne pouvaient pas voyager lourdement chargés et s'en tenaient à de petits objets spécialisés. Au bout d'une dizaine d'années, s'ils avaient fait quelques bénéfices, ils ouvraient un petit magasin de détail, le plus souvent dans une ville de marché ou dans une ville portuaire.

Des rumeurs circulaient sur les juifs. Les baptistes blancs croyaient notamment que sur la tête du Moïse de Michel Ange se trouvaient de petites cornes. Effectivement, Michel-Ange a bien représenté Moïse avec des "cornes" symboliques de sa puissance et des "nuées" rassemblées sur sa tête! Mais il s'agit de la part de ces Américains d'une méprise sur la signification de l'iconographie traditionnelle, et d'un détournement de sens. "Quand le colporteur juif passait", nous raconte un de nos interlocuteurs dont les arrière-grands-parents avaient émigré en Louisiane, "l'acheteur demandait à toucher la tête du colporteur pour voir s'il y poussait des cornes, en faisant cette demande: "Trouvez-vous un inconvénient à ce que je touche votre tête pour voir comment sont vos cornes?"". Ainsi diabolisait-on le colporteur juif.

S'il pouvait dormir dans les fermes ou les plantations, le colporteur ne pouvait pas partager le repas des fermiers parce qu'il n'était pas casher. Il transportait sa propre boite de thon : c'était la seule nourriture possible pour lui, comme les pommes de terre et le café pour le colporteur de l'est de la France à la même époque (5).

Le commerce côtier américain fut progressivement complété par un commerce à l'intérieur des terres. Les marchands en gros des grands centres (Saint-Louis, La Nouvelle- Orléans) se mirent à fournir les nouveaux magasins de détail. La rivière constitua un moyen de transport des marchandises important jusqu'en 1860 ; l'on comptait aux États-Unis plus de 10 000 colporteurs en 1850, et 16 594 en 1860 (6).

Pendant longtemps, "le colporteur travaillait le jour et voyageait la nuit". Il dormait là où il le pouvait, ses acheteurs lui donnant parfois l'hospitalité. Pour vendre, il fallait obtenir une licence et le marchand risquait une amende s'il était surpris en train de commercer sans autorisation. Peu à peu, le métier disparut au profit de celui de vendeur de rues en ville ou de gérant de magasins généraux (general stores) dans les zones rurales.

Soulignons en guise de conclusion que le colporteur en Amérique joua de par son activité et ses contacts un rôle de liaison entre terres de culture et terres de découverte. Il contribua par son action de médiateur à la construction du lien entre individus et société.

THE PEDDLER

Father, as I gaze upon him today, the honorable veteran of some forty years and fortty winters, straight and stalwart in full possession of all faculties, working with a vim on all six cylinders, never ceases to amaze me.
He arrived via steerage, a Jewish Alsatian lad of seventeen. He had only his strong sturdy young body, and an eager alert inquiring mind as his stock in trade, with which to conquer the new world in which he found himself.
His weapons stood him in good stead, for now at three score and ten, he was loved and respected by his Christian neighbors, and his business associates. He interested himself in Civic Church and Christian affairs up and down the Bayou, and was always willing to lend himself to any worthwhile cause. He was influential and respected, and if not actually rich as wealth is computed in this extravagant age, at least wealthy enough to provide himself and family all that is required for a happy home.
He started, as many young men did in those days, a Peddler! He peddled, he bought and sold, he planted crops on lands he acquired, he dealt in skins and pelts, he made sugar and milled lumber, he raised truck, and there passed through his owner ship many Louisiana plantations, for he was ever the born trader.
He opened a general store, such as are seen in rural sections only, his was larger and better, it must have been as it flourishes now, the same money maker it has always been. He amassed a comfortable (amount) only to lose most of it when Uncle Sam took the bounty off sugar; there was a blow. He found himself land poor, and he had to sacrifice his beloved plantations, the broke, he was not beaten. He started over at the age of forty four, this time with the added responsibility of a wife and four children. He rebuilt and recouped his fortune and his feats of finance, his ability to turn a deal, are legendary even today.
He educated himself by prodigious reading. He attended the famous old French opera and trained himself in music, all fine theatrical offerings found him among the audience. He had no vices, he did not drink, smoke or chew and had little tolerance for those who did.
He hated Prize Fights as too brutal, but admired fine wrestling.
He was law abiding man, yet he was a law unto himself. He demanded nothing for himself out, was helpful to all with whom he came in contact and needed assistance.
Such was the man who married my pretty and charming French Mother.

Mrs Lazare Aron
(Centre Jacob Rader Marcus, American Jewish Archives, Cincinnati Ohio Series, Small Collection 27, Abraham Simon, texte remis le 15 novembre 1935).

LE COLPORTEUR
(Traduction)

" Mon père, quand je songe à lui aujourd'hui, n'a pas fini de m'étonner - cet homme âgé de quelque quarante étés et quarante hivers, droit et robuste, en pleine possession de ses facultés et travaillant avec l'énergie de vingt chevaux-vapeur!
Il est arrivé en Amérique en troisième classe sur l'entrepont, gamin juif alsacien de dix-sept ans. Il n'avait pour lui que son jeune corps costaud et vigoureux, son esprit alerte et curieux, ainsi que ce talent de commerçant avec lequel il allait conquérir le nouveau monde dans lequel il débarquait.
Ces armes lui ont été fort utiles car parvenu à l'âge de soixante-dix ans passés, il est aujourd'hui respecté et aimé de ses voisins chrétiens, ainsi que de ses associés en affaires. Il s'est toujours intéressé à l'action sociale menée par l'Église chrétienne dans la région du Bayou et s'est impliqué dans toutes les causes dignes d'intérêt. Il a exercé une influence certaine, a inspiré le respect autour de lui et, s'il n'était pas riche au sens où l'on l'entend aujourd'hui en cette époque incroyable où triomphe le froid calcul, il a été suffisamment aisé pour s'offrir et offrir à sa famille tout ce qui est requis pour rendre une maisonnée heureuse.
Comme beaucoup de jeunes gens de cette époque, il a débuté comme colporteur ! Il a fait du colportage, il a acheté et vendu, il a exploité les terres qu'il avait acquises, a fait commerce de peaux et de cuir, a vendu du sucre et du bois de détail, a pratiqué le troc ; de nombreuses plantations de Louisiane lui sont passées entre les mains, car il a toujours été un commerçant né. Il a ouvert un magasin général semblable à ceux que l'on trouve seulement dans les zones rurales, mais le sien était plus grand et mieux fourni, et il a dû prospérer maintenant - il a vraiment toujours été un sacré homme d'affaires! Il a amassé une fortune confortable dont il perdit l'essentiel quand l'Oncle Sam a cessé ses libéralités sur le sucre; ce fut un rude coup. Il s'est retrouvé pauvre, malgré ses terres, et a dû sacrifier ses chères plantations, mais même sans le sou, il ne s'est pas déclaré battu. Il a tout recommencé à quarante-quatre ans, avec cette fois la responsabilité d’une épouse et de quatre enfants. Il a rebâti sa fortune et ses exploits financiers, sa capacité à négocier, sont aujourd'hui encore légendaires.
Il s'est forgé lui-même une éducation par une boulimie de lecture. Il fréquentait le vieux et célèbre Opéra français et s'y est formé à la musique, assistant systématiquement à toutes les représentations théâtrales de qualité. Il n'avait aucun vice, ne buvait pas, ne fumait pas, ne prisait pas, et tolérait mal ceux qui le faisaient. Il n'aimait pas les combats professionnels, les trouvant trop brutaux, mais il appréciait un beau match de catch.
C'était quelqu'un qui respectait la loi et qui était pour lui-même un législateur. Il ne réclamait rien pour son propre compte, mais aidait tous ceux qu'il rencontrait et qui avaient besoin d'assistance.
Ainsi était l'homme qui a épousé ma jolie et charmante mère française."
Madame Lazare Aron
Traduction d'Anny Bloch-Raymond.

Notes :
  1. Il est nécessaire de nuancer ces propos. Les recensements que nous avons consultés de 1850, 1860 en Louisiane, et les listes de malades à l'hôpital Touro à la Nouvelle-Orléans, indiquent que les métiers exercés par les dealers (un dixième à peu près de la population juive) mais aussi des bouchers, des cordonniers, des barmen, des épiciers, des boulangers, des marchands en grand nombre, des comptables, des employés, des tailleurs, des joailliers, des instituteurs, des dentistes et des propriétaires de magasin. Le métier de colporteur persiste jusqu'à la fin du XIXe siècle. Et l'on observe que ces derniers sont plus vulnérables que d'autres migrants: en 1869, les listes de malades de l'hôpital de Touro indiquent que sur 17 malades juifs, on compte 7 colporteurs. En 1884, sur 13 malades juifs recensés, on trouve 4 colporteurs. [Merci à Cathy Kahn, archiviste de l'hôpital Touro, de nous avoir indiqué ces listes.]    Retour au texte.
  2. Sur l'histoire des colporteurs et leur insertion dans le paysage du sud, voir Edward Cohen, The Peddler's Grandson, Growing up Jewish in Mississippi, NYC, Random House, 1999.    Retour au texte.
  3. Hasia Diner, “Wandering Jews : Peddlers, Immigrants, and the Discovery of "New Worlds". Je remercie Hasia Diner de m'avoir communiqué la conférence donnée dans le cadre du colloque de la Southern Jewish Historical Society, Charleston, 28-31 octobre 2004. Il semble que le statut de colporteur ait été également temporaire chez les juifs en Alsace. Freddy Raphaël et Dominique Lerch soulignent que sur les 54 colporteurs recensés entre 1854 et 1870, seuls 16 exerçaient cette occupation d'une manière habituelle, les autres le faisant à titre exceptionnel ou seulement une année ou deux, " Enracinement et errance : le colportage juif en Alsace au XIXesiècle", in Freddy Raphaël et Robert Weyl, Regards nouveaux sur les juifs d'Alsace, Strasbourg, Istra, 1980, p. 215-234 [p. 220].    Retour au texte.
  4. Stella Suberman, The Jew Store, a Family Memoir, Algonquin Books of Chapel Hill, 2001, p. 8.    Retour au texte.
  5. Cf. l'article cité note 3.    Retour au texte.
  6. Rudolf Glanz, "Early Jewish Peddling in America", in Studies in Judaica Americana, Krav Publishing House, 1970, p. 104-121.    Retour au texte.


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