(En même temps que nous demandions au savant critique Arsène Alexandre et au mordant Desgenais quelques lignes sur le grand artiste Alphonse Lévv, nous priions ce dernier de vouloir bien nous fournir quelques notes autobiographiques. Nous avons reçu la lettre suivante qui nous plaît dans sa franchise et que nous donnons telle quelle, certains que nos lecteurs la préféreront à toute interprétation.)

LA DIRECTION.


A. LÉVY. — LE JUIF A LA PALME. (Pendant les fêtes des Tabernacles, fêtes d'automne,
instituées pour chanter les bienfaits de la Nature et la fécondité du sol, les Israëlites
munis de palmes font leur prière du matin en agitant celles-ci en signe d'allégresse.)   
 

Vous me dites, Monsieur le Directeur, vous jugeant incompétent en la matière, faites donc vous-même l'historique de vos dessins, et comment cela vous est venu, comme dirait Alphonse Daudet. Mon Dieu, c'est bien simple, ce n'est pas en entendant chanter le rossignol mais c'est en entendant chanter autour de moi dans ma première jeunesse les beautés, les charmes du culte auquel j'appartiens. C'est en  remarquant tout son pittoresque que j'ai pris goût à le dépeindre avec mes faibles moyens. Elevé dans un milieu honnéte et simple, j'ai pu observer dès mon enfance les scènes gue je cherche à retracer, scènes villageoises et naïves, humouristiques (sic) souvent, moeurs et caractères d'une race non encore gâtée par le contact des grands centres. — Mes modèles je les choisis parmi les humbles, les villageois naïvement pieux pour lesquels les roueries de notre extrême civilisation restent encore un mystère, mes modèles n'ont pas encore franchi les bornes de leurs villages d'Alsace ou de Lorraine ce sont les aïeux de ceux que Drumont attaque si véhémentement aujourd'hui, mais je pense aussi des aïeux qui ne seraient pas toujours d'accord avec leurs petits-fils.

Je ne sais pas si, comme le dit Isaïe Levaillant, la race juive est la première aristocratie du monde — mais ce que je sais bien c'est que la race est vaillante, forte de ses vertus familiales, de sa sobriété, de sa ténacité, ce que je sais aussi c'est que toutes ces vertus s'annihilent, se transforment par le séjour dans les grandes villes. Oh ! alors mes modèles cessent de m'intéresser. Je trouve un charme infini à surprendre mes juifs dans l'accomplissement de leurs actes religieux, à les peindre dans certaines coutumes naïvement comiques même.

On m'a souvent fait le reproche de faire de la caricature, cela n'est pas mon intention, je crois que caractérisme serait plus juste, je crois procéder de Daumier dont je suis un grand, un fervent admirateur, mais le tour d'esprit des œuvres des Téniers et d'Ostades me plaît infiniment. Bien des fois l'on m'a dit de faire de beaux juifs, de belles juives hélas je me sais incapable de faire œuvre qui vaille avec les modèles de ce genre, cela ne me dit rien, je n'y trouve plus de pittoresque, — oh ! je sais, cela me fait du tort, c'est égal je ne me plains pas, on commence à reconnaître ce que je mets dans mes dessins et mes peintures et je suis déjà récompensé par les félicitations de quelques-uns non des moindres, mon ambition n'est pas lourde et tout ira bien tant que Dieu me laissant la santé du corps et de l'âme, je pourrai traiter les humbles scènes qui me plaisent, et dont il ne restera plus trace dans une vingtaine d'années.

alphonse lévy