Le plat de Séder
extrait de La double demeure - Scènes de la vie juive en Alsace


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Tiens, Reb Fromel ! Scholem Aleïchem! Salut. Vous voici quand même de passage pour une fois. Quand étiez-vous là pour la dernière fois ? Il y a trois ans, non quatre ? ... Mina, un petit verre, s’il te plaît, pour Reb Fromel, et un morceau de la tarte aux amandes ! De toute la Kehillah, la communauté, c’est elle qui fait les meilleures tartes, umbeschrie, mais elle n’admet pas que je lui fasse des misheberah, des compliments, elle en devient brauguès, vexée, vous la connaissez... Comment? très bien, Dieu merci, nous nous portons très bien, comme vous le voyez Reb Fromel. Que tout enfant yid se porte ainsi ! Qu’est-ce que je suis, moi, avec mes soixante dix-huit ans umbeschrie ? Un gamin, ma parole! Songez donc, mon père sélig a atteint les quatre-vingt dix-sept ! Je lis sans lunettes, je vais journellement à ma Schoul, je déguste ma douzaine de mazzeknepfles sans perdre l’appétit et ma Mina, umbeschrie, elle a dix ans de moins que moi, elle fait la cuisine, le ménage et court de la cave au grenier comme un furet.

Oui, nous nous portons bien, Dieu soit loué ! ... Ne vous retournez pas, Reb Fromel. Il a beau saluer, il peut attendre que je lui rende son salut ! Je ne puis plus le sentir. Depuis quand? Depuis deux ans. Il y a deux ans tout juste que le Schaufel, le vaurien, m’a fait le coup du plat que je n’oublierai pas, dussé-je vivre cent ans. Tenez, rien que d’y penser, ma bile s’échauffe. Mon plat de Séder ! Jamais yid n’a subi pire calamité !

Plat de Séder
Certes, nous étions bons amis autrefois ; d’ailleurs lui n’est pas brauguès à l’heure qu’il est et il me salue jusqu’à terre lorsqu’il me rencontre. Leurs enfants venaient nous voir journellement ; je leur racontais des Moschelich, des bons mots, et ma femme bourrait leurs poches de bonbons et de gâteaux à l’anis; pour Schabbess et Yontev, ils nous envoyaient les fleurs les plus odorantes de leur jardin, des fruits, des oeufs ; nous nous «revanchions» par des morceaux de poisson à la yid ou de schalet , il adorait ça, et, à Pessah, par des Mazzes et des knepfles. Mais fiez-vous à l’amitié d’un Esaü! Pour démontrer à son frère Jacob son amour, leur ancêtre ne trou­vait rien de mieux que de lui proposer de l’accompagner avec quatre cents cavaliers qui auraient galopé à qui mieux mieux et entraîné la maison de Jacob à la même allure; les enfants, les femmes, auraient pu en mourir, holilé, les bêtes, lehavdel, en périr! Mon Esaü n’a pas agi différemment. Mais je vais vous conter ce qu’il en est.

Vous avez remarqué sans doute, Reb Fromel, que mon plat de Séder ne se trouve pas à sa place sur le dressoir et pourtant c’est aujourd’hui Hol-Hamoëd Pessah. Mon beau plat de Séder! Mon bijou, fameux dans toute l’Alsace! Toutes les illustrations de la Haggodeh y étaient gravées, ma famille le con­servait pieusement depuis des centaines d’années. Il émerveil­lait les étrangers, vous-même vous l’aviez admiré chaque fois que vous veniez au village, et maintenant, hélas, où est-il ? Où ? Dans le débarras du hometz ! Un plat de Séder dans le débarras du hometz ! A-t-on jamais entendu cela? Comprenez-vous à présent le rauguès, la colère, qui me saisit à la vue de cet Esaü ?

C’était il y a deux ans, le soir du premier Séder. L’après-­midi, ma femme avait envoyé aux enfants de cet Esaü les premières Mazzes. Puis elle avait préparé la table du Séder, les trois nappes blanches, le plat, les gobelets d’argent, la Haggodeh à côté du plat, les Mitzvess, le raifort, la laitue, l’oeuf, enfin tout ce qu’il faut pour un Séder. Orné de coussins, le fauteuil d’Eliahou Hanovi, le prophète Elie, était dressé à côté du mien ; les carafes de vin brillaient sur le dressoir. Le cœur  joyeux nous allâmes à la Schoul... Nous nous doutions aussi peu du malheur qui nous guettait que vous, Reb Fromel, ne vous doutez de ce qui va arriver.

Nous revînmes le coeur joyeux. En ouvrant la porte, je sens un courant d’air: ma femme avait oublié de fermer la fenêtre de la cuisine. Je la clos et, le coeur toujours joyeux, nous en­trons dans la chambre du Séder. L’effroi me cloua au seuil. Si ma femme ne m’avait soutenu, je me serais écroulé.
- Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-il arrivé ? criait-elle.
Je ne pouvais que balbutier :
- La table! Le plat!

Ma femme y porta les yeux et faillit se trouver mal à son tour. Le spectacle qui s’offrait à nous, je ne le souhaite pas à mon pire ennemi ! Mon plat, mon beau plat de Séder, était rempli jusqu’aux bords d’une crème où nageaient des biscuits et que couronnaient des petits oeufs de Pâques en chocolat! Une carte de visite était placée en évidence sur la table, celle de notre Esaü, et il y avait dessiné élégamment "Joyeuses Pâques" ! Ma femme s’effondra dans le fauteuil d’Eliahou Hanovi, se lamentant à coeur fendre :
- Du hometz , du hometz dans ma maison où tout est yontevtik !
- Du hometz sur mon plat, le soir du Séder, clamai-je.

Et là-dessus, je courus de toute la vitesse de mes jambes chez le Rebbe, qui était juste sur le point de donner le Séder.
- Rebbe, venez ! Un Schlamassel, un malheur ! Je ne sais plus quoi faire.

Malgré son effroi, il me suivit aussitôt. A la porte il s’arrêta.
- Qu’est-ce à dire? Je vois que vous êtes en bonne santé tous les deux
- En bonne santé! m’écriai-je. Qui vous parle de santé? Le plat du Séder ! C’est du plat qu’il s’agit.
- Du plat de Séder? Et puis? Tiens, mais c’est une belle crème que vous avez là, savoureuse, avec des biscuits et du chocolat.
- Ah oui! Une belle crème ! Une crème treife ! Une crème hometztik ! voilà ce que c’est! Regardez la carte, vous la voyez ?
- En effet, pourquoi avez-vous accepté ce cadeau?
- Accepter ? Nous, accepter un pareil cadeau ? Non mais alors ! La malchance a voulu que ma femme oubliât de fermer la fenêtre de la cuisine. Tandis que nous étions à la Schoul, ils se sont introduits dans la maison, ont emporté le plat, l’ont rempli et l’on rapporté. Esaü m’a démontré son amitié ! Rebbe, que devons-nous faire? Du hometz dans ma maison le soir du Séder! Mon plat treife ! Comment devons-nous donner le Séder? Comment fêter le Yontev ?
- Que Dieu vous préserve de ne pas donner le Séder, de ne pas fêter le Yontev ! Je vais vous envoyer ma bonne. Elle rapportera le plat à votre voisin et lui dira que vous n’avez pas le droit de manger pareille chose à Pessah et qu’il ne doit vous restituer le plat qu’après Pessah. Remerciez-le quand même de son attention.
- Moi, le remercier? Le Soten, le Satan, le remerciera.

Le Rebbe partit et nous fîmes comme il avait dit. Mais depuis, à Pessah, mon beau plat de Séder est au débarras du hometz, et le Séder nous fait penser plus encore qu’auparavant à l’amertume dont nos ancêtres ont été abreuvés en Mitsraïm, en Egypte.


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