REACTIONS DES INTELLECTUELS JUIFS D'ALSACE AUX DEBUTS DE L'ETAT D'ISRAEL

Nous présentons ci-dessous plusieurs extraits d'articles du Bulletin de nos Communautés, publiés à l'occasion de Yom Haatzmaouth, le jour de l'Indépendance de l'Etat d'Israël, de 1949 à 1951. Si nous ne donnons pas le nom de leurs auteurs, c'est parce certains articles ne sont pas signés, et pour les autres ont été rédigés par des personnalités dont l'opinion a pu notablement évoluer au cours des années. Il est intéressant de remarquer que tous les signataires, sans exceptions, se sont installés en Israël par la suite, même si certains ont attendu l'âge de la retraite pour le faire.

A la lecture de ces extraits d'articles, on éprouve avec le recul un certain étonnement devant le décalage entre les préoccupations des porte-parole de la communauté strasbourgeoise concernant l'Etat d'Israël, et la réalité que connaissait cet Etat à la même époque : au sortir d'une guerre particulièrement meurtrière, il devait faire face à une situation économique des plus précaires tout en accueillant un million d'immigrants venus des pays arabes. On ne trouve guère de reflet de ces réalités dans les éditoriaux des Juifs de France à la même époque. Il n'est pas moins frappant de constater que les débats qui s'ouvrent dans ces lignes, écrites il y a plus de cinquante ans ont conservé aujourd'hui toute leur acuité et que de nombreux intellectuels y font écho, aujourd'hui encore, en France comme en Israël…

FRANCE ET ISRAEL
Bulletin de nos Communautés 1949


Quelle que soit la solution que nous entendons apporter au problème que pose, pour nous Juifs français, la création d'une nationalité israélienne, il est clair que nous nous trouvons placés au carrefour de deux civilisations, dont les échanges promettent de prendre un jour ou l'autre l'aspect de relations entre deux Etats distincts et égaux en droits. (…)
De nombreuses associations, dont la fusion est à l'étude, se sont fondées ces derniers temps pour encourager les contacts entre le nouvel Etat et la France. Il s'est agi surtout du domaine commercial et du domaine politique. Mais si en Israël le Judaïsme vit encore, - et c'est ce qu'on croit voir nettement, encore que certaines apparences semblent donner raison aux Cassandres, - c'est le rayonnement spirituel de cette minuscule république qui doit au premier chef, nous intéresser.
Or il semble que dans ce cas aucun des deux courants sentimentaux qui nous animent n'aient à souffrir, Car il est aussi avantageux pour la vieille France de concourir à l'essor du jeune Israël, nous semble-t-il, qu'au nouvel Etat de profiter des inspirations de la culture française.

RETOUR AU GHETTO ?
Bulletin de nos Communautés - Vendredi 18 mars 1949

…entre l'assimilation et le retour au ghetto, l'Histoire nous apporte aujourd'hui une troisième solution : Eretz Israël. L'essai de Mendelssohn, d'émanciper le Juif, en tant qu'individu, a abouti à l'échec et à l'assimilation. Le fait israélien est un nouvel essai d'émancipation des Juifs, mais en tant que collectivité nationale. Et il n'est pas impossible que là où l'individu a lâché prise, la nation ne réussisse.
Le fait israélien est donc aujourd'hui le fait juif par excellence. Que l'on soit sioniste ou non, peu importe. C'est de l'échec ou du succès de l'expérience nationale que dépend le visage du judaïsme de demain. Mais peut-être est-il important de se rendre compte que, loin d'être une solution définitive du problème juif, l'Etat Juif est une solution provisoire, c'est-à-dire une nouvelle question.
Question qui ne peut pas être résolue dans une discussion sien abstraite, car elle est un des éléments autour desquels oscille éternellement la Vie juive. Et c'est là que gît le messianisme de notre peuple, c'est-à-dire la condition humaine poussée à l'extrême.


L'ÉTAT D'ISRAEL A LA LUMIÈRE DU MESSAGE DE CHOVOUOS
Bulletin de nos Communautés - Vendredi 27 mai 1949

La résurrection de l'Etat d'Israël n'est qu'une résurrection partielle. Le facteur religieux est absent du fait que sa renaissance n'implique pas la reconstruction du Temple ni, en conséquence, le rétablissement du culte sacerdotal avec l'armature de prêtres. Par voie de conséquence encore, il ne peut être question de la remise vigueur des lois de la Thora qui ont trait au culte sacerdotal. Seule une intervention divine, dûment attestée des prophètes authentiques, pourrait remettre en vigueur cette partie de la Thora qui a trouvé son application à l'époque des deux Temples de Jérusalem.
En attendant la réalisation de cet idéal messianique, quel est le devoir du premier gouvernement israélien post-exilien ? Il est exactement identique à celui de toute Communauté juive constituée. De même que celle-ci est gérée sur le plan administratif par des notables laïcs, le gouvernement est, composé de laïcs. De même que pour toutes les questions religieuses on recourt à la compétence du rabbin ou d'un érudit en matière religieuse, le gouvernement doit recourir aux chefs religieux du pays d'Israël. A notre connaissance, il en est ainsi fort heureusement et les nombreux Psakim (décisions hala'hiques) publiés par l'organe du grand rabbin Herzog en font foi. Il nous souvient, par exemple, que lors de la fondation de la Faculté de Médecine sur le Mont Scopus, le gouvernement s'était adressé aux autorités religieuses du pays pour la question de dissection. C'est là, nous semble-t-il, le maximum de "l'ingérence" des organes religieux dans les affaires gouvernementales.
Au lieu d'adresser des admonestations au gouvernement, il convient de mettre tout en oeuvre pour créer l'élite religieuse dans le pays d'Israël. Celle-ci, initiée aux doctrines de la Thora, finira par rallier une notable partie de la masse du peuple qui fait l'opinion publique. Une fois pénétrée de respect pour cette élite, elle imposera aux députés de la Keneseth la charge de ne voter que des lois en conformité avec la charte religieuse. Sans cette élite, nous assisterons au lamentable duel qui, tout au long notre histoire, a opposé le roi et le prophète, les prêtres prévaricateurs et les hommes de Dieu.
C'est là le message de Chovouôs. A l'élite de donner l'exemple de la vie vertueuse, de l'union et de la concorde, d'être pénétrée de sainteté, et alors, sans nul doute, le peuple, avec joie et reconnaissance, acceptera de suivre ses directives et préparera la venue des temps messianiques.


MA NICHTANO HALAILA HAZE ?
Bulletin de nos Communautés - Vendredi 20 avril 1951

Sans vouloir pousser la comparaison jusqu'au bout, nous devons avouer que l'attitude courante de nos jours tient dans cette dernière catégorie. Le Chééno yodéa lichaul est devenu l'homme qui ne sait pas poser le problème ou, plutôt, il le pose fortement axé sur un comportement de béat opportunisme. Que faut-il penser, en effet, de ces invraisemblables élucubrations, publiées ces jours-ci par une revue parisienne, où un auteur, en dépit de toute évidence, prêche le maintien d'Israël dans les pays de la Gola ? Si, au moins, il s'était borné à la déclaration du refus de s'associer aux efforts de la consolidation de l'Etat d'Israël, on aurait pu le ranger dans une catégorie déterminée. Mais, partant de l'idée saugrenue que Gola, Galuth sont des termes impliquant la misère et l'oppression. alors qu'en réalité ils ne signifient qu'éloignement de la Terre ancestrale et qu'ils s'appliquaient aussi bien à l'âge d'or du Judaïsme espagnol qu'au bonheur de vivre en France, l'auteur escamote purement et simplement l'existence du berceau du Judaïsme et partant l'obligation d'y vivre. Il est vrai et quoi qu'il en coûte de le dire, il ne faut pas se dissimuler qu'en l'état actuel des choses, l'Etat d'Israël est bien plus un Etat laïque qu'une théocratie ; qu'une notable partie de ses habitants sont plus éloignés du traditionalisme que ne le sont les Juifs dans aucune partie hors d'Israël. Loin de souscrire aux conclusions qu'on en tire pour appuyer une thèse combien fragile, nous dirons que dans la mesure où nos valeurs ancestrales sont en danger, nous qui les vivons, nous avons l'obligation sacrée de veiller, par notre collaboration, à la sauvegarde de notre patrimoine qui, sans notre concours, pourrait s'effriter davantage.
Voilà la vérité : toute autre attitude est entachée d'opportunisme qui n'a pas le courage de dire son nom. Nous avons dépassé le stade du Juif de la Révolution, des premiers tâtonnements de l'émancipation ; conscients de l'égalité qui règne entre tous les citoyens de notre pays, nous pouvons, sans crainte, regarder la vérité en face et la proclamer devant qui veut l'entendre.
Quiconque tirerait de ce qui précède la conclusion d'un nouvel exode massif vers l'antique terre de Canaan, agirait avec une hâte trop précipitée. Chacun sait que la terre d'Israël est limitée géographiquement et que, en premier lieu, elle doit servir d'asile à ceux que la Gola opprime. Mais il est indispensable pour nous d'unir pour le moins nos efforts aux efforts surhumains entrepris en Israël, de considérer comme un devoir historique notre attachement au sol ancestral et d'éviter que le cri de Lachana haba, scellé par le sang des meilleurs d'entre nous, ne sombre dans l'indignité d'une comédie.


VOIES SANS ISSUES
Bulletin de nos Communautés - Vendredi 18 mai 1951

Nous venons de célébrer il y a quelques jours le troisième anniversaire de l'Etat d'Israël. Et c'est certes avec raison que nous entonnons le Hallel pour remercier Dieu de nous avoir accordé la joie de vivre le début de la réalisation des promesses faites à notre peuple, il y, n bien des siècles. La joie de l'événement ne doit cependant pas nous empêcher de fixer bien en face les réalités de la situation présente malgré la part de désagréable qu'elles peuvent comporter. Un simple exemple suffira à exprimer notre pensée: lors des Maccabiades, qui se sont déroulées l'automne passé en Israël, il y eut une prestation de serment des athlètes comme il est de coutume dans ces grands jeux du stade. Voici quel en fut le texte édifiant s'il en est : "Ecoute Israël, Israël Notre Destinée, Israël est Un". Tous ces athlètes juifs rassemblés des quatre coins du globe n'ont rien trouvé de mieux pour exprimer leur fraternité qu'une parodie du Chema. Cet exemple, choisi parmi mille autres, illustre avec une particulière clarté l'une des voies aberrantes dans laquelle s'est engagée une fraction importante et toujours grandissante du peuple juif qui est celle du nationalisme. On peut facilement dégager la substance de ce nationalisme dans le texte cité: il se formule implicitement comme substitution d'Israël en tant que Nation au Dieu d'Israël, c'est-à-dire dans l'attribution à Israël de toute l'action divine, ce qui conduit logiquement à la négation de la Divinité, ou bien encore, à considérer Dieu comme une création du peuple d'Israël, ce qui revient à peu près au même. Ce faisant, le nationalisme juif ne manifeste aucune originalité puisqu'il ne fait que reprendre à son compte toutes les prétentions des nationalismes du style XIX° siècle dont l'expérimentation du XX° siècle fournit les Etats totalitaires modernes. Ce manque d'originalité se comprend fort bien, puisqu'il s' agit précisément pour les nationalistes juifs, d'assimiler le peuple juif à tous les autres peuples, l'histoire du sionisme depuis "L'Etat Juif" de Herzl jusqu' à la création et le développement de l'Etat d'Israël est pleinement révélatrice de ces tentatives de sacralisation de l'Etat.
(…)
Si les nationalistes se penchaient sur le passé d'Israël, ils comprendraient certes que si Israël est apparu dans l'histoire du monde à une époque tardive alors que des grands empires existaient déjà, ce n'est certes point en vue de devenir une Suisse du Moyen-Orient, et si, des générations durant, nos ancêtres ont traversé espaces et temps, ce n'est sans doute non plus pour constituer un Etat comme les autres. Israël a été le fruit d'une promesse faite à nos ancêtres par Dieu, l'histoire de la naissance de ce peule est la plus extraordinaire qui soit : celle du passage d'un immense troupeau d'esclaves, à la constitution d'un Mamle'hes Kohanim vegoy kodauch, c'est-à-dire d'une lignée de prêtres et d'un peuple saint. Et ceci est en même temps la réponse aux tenants d'une idéologie purement re1igieuse de la réalité juive : l'accès au kodauch,, au sacré, ne peut se faire qu'au travers le Goy kodauch, la collectivité sacrée.
Nation ou religion à elles seules ne sont que des voies sans issue si elles ne coïncident pas intégralement. L'acceptation du joug de la Tora dans son intégralité peut conférer son caractère d'authenticité à la réalité juive dans le monde.


DIX ANS APRES LA CREATION DE L'ETAT…
Il aura sans doute fallu dix ans pour que les Juifs en Alsace comprennent quel étaient réellement les enjeux de la création de l'Etat, comme en témoigne ce dernier article, signé de la plume de Claude Hemendinger :

ISRAEL AN X
Bulletin de nos Communautés - Vendredi 18 avril 1958

II est devenu fort malaisé d'écrire quelque chose d'original au sujet d'Eretz Israël, Les reportages, statistiques, conférences ou films ne se comptent plus. Par la plume, la voix ou la pellicule, tout le monde connaît depuis les pensées intimes des dirigeants du jeune Etat jusqu'aux performances des vaches et des poules israéliennes. Une enquête plus réelle a été faite par les innombrables juifs du monde qui ont pris contact, ou vont se rendre en Terre Sainte, afin d'avoir une relation intime avec leurs frères de Sion. S'ils ne sont pas restés des touristes au sens que donnent à ce mot les agences de voyage et... la population israélienne, ces derniers auront senti la grandeur de l'événement qu'il a été donné à notre génération de vivre. D'abord, et il faut que cela soit dit, malgré le sentiment de fierté et de joie légitime des juifs de l'exil, ces derniers doivent avoir l'intime conscience que le mérite, la responsabilité de ce qui s'est construit en Terre Sainte est uniquement le fruit du labeur et des souffrances, des grandeurs et des misères de leurs frères à Sion. Ils peuvent avoir l'honneur d'y contribuer fort modestement; il est regrettable que le président Ben Gourion se soit trouvé contraint de le rappeler lors des débats qui sont encore présents à toutes les mémoires.
Pour les juifs d'Israël, le dixième anniversaire de l'Indépendance n'est pas une fête nationale comme toutes les autres ; il ne le sera pas, à plus forte raison, pour les juifs et la Diaspora. Trop de tragédies ont entouré la naissance du jeune Etat, trop de signes éclatants de la Providence divine ont accompagné ses premières dix années pour que quiconque puisse affirmer "mes mains ont fait cela". Le rationalisme tel qu'il savait exalter à la fin du XIX° siècle, au début du XX°, a engendré tant de catastrophes qu'on ne se sentirait pas le coeur de recourir à ses idées désuètes ou à son imagerie avaleuse de hampe. A l'heure de la conquête des espaces sidéraux, de la lutte planétaire contre la faim, au moment où d'un point de vue stratégique les frontières n'ont plus de signification et où le monde espère voir tomber les barrières économiques et culturelles, cela serait bien dépassé et bien indigne des descendants des Prophètes, porte-parole du plus large universalisme.
Quel contenu, donc, donner à notre joie, quel sens à notre allégresse ? Dans l'état de mortelle faiblesse, exsangue après la plus atroce persécution de son histoire, ses centres spirituels les plus importants détruits, la communauté d'Israël, il y a quinze ans, pouvait désespérer de son devenir. Certes, l'antique promesse, la foi en la sauvegarde par "le reste" d'Israël, l'amour du Saint d'Israël, de sa Loi résidaient encore au coeur de nombreux juifs, de beaucoup de familles juives. Certes, quelques égarés sur les sentiers de l'assimilation avaient, harcelés par l'ennemi d'Israël, de son Dieu, de sa Loi, ébauché un retour vers le patrimoine ancestral. Mais la communauté d'Israël, dans sa totalité, pleurait son passé et envisageait l'avenir avec lassitude. Il fallait un signe, une lueur d'espoir, une manifestation de la Providence. Qui pourra nier que la naissance de l'Etat d'Israël n'était ce signe?
Il n'est que de constater quel élan elle engendra dans toutes les dispersions. Presque toutes les expressions de ce qu'il est convenu d'appeler un renouveau de la conscience juive ont leur point de départ direct ou indirect, autour d'une idée émanant de la Terre Sainte, d'un homme en venant. Parfois même, un mouvement de conscience juive naît en opposition avec ce que représente l'Etat d'Israël ; quelle preuve plus éclatante que le pays de la promesse est redevenu le coeur d'Israël ?
Ce n'est pas "précipiter la fin" , forcer les desseins de la Providence que de prétendre que l'un des préludes à l'époque messianique est en train de s'accomplir. Il n'est que de constater sur les routes, les marchés et les places d'Israël la réalité du rassemblement des exilés, du Kibboutz Galouyoth. En termes moins théologiques : chaque juif dans le monde, chassé, vilipendé, poursuivi peut, s'il le désire, trouver un home en Terre Sainte. Ce fait indiscutable, même si beaucoup de traits du nouvel Etat paraissent critiquables pour des raisons religieuses ou autres, suffit à désarmer toute objection quant à l'existence même d'un Etat juif. Le rassemblement des dispersés n'est pas seulement un argument opportuniste, il est un sentiment profondément ancré au cœur de chaque Israélien. Il y a une quinzaine d'années quand, ayant échappé miraculeusement aux ennemis d'Israël, nous arrivions avec quelques camarades à un havre de paix et de régénérescence que les pionniers d'Israël nous avaient préparé au bord du lac de Tibériade, nous avons vu une vieille femme qui peinait en récurant les planchers des chambres qui nous étaient destinées. Nous avons voulu l'arrêter, mais elle, nous écartant, nous dit: "C'est dans la norme qu'une juive de soixante ans se fatigue afin d'apporter un peu de bien-être à d'autres juifs qui ont souffert".
(…)
La création israélienne a déjà beaucoup à son actif. S'il faut déplorer que ce soit surtout dans le domaine de la matière, c'est parce que c'est d'abord avec elle qu'elle devait se mesurer. Elle a victorieusement relevé le défi d'une nature hostile défendue par des hommes amants du désert. L'éclosion d'une civilisation dynamique luttant contre la désolation, la maladie, la faim est dans le plus pur esprit de la tradition juive qui s'exprime moins par des postulats de principes et de doctrine que par des créations tangibles, des gestes réels. (…)


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