Chalom Jésus !
par Jacquot Grunewald

A l'occasion de la parution du livre de Jacquot Grunewald (Albin Michel - 2000), les Editions Albin-Michel ont bien voulu nous autoriser à en présenter ici un chapitre :

Chapitre 14 : Come back

Dimanche 18 octobre
28 tichri

Châtaigniers et genêts. Partout des genêts. Soudés à leur tige rêche aux nervures fortes, les fleurs de soufre résistent à l'amateur de bouquets avant, qu'à son tour, la caillasse fasse céder le cycliste des villes. J'ai couché le vélo dans l'herbe haute et j'ai marché vers la grande croix sur la colline. Mon regard fixe le Christ martyr, s'arrête sur la rouillure du bois, là où les clous de fer percent ses pieds et les mains écartées. Le visage triste, cassé sur la poitrine ou penché sur l’épaule, doit se confondre dans ma mémoire limousine avec des dizaines d'autres silhouettes écartelées, qu’en France laïque, l'enfant rencontre au détour des chemins et devant les grilles des églises. Mais ce dont je suis sûr de me rappeler, ce sont les quelques mots au bas de cette croix, plantée sur un chemin de sable, au bord d’un champ de seigle qui se perdait dans l’horizon boisé. Gravés dans le socle de pierre, les lettres colorées de noir criaient : “Voyez, vous qui passez, s’il est une douleur pareille à ma douleur”. Plus bas et entre parenthèses une écriture penchée avait ajouté : “Lamentations” suivi d’une référence chiffrée.

Je ressentais la souffrance de l’homme crucifié, mais sa prétention à souffrir plus que d’autres me révoltait. C’étaient les années de l’immédiate après-guerre ; on écoutait alors le récit des combats mais aussi des tortures subies par les Résistants. Je lisais dans le Bulletin de nos Communautés d’Alsace et de Lorraine qui, tous les quinze jours, arrivait à la maison, la liste des Juifs libérés des camps et, aussi, toujours plus longue, plus désespérante, les noms de ceux qui ne reviendraient pas. Je n’avais certainement pas une claire connaissance de ce qu'on appellera la “choa”, mais ces lettres gravées dans la pierre me paraissaient profondément injustes. Il y avait, vous le savez vous qui passez… il y avait tant de souffrances ! Pourquoi “sa” douleur était-elle plus forte que celle de la cohorte des déportés ?

En rentrant, j’ai dû chercher – ou demander – de quelles “Lamentations” il s'agissait. La réponse me laissait avec des sentiments partagés. D’une part, j’étais indigné qu’on mette dans la bouche du Dieu des chrétiens un verset de la Bible ; mais j’éprouvais aussi une certaine fierté. Quoi ! même les Goïm citaient la Bible… Quant au verset lui-même, je l'avais lu en hébreu – que je savais peu – au jeûne du 9 av qui commémore la destruction du Temple et de Jérusalem. Dans le Livre des Lamentations, c’est Jérusalem qui crie sa douleur : “Voyez s’il est une douleur pareille à ma douleur – que L'Éternel m’a infligée au jour de son ardente colère”. C’était la souffrance d’une nation, des pauvres survivants de la Jérusalem martyrisée, ayant perdu leur patrie, leur identité, et l’amour que Dieu leur portait, emmenés en déportation par delà le désert brûlant d'août.

Plus tard, j’ai appris qui tu étais ; que tu as souffert, rabbi, de la souffrance des Juifs. Car, dès avant le chemin de la Croix, il y avait l’interminable chemin des croix ; le dernier chemin des Juifs crucifiés, de milliers de Juifs crucifiés dont personne ne sait plus l’histoire ni les noms, suppliciés par l’occupant romain de la Palestine. À l'instar des Hasmonéens, un siècle et demi plus tôt – qui réussirent, eux, à battre les troupes d’Antiochus Épiphane –, ces Juifs voulaient bouter l'ennemi hors d’Érets-Israël. Ils voulaient mourir pour la patrie-est-le-sort-le-plus-beau. Ou pour Dieu-L'Éternel-est-Un. Ils ne faisaient pas la différence. Auraient-ils dû patienter, laisser passer la Colère ? Ont-ils eu tort ? Ont-ils eu raison ? L’Histoire, dont on aime à dire qu’elle jugera, n’en sait toujours rien. Il y a une vingtaine d’années, Yehochaphat Harkabi écrivait qu’à l’époque de la grande révolte contre les Romains, les Juifs de Galilée furent épargnés pour avoir choisi l’attentisme. Des professionnels de l’Histoire semblaient lui donner tort. Tort, mort, sort... le plus beau. Voyez, vous qui passez !

Rabbi, tu es mort pour rien. Tu n’as pas combattu l’occupant romain – comme l’espéraient ceux qui voyaient en toi le Messie-Libérateur ; tu ne fus pas non plus un martyr de la foi. J’ai beau lire les Évangiles et les relire encore : parmi tes propos, il n’y a pas une idée, pas un principe que les rabbins du Sanhédrin pouvaient invoquer pour réclamer ta mort. Tu as tenu leurs discours, répété leurs enseignements ! Tu n’as pas aboli un seul iota de cette Tora que vous aimiez en commun. Certes, tu t’es proclamé Messie et Prophète, fils de Dieu… Mais tous les Hébreux se prenaient – se prennent – pour les enfants de Dieu ! Quelquefois, tu aurais pu user d’autres termes, être moins blessant. Mais on ne condamne pas un homme à mort pour une faute de style. Sans doute, les rabbins et les hommes du Livre voyaient-ils en toi un être exalté. Tu n’étais pas le seul en cette époque difficile.

Aujourd’hui, aussi, on les aperçoit, le regard dans les étoiles, marchant en plein le jour à Méa Chearim, Roméma, Sanhédria… C’est près du Mur qu’ils sont le plus nombreux. Ils avancent, glissent à l’ombre légère des grenadiers rouges qui rendent au ciel l’azur du premier Jour. Souvent on voit leurs lèvres bouger... On devine Dieu qui entend leur discours. Quand vient le Chabat, ils se couvrent de blanc, pour que leur habit réfléchisse la pureté de leur âme, impatients d'accueillir le Royaume. Le passant les regarde d’un œil habitué. Ou fatigué. Voilà deux mille ans et plus encore que le Juif regarde des hommes en blanc – ou des hommes en noir ; il a bien le droit d'être fatigué. Un Sanhédrin pouvait-il mettre à mort pour crime de messianisme, de prophétisme ? Pour crime d’espoir !

Le Talmud traite abondamment de la peine de mort. Mais on l’appliquait peu. Quelques décennies après toi, Rabbi El’azar ben ‘Azaria ne se souvenait plus si la Michna qualifiant de “meurtrier” un Sanhédrin ayant prononcé la peine de mort “une fois tous les sept”, désignait une cour qui avait arrêté l'ultime sentence, une fois en sept ans ou une fois en soixante-dix ans ! Sur quoi, rabbi Tarfon – qui, pour en avoir été témoin, se souvenait d'événements au moins antérieurs à l'an 62 – et Rabbi Akiba ont tenu à préciser que s’ils avaient été juges, eux, jamais personne n’aurait été condamné à mort… Et toi, rabbi, le Grand Sanhédrin aurait décidé ta mort et t’aurait livré aux Romains à fin de crucifixion, sachant la mort horrible et ignominieuse que l’occupant faisait subir à ses victimes !

Les auteurs des Évangiles – et leurs traducteurs en grec – avaient pour objectif de proclamer la caducité du judaïsme, de lui substituer une doctrine nouvelle ; leur condamnation des “scribes et des pharisiens”, promoteurs et défenseurs d'une institution dont ils souhaitaient la fin, ne méritent pas crédit. Aucun observateur objectif ne jugerait autrement... D’autant que, soucieux de se ménager les faveurs de Rome, les évangélistes ou leurs traducteurs grecs voulaient blanchir Ponce Pilate. Les enseignements de Jésus, ils les présentent comme ils l'entendent, et si on peut en accepter le contour, on ne peut pour autant considérer ces rapporteurs comme des écrivains impartiaux. L’un d’entre eux, Luc, proclame d’emblée qu’il n’a pas été témoin des événements qu’il va consigner “après s'en être informé exactement.” Au IIe siècle, Papias, évêque de Hiérapolis, déclarait, à en croire Eusèbe de Césarée, que Matthieu a rassemblé les actes et les paroles de Jésus (les logia) “en dialecte hébraïque”, c’est-à-dire en araméen et que “chacun les a traduits comme il a pu”. Ainsi, même lorsque le témoignage n'est pas de seconde main, ses rédacteurs l'on traduit “comme ils ont pu”. Si on se rappelle, enfin, que l'objectif des évangélistes fut la prédication avant tout, si on considère les variantes d'un Livre par rapport à un autre, on admettra que notre connaissance de la vie, des propos et de la mort de Jésus sont fragmentaires à l'extrême.

Mais je n’ai pas d’autres sources, rabbi ! Alors, je m’interroge pour savoir ce que tu as dit, et ce que tu as dit autrement. Ou ce que tu n’as pas dit du tout. La plupart du temps, ce genre d’exercice est stérile. Je sais pourtant, à lire les Évangiles, que tu as cédé au chatoiement du martyre. L'ancienne liturgie chrétienne évoque ta “passion volontaire”. Tu connaissais Caïphe ; tu connaissais Pilate. Tu savais dans quel abysse avait sombré la grande prêtrise dont les titulaires étaient nommés par Rome. Les procurateurs tenaient sous verrou les tuniques indispensables au service sacerdotal et les rabbins – tu en étais ! – n’avaient guère de respect pour les hommes à la tiare, férus de politique mais ignorant de Tora, assoiffés d’honneur et avides de rapines. Tu connaissais les propos de Caïphe – car tout se savait et se répétait dans la petite Palestine – qu’il valait mieux livrer un dissident plutôt que de laisser courir le risque d’une répression massive. Tu savais que cette menace te visait… Alors pourquoi es-tu monté à Jérusalem, es-tu allé au devant de la mort ? Pourquoi as-tu gardé le silence devant les accusations de Caïphe et de Pilate ? Pourquoi avoir eu l’air de confirmer au préfet de Rome que tu réclamais la charge royale ? Mourir pour Dieu-le-sort-le-plus-beau ?

Selon les chrétiens, Jésus a ressuscité. En elle-même, l'idée ne devait pas choquer les maîtres du Talmud. Les théologiens juifs pouvaient accepter le concept théorique d'une résurrection. Mais ils n’ont jamais imaginé qu’elle s'est appliquée en faveur de Jésus. Pour les Juifs, l’histoire de Yéchou a pris fin au séder quand il annonça sa mort, son retour et l’avènement du Royaume ; elle s'est arrêtée sur l'image d'un homme qui se voulait Messie, abandonné des foules et de ses disciples, aussi, qui n’ont rien tenté pour l’arracher à la torture et à la mort.

Si seulement l'histoire avait pu s'arrêter là. Ils l'auraient bien voulu, les Juifs… Pas leur destin, mais l'Histoire, celle qu'on leur imposait, qu'ils subissaient, siècle après siècle depuis le Moyen Âge, victimes d'une haine que la mort de Jésus exacerbait. Jésus vit ! clamaient les chrétiens, qui vengeaient sa mort en tuant ses frères de sang. Si seulement, gémissaient-ils sur les bûchers de Blois... Si seulement, criaient les juifs, dans la synagogue d'Ostropol mise à feu, le souvenir de Jésus avait péri avec lui.

Le crient-ils, toujours ? Le veulent-ils toujours ?

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