La tentation du Rabbin Fix


Le Rabbin Fix est de retour !
Un tout nouveau livre de Jacquot Grunewald, intitulé La tentation du rabbin Fix vient de paraître. Après L'homme à la bauta, voici une nouvelle aventure du rabbin Fix, qui se passe cette fois entre Jérusalem et à Paris. En voici le premier et le début du second chapitre...


© Editions Albin Michel, 1 avril 2005
Format : Broché - 289 pages - 16,90 €
ISBN : 2226159576
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Gloria

Je te rends grâce, Maître,
pour le Dibour du jour
le Kalâm de la nuit
le Verbe qui se fait chair.

Maître !
Toi seul es Toi,
Toi seul es grand.
Je méprise qui tu méprises,
Je hais qui tu hais

Par l'esprit présent
de notre père Balaam
soit honni qui je dis
maudit qui tu maudis.

Que ne trébuche ma langue,
ni la bouche à feu,
ni le glaive aux deux flammes
au Logos unis.

Extrait du Manuel

 

1
« Cette manie de bêtifier, avait-il pesté. David devient Doudou, Abraham – Avi, Benjamin – Bibi ! » Mais comme ceux de la chambrée et le personnel de garde, ainsi que les médecins et les infirmières, entérinés par le service du nettoyage unanime, disaient : « Chalom Doudou », interrogeaient : « Hacol be-séder Doudou ? », il avait fini lui aussi par dire Doudou.
– Je t'aime tellement, mon Doudou...
Pâle, la tête soutenue par une minerve, si petit dans le lit d'hôpital, l'enfant fixait son grand-père de ses beaux yeux noirs. Le regard restait sérieux – bien trop sérieux, soupirait Fix, pour un bambin de six ans. Il avait les traits délicats de sa mère, son nez, ses lèvres, qu'on aurait dit ciselées par un ancien maître. Aucun son ne sortait de sa bouche. Mais quand Fix lui prenait la main, il sentait les petits doigts qui répondaient. Alors, il se tournait vers la fenêtre, faisait semblant de regarder les vallons chauves à perte de vue et, du revers de sa manche, essuyait une larme.

Deux jours plus tôt, ce premier lundi de septembre, le rabbin Théodore Fix et sa femme revenaient de Sestrières, ivres de matins clairs et des silences des nuits. Ils avaient fait le plein d'infinitudes, de pics et de profondeurs, de prés colorés que le vent excite, là où les vaches alpines sages et pesantes apprennent aux porteurs de portables à ralentir le temps. Elisabeth s'y exerçait en réintégrant leur appartement de la rue de Rennes. Elle parlait de leur dernière randonnée, de la montée sur Courchevel, d'autres étés, de « nos vertes années, quand c'est nous qui courions la montagne »...
– Tu exagères ! Tu grimpes comme un bouquetin, pardon, s'était-il repris parce qu'elle faisait la moue, tu grimpes comme une gazelle. Il faut nous discipliner pendant l'année, aller courir au moins les dimanches... ne serait-ce qu'au Luxembourg.
Il sortait son gros pull du sac à dos, quand le téléphone avait sonné.
– Déjà ! Ils pourraient nous accorder le quart d'heure de grâce.
Il avait maugréé, décroché, sûr que l'administration consistoriale le dérangeait inutilement.
C'était Louis :
– Vous avez entendu la radio ?
Quand son fils avait ajouté : « Ne vous inquiétez pas... », Fix avait senti ses genoux se dérober sous lui. Il avait demandé :
– Qui ?
Sa voix devait trembler, car Elisabeth portait la main à sa bouche, comme pour retenir un cri. L'écouteur plaqué sur l'oreille, il s'était entendu lui dire :
– Ce n'est rien... Légèrement blessés... Laisse-moi écouter...
– David est atteint à la gorge, disait son fils. On va l'opérer dans quelques instants. Ils l'ont mis à Hadassa, au mont Scopus. C'est de là que je vous appelle. Heureusement, Bébé-Ju n'était pas avec eux. Rivka a perdu beaucoup de sang. Elle est surtout commotionnée...

« C'est la première Yéménite au monde à porter le nom de Fix », aimait dire Théodore Fix de Rivka, belle, hâlée, altière comme la Choulamite dont le cou, dit le Cantique, arborait mille boucliers. Louis l'avait aimée au premier jour, dans un kibboutz de la plaine, à la cueillette des oranges. Ils s'étaient mariés deux mois plus tard et avaient emménagé dans le quartier de Guilo, à l'extrême sud de Jérusalem, juste en face de Bethléem la Palestinienne, dont les séparaient seulement un jardinet, un champ d'oliviers et la nouvelle route qui mène aux tunnels. C'est là, quatre années après « Oslo », dans un climat de paix espérée, qu'était né David. En ces temps-là, les bergers arabes faisaient paître les chèvres sous leurs fenêtres. La petite Judith, elle, connut les tirs dès la troisième semaine de sa jeune vie. En témoignaient deux impacts dans le mur du salon. Et l'épaisse vitre blindée que la municipalité mit en place plus tard gardait en ses anneaux concentriques – pareils à ceux que le caillou de l'enfant trace en touchant l'eau –, figée dans la masse et à hauteur d'homme, la balle de cuivre tirée d'en face par un fusil à lunette. Depuis, à la place du berger et de ses chèvres, un tank de Tsahal faisait le guet.
En juillet, Elisabeth était partie embrasser la couvée. Elle était revenue rassurée, ou avait fait semblant, et Fix s'était laissé tranquilliser. Et voilà que le fragile écran de la routine et de ses illusions tombait...
– Non, corrigeait Louis, ce n'était pas à Guilo. Un autobus... Quatre stations plus loin... Un type qui s'est fait sauter. Avec des clous et des boulons. Un vrai carnage. Au moins dix morts. Dis à maman que tout ira bien. Je raccroche... Je vous rappelle tout à l'heure.
Fix avait perçu le sanglot. Le soir même, il prenait l'avion. Malgré la proximité de Roch Hachana, le nouvel an juif, dont la célébration dans sa communauté réclamait mille soins.
Elisabeth resterait à Paris, où elle devait assurer un remplacement dans une classe d'anglais. Elle saurait, aussi, assurer un minimum d'intérim rabbinique.

Les minutes qui suivent une explosion sont cruciales. Au cours d'un demi-siècle d'attentats de tous calibres et de toutes origines, de Choukeiri à Barghouti en passant par le Djihad, le FPLP, le Fatah, le Hamas..., Israël a acquis dans ce domaine une expérience inégalée. Les premiers soins sont donnés sur place, puis les blessés sont transportés vers les centres hospitaliers selon la gravité de leur état, les équipements des hôpitaux et leurs disponibilités immédiates en place et en personnel. C'est ainsi que Rivka avait été admise à Bikour Holim, en plein centre de Jérusalem, alors que David était transporté à l'hôpital Hadassa du mont Scopus, à l'autre bout de la ville, à l'est, là où le désert trace sa frontière.
Fix, dès son arrivée et à grand renfort de taxis, avait couru, via Guilo, de Rivka à David, de Doudou à Rivka. Dans l'après-midi seulement, il avait pu embrasser son fils, alors qu'ils se retrouvaient l'un et l'autre au chevet de Rivka, si belle – visage bruni d'Orient et pâle reposant sur l'oreiller blanc. Sa voix était faible mais ferme, que le feu de ses yeux soutenait. Elle s'inquiétait pour son garçon, exigeait des deux hommes qu'ils restent auprès de lui. « Je n'ai pas besoin de vous. J'aurai des visites, beaucoup trop ! J'ai si peur pour David... »
Louis et son père convinrent de se relayer auprès du « petit ». C'est qu'à la différence des hôpitaux parisiens qui limitent le temps des visites et la présence des familles, ceux d'Israël comptent sur elles pour veiller le malade. Louis irait pendant la journée, s'absentant quand l'enfant s'endormirait, de manière à ne pas abandonner entièrement l'agence d'architecture où il travaillait.
L'après-midi était avancée. Alors Fix père, plus exactement Fix grand-père, était retourné sur-le-champ à l'hôpital du mont Scopus et Louis avait filé sur Guilo coucher Bébé-Ju. Il appartenait à l'espèce nouvelle des pères cuisinant et pouponnant ; l'enfant, que son père maternait pareillement les jours ordinaires, ne pensa pas à pleurer.

Sous l'effet des calmants, Doudou dormait. Fix se penchait, l'écoutait respirer. Son regard allait du lit à la fenêtre, vers le paysage mamelonné, qui passait de l'ocre au rouge, sombrait dans la nuit. Pour mieux voir, il aurait dû se lever, se placer au chevet du lit du petit Mohamed, déranger la jeune femme qu'il avait prise pour sa maman et qui s'avérait être sa grande sœur. Comme à Méa Chearim ou à Bné Brak, la prolifique, les aînées dans les familles arabes oublient vite les jeux d'enfants pour seconder leurs mères. Il aurait pu aller un peu plus loin, à l'autre fenêtre, mais en cette première veille, alors que le sommeil quittait David par intermittence, il aurait eu l'impression d'un abandon de poste. Il avait apporté de quoi lire, mais reposa le journal parce que, en le dépliant dans la chambre silencieuse, il faisait un bruit épouvantable ; et quand, aux premières lignes d'un article intitulé « L'ontogénèse dans le Midrach Rabba », la torpeur menaça, qu'il hésitait pourtant à le refermer, l'infirmière le libéra de son incertitude en éteignant le plafonnier. Doucement, tout doucement alors, dans la pénombre, Fix effleura de sa main l'épaule de David, l'aîné de Louis, le premier de ses petits-enfants né sur la terre des ancêtres ! Il demeura ainsi de longues minutes, savourant cet étrange sentiment d'intimité qui le surprenait.

Sans doute, pendant la longue nuit, sa fatigue avait-elle dû l'emporter un instant, ou un peu plus. Ce qui est sûr, c'est qu'il était lucide à l'heure funeste où, dans tous les hôpitaux du monde, la distribution des thermomètres chasse les rêves des malades. Il passa un gant de toilette sur le visage de Doudou, dit à mi-voix les quelques mots de remerciement à Dieu que l'enfant avait l'habitude de prononcer au réveil, ébaucha une grimace pour le faire sourire.
Une infirmière dit : « Boker tov, Doudou », rejeta le drap et Fix murmura : « C'est moi, maintenant, qui vais dormir... » Il baisa la main de l'enfant – celle que la perfusion laissait libre – de peur qu'en touchant son visage il n'éveille la blessure de son cou. Il souffla : « Je t'aime tellement, mon Doudou... Papa va venir bientôt », et sortit. À reculons. Ainsi faisait-il en quittant la synagogue. Ne pas tourner le dos à l'enfant. Comme on ne tourne pas le dos au rouleau de la Tora. Par respect de la Tora. Par respect de l'enfant blessé. L'enfant et la Tora qui, dit le Talmud, s'ouvrent l'un à l'autre.

N'étaient les circonstances qui l'avaient amené là, il aurait pleinement aimé ces instants où le soleil qui ne perçait pas encore les fenêtres se levait dans le désert. Il s'arrêta au bas du grand escalier, dans l'entrée, où le kiosque répandait le parfum du café. Son premier café ! Qu'importe le flacon... même un gobelet plastique. Il s'attarda dans la cour, devant le parapet que bordaient des bougainvilliers, pour regarder, par-delà les minarets des villages arabes, le désert encore gris se marier aux brouillards qui, sur la ligne vallonnée de l'horizon, s'estompaient. Une route goudronnée qui serpentait au loin donnait, sous les premiers éclats du soleil, l'illusion d'un cours d'eau abreuvant le désert. Les Ponts et Chaussées relayant les prophètes ! C'est ce tracé-là, et bien avant Macadam, que suivaient les voyageurs depuis la vallée du Jourdain et la mer Morte, montant à Jérusalem pour les fêtes de pèlerinage. Éreintés par leur longue marche dans le désert trop chaud ou trop froid, ils découvraient avec émerveillement, sur cette hauteur qu'on se mit à appeler le mont Scopus, Jérusalem et son Temple. Et c'est là, toujours sur cette montagne, à l'endroit même où Titus le destructeur du Temple avait établi ses campements, que dix-huit siècles plus tard, allait être construite la première université juive, avec un hôpital et une faculté de médecine. Une université et un hôpital sur la terre des hommes, pour un Temple que Dieu ne visitait plus ! Le symbole ne déplaisait pas à Fix.

– Vous aimez le désert, monsieur Fix ?
Il se retourna, surpris. Il n'était pas sûr de reconnaître dans sa chemisette bleue et son jean délavé le médecin qu'il avait vu la veille au chevet de son petit-fils. Peut-être parce que son bonnet de chirurgien cachait la couronne de cheveux d'argent qui, à hauteur des tempes, s'ébouriffaient.
– Je pensais à l'histoire de ce lieu. J'étais déjà venu, bien sûr, mais à l'heure du touriste, quand les troupeaux parlent fort et sont partout. C'est tellement différent quand le jour se lève. Vous êtes le docteur Maïmon, n'est-ce pas ?
– Comment va le jeune homme ?
– La nuit a été calme. Je ne pense pas qu'il ait souffert. Mais...
Fix n'acheva pas. Il ne se sentait pas autorisé à profiter de ces instants où le médecin n'avait pas rejoint son service pour lui arracher un pronostic, qu'il savait de toute manière prématuré. David avait échappé au pire, c'était l'essentiel. Retrouverait-il un jour l'usage de la parole ?
Le médecin avait dû comprendre son souci :
– Je ne voudrais pas m'engager et encore moins vous donner de faux espoirs. Il faut attendre. Néanmoins, je crois que nous arriverons à lui... réparer ses cordes vocales. « Réparer » est le mot qui convient, ajouta-t­il en souriant. Vous qui êtes rabbin, vous réparez bien les âmes ! Le tikoun, n'est-ce pas ? Les prophètes ne faisaient pas autre chose...
En d'autres circonstances, Fix n'aurait pas laissé passer. L'anachronisme était énorme. Certes, ces géants de l'absolu que furent les prophètes de la Bible appelaient à s'amender. Reste que l'exigence du tikoun qui allait se répandre dans des communautés de la Renaissance, ses introspections et ses rituels étaient issus de la Kabbale et des « piétistes » du Moyen Âge. Non, il ne contredirait pas le médecin. Ce n'était pas le moment. En tout cas, il ne le ferait pas de façon catégorique. Surtout, il était fatigué. La nuit dernière, déjà, il avait peu dormi. Une fois de plus, il était tombé sur un commandant de bord babillard, qui éprouvait le besoin d'informer sans cesse les passagers sur leur itinéraire, la température qu'il ferait au sol, à l'arrivée, avant de confier le haut-parleur aux vendeurs d'articles hors taxes, puis d'annoncer aux voyageurs, musique à l'appui, qu'ils débarqueraient dans une demi-heure. Ce qu'ils avaient fait avant que l'aurore n'éveille le matin. Il n'avait qu'une hâte maintenant : se coucher. N'empêche que cet anachronisme le perturbait.
– Sans doute..., répondit-il poliment. Encore que le rabbin que je suis ne saurait se comparer ni aux prophètes ni aux grands maîtres du tikoun qui, vous le savez comme moi...
– Je sais... Le brevet appartient aux premiers kabbalistes et le copyright à ceux de Galilée ! Encore que ceux-là n'avaient pas le désert pour seul horizon. Je ne vous retiens pas, monsieur Fix (ce diable de médecin avait une fois de plus deviné son désir), vous devez être fatigué et moi, je dois voir mes malades.

Fix était étonné. Dans le taxi, il se mit à penser que Maïmon était moins ignorant des choses juives qu'il ne l'avait imaginé. Plus subtil, aussi. Avait-il cherché à le tester ? Et qu'est-ce que les kabbalistes de Safed avaient à voir avec le désert ?
Le désert qu'il retrouvait à Guilo où il arrivait maintenant. Il ne voyait que lui, noyé de soleil, qui montait en une succession de montagnes basses, au-delà du Hérodion, sur la gauche de Bethléem.
Louis lui posa mille questions, voulait l'entendre répéter que la nuit avait été bonne, que David ne souffrait pas. Rivka, dit-il, allait plutôt mieux. La veille, tard dans la nuit, il était retourné à l'hôpital. La voisine avait gardé Judith.
– Ah, où est Bébé-Ju ? demanda-t­il.
Il l'avait à peine entrevue, la veille, petite boule aux cheveux charbon, qui lui témoignait une totale indifférence. Pour gagner ses grâces, il avait acheté un éléphant chez un marchand ambulant – à moins qu'il ne soit sédentaire – dans la rue Jaffo où, sous la huée des klaxons, il avait fait arrêter le taxi en double file. Un éléphant rose en peluche, parce qu'il n'était pas plus gros qu'un moineau qu'il pouvait nicher dans sa poche, sans craindre d'oublier le paquet à l'hôpital, dans une voiture ou n'importe où.
Bébé-Ju était au bain. Il regretta de n'avoir pas acheté le poisson rouge en cellulo-quelque chose. L'art d'être grand-père... L'avait-il jamais maîtrisé ?

Louis s'était dépêché de partir. Fix décida que la fatigue l'autorisait à raccourcir la prière du matin. Il s'installa sur la terrasse, liant sur son front et sur son bras le boîtier des tephiline. Il aimait prier dehors, parce que « les cieux disent la gloire de l'Éternel, et le firmament raconte l'œuvre de ses mains ». La dernière fois qu'il avait prononcé ce verset des Psaumes, c'était sur le balcon à Sestrières. Il y avait une semaine, à peine ! Qui, parmi les œuvres de l'Éternel, raconte plus justement sa gloire ? Les pics indifférents des Alpes enneigées ou les collines de Judée de sang abreuvées ? Devant lui, Bethléem – « Bethléem en Judée », comme l'appelle la Bible, pour ne pas la confondre avec Bethléem en Galilée. Le champ de Boaz, c'était là. Ici venaient les glaneuses. Et Ruth la Moabite. Ruth qui s'était unie à Naomi et à Israël... Une histoire que les hommes ont si mal comprise, si mal suivie. La preuve, la preuve la plus évidente de l'aberration humaine, c'était cet Hérodion se dressant là devant lui, une monstruosité dont la vue, la première fois, déjà, où il s'était rendu chez son fils, avait déclenché sa colère. Comme Louis et les autres, aussi, s'étonnaient, il avait expliqué qu'il ne supportait pas cette « montagne artificielle bâtie à force de bras et par mort d'hommes, que seul un esprit (un esprit !) paranoïaque et mégalo comme celui d'Hérode pouvait avoir commandé pour en faire ses palais d'été, ses jardins, sa forteresse. Et son tombeau ». Près de deux siècles plus tard, l'endroit servirait d'état-major aux insurgés juifs contre l'occupant romain, pour une guerre perdue d'avance, que le bon sens interdisait mais que le délire messianique allait allumer. « Et puis, c'est tant mieux, gronda-t­il encore, que cette abomination soit maintenant en zone palestinienne. Elle convient parfaitement à Arafat. Il pourra y mettre tous les tapis rouges qu'il voudra. »
Certes, ce gigantesque et triste tronc de cône dérangeait la raison et le paysage. Cependant, la réaction – excessive – de Théodore Fix venait, de manière apparemment paradoxale, de la construction par Hérode du second Temple de Jérusalem. Alors que le prophète Nathan avait signifié au roi David, « qui avait quand même quelques mérites à son... arc », qu'il devait s'abstenir de bâtir le Temple parce qu'il était un homme de guerre, Hérode, qui avait tant de sang sur les mains, avait osé ! Il imaginait que ce « Temple-alibi » lui vaudrait le pardon de ses crimes... « Quelle impudeur devant Dieu, devant les hommes, et quelle aberration théologique ! » Et comme il n'était pas question de s'en prendre au Temple, « purifié et sanctifié par les larmes et la prière des fidèles », son ressentiment allait à cet autre monument, « commémoratif du sang versé par Hérode et par tous les tyrans du monde ».
La fatigue s'infiltrait. Il monta à l'étage. Bébé-Ju sourit à l'éléphant, sourit à son grand-père. Il appela Paris et comme la veille dit à Elisabeth que tout allait bien. Elle voulait des détails, savoir exactement... précisément... et comment était la chambre de David et si Rivka ne pouvait être transportée près de son garçon au mont Scopus. Il devait, disait-elle encore, lui acheter un joli peignoir de sa part.
Il reprit un café noir. Très noir, très fort. Et s'endormit.

Il se réveilla dans l'après-midi, bien après que le soleil eut passé le zénith. Il déjeuna, eut à peine le temps d'étudier quelques lignes de Talmud, de feuilleter le journal, qu'il lui fallait repartir à son poste. Dès lors, le rythme était donné qui, chaque nuit, chaque jour, se répétait, marqué heureusement par les premières prouesses de Doudou. Il faisait maintenant des pas dans sa chambre, s'aventurait jusqu'à la télévision. Louis, d'autres encore, lui avaient acheté des jouets dont il avait tenté d'expliquer le fonctionnement à son grand-père. Fix aurait-il davantage compris si Doudou avait pu parler ? Là semblait être le principal problème. La parole ne lui était pas revenue, il était incapable d'émettre des sons. Il avait mal en avalant, si bien qu'il refusait de s'alimenter.
Chez Rivka, les choses traînaient, la fièvre ne voulait pas tomber. Mais les médecins ne manifestaient pas d'inquiétude. Fix téléphonait beaucoup à sa femme, trouvait le temps de faire quelques pas dans Jérusalem. Ses nuits étaient moins fatigantes parce que Doudou dormait presque sereinement. Alors, assis dans un fauteuil en mauvais skaï, la main reposant maladroitement sur le lit, sans oser l'approcher plus près de son petit-fils, il ne résistait plus aux accès de sommeil. Quand, dans l'après-midi, il arrivait pour la garde de nuit, Louis courait chez sa femme. Si bien que Fix voyait peu son fils. Bien moins que le médecin qui s'attardait devant le lit de Doudou pour engager avec son grand-père de longues parlotes où il était question du désert, de sa clarté, de la pureté de l'air et des prophètes de la Bible.
À vrai dire, c'est Fix qui l'y avait incité. Parce qu'après la seconde nuit de veille, alors que les infirmières reprenaient le contrôle de la chambre, qu'il avait dit à Doudou « À ce soir, Doudou, je t'aime tellement, mon Doudou » et que, le gobelet de café brûlant dans la main, il avait gagné la cour de l'hôpital, il avait surpris le Dr Maïmon, accoudé au parapet, face à la trouée du désert. D'abord, il avait hésité, mais il lui déplaisait d'avoir laissé en suspens cette question de tikoun et de prophètes. Alors il prit l'initiative de l'aborder :
– Chalom docteur. Vous êtes toujours aussi matinal ?
– Pas en hiver, quand il pleut. Parce qu'on n'y voit rien et qu'à 7 heures, je suis chez mes malades. Alors, comment va Doudou ? et vous ? Vous ne rentrez pas vous reposer ?
– J'allais le faire, mais nous avions parlé hier...
– Oui, le désert... Le désert est comme nous, il se réveille lentement. Je l'observe qui sort de ses draps gris. Savez-vous que par temps clair vous pouvez voir d'ici jusqu'à la mer Morte ? Vous restez en Israël pour les fêtes ?
Fix expliqua qu'il devait rejoindre sa communauté avant Roch Hachana.
– Je compte repartir lundi matin... J'imagine que d'ici là, le petit ne devrait plus avoir besoin de moi.
– Tout ira bien, ne vous inquiétez pas. On se voit demain ?
Fix renonça au tikoun.
Définitivement. Si bien que le lendemain, toujours au petit matin, et parce que le spectacle des populations arabe et juive cohabitant et se croisant dans l'hôpital correspondait si peu à ce qu'on imaginait ailleurs, il interrogea le médecin sur les problèmes que, « dans le climat politique actuel, pose la présence dans une même chambre de patients arabes et juifs ».
– Mais il n'y a pas de problème ! Pas le moindre. L'hôpital est à proximité des deux populations, c'est pourquoi la présence arabe est si visible.
– Et c'est ainsi depuis quand ?
– Je suis là depuis vingt-deux ans. Il n'y a jamais eu de difficultés. Et je peux vous assurer une chose : si, au lieu de courir à Camp David, on venait négocier ici, dans les chambres où la souffrance et l'espoir sont partagés à parts égales, voilà longtemps qu'on l'aurait, la paix !
– Un peu utopique, quand même...
– C'est vous, un rabbin, qui me parlez d'utopie ! Mais personne ne fut aussi utopique que nos prophètes. « Je te ramènerai dans le désert, dit Jérémie, sur une terre non ensemencée. » Il nous faut ensemencer le désert, y faire pousser des fleurs et des arbres, pour apprendre que, dans le désert des cœurs, la paix peut germer.
– Certes. Cependant..., hasarda Fix, s'il est seulement inspiré par les prophètes ou par ce que nous interprétons comme un message de Dieu, le rêve de la paix peut être aussi dangereux que l'illusion messianique. Munich aussi était bâti sur un rêve. Un rêve franco-britannique. Ce n'est peut-être pas (Fix disait « peut-être » pour ne pas fâcher le médecin) dans le désert qu'il faut construire la paix, c'est dans les cités des hommes, en l'implantant dans les réalités quotidiennes pour qu'elle puisse leur résister.
– Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi les prophètes, ainsi que les élèves prophètes étaient initiés et installés dans le désert ? (Il regarda sa montre.) Je vais être en retard ! Vous me pardonnez ?
Non, Fix ne s'était jamais interrogé sur la présence des prophètes dans le désert... Une fois de plus, Maïmon mélangeait tout. Pour Elie, c'était vrai, mais parce qu'il était obligé de fuir Jézabel. Amos, « l'un des bergers de Tekoa », comme le présente la Bible ; Michée, peut-être, d'autres sans doute ont pu être des hommes du désert. Mais la plupart exerçaient dans les villes. C'est dans les cités, dans Samarie et surtout à Jérusalem qu'ils tenaient leurs discours. Et s'ils en parlaient beaucoup, c'est parce qu'à leur époque le désert était partout.

Quand, le jeudi, Fix retourna à l'hôpital pour une nouvelle nuit de veille, une infirmière lui annonça :
– Le professeur Maïmon ne sera de service ni vendredi ni chabat. Il vous prie de venir à son bureau dimanche à midi.
– Il n'a rien dit d'autre ?
– Non. Vous savez... Doudou va mieux... Il a mangé une glace ! Il était tout content.
L'état de Rivka s'améliorait aussi et le vendredi, Louis put annoncer à son père que sa femme rentrerait à la maison pour chabat ! Toutefois, les médecins déconseillaient qu'elle aille embrasser son garçon, parce qu'elle était faible encore et surtout parce que David supporterait difficilement de la voir repartir. Si bien que Fix, religieusement interdit de locomotion mécanique pendant chabat, et soucieux d'être le plus près de son petit-fils et le plus longtemps possible, prit une chambre au Hayatt, à dix minutes à pied de l'hôpital.
La nuit fut tranquille, il put se reposer, lui aussi. L'hôpital fonctionnait au ralenti. Au lieu de regagner l'hôtel au petit matin, ou d'assister à un office religieux dans les environs, il resta auprès de l'enfant pour dire la prière du chabat près de son lit. Quand il en vint au Chema, qu'il énonça à mi-voix en posant la main sur les cheveux de l'enfant dans le geste de la bénédiction, il eut comme l'impression qu'un léger son, à l'unisson avec le sien, sortait de ses lèvres entrouvertes. Il joua avec lui, lui fit un peu de lecture et ne rentra au Hayatt qu'en fin de matinée, au moment où David, toujours sous l'effet des sédatifs, s'endormait.

Pourquoi Maïmon voulait-il le voir dans son bureau ? Pour lui parler de Doudou ou pour lui exposer plus longuement, avec l'autorité du maître derrière son bureau, l'une de ses théories fumeuses sur le désert et les prophètes ? Ce dimanche au petit matin, Fix évita le médecin qui, dans la cour de l'hôpital, guettait le lever du soleil. Le rabbin avait gardé sa chambre à l'hôtel, ce qui lui permit de se reposer quelques heures avant de reprendre le chemin de l'hôpital. Il allait frapper à la porte du bureau du Dr Maïmon, quand elle s'ouvrit. Il recula pour ne pas faire preuve d'indiscrétion. La femme vêtue et coiffée de blanc qui en sortit s'éloigna d'un pas assuré. Elle n'avait pas dû le voir. Sa taille mannequin retint-elle un instant son regard ? Ou plutôt était-ce, parce que cette mode le stupéfiait, l'unique boucle à son oreille ? Par à-coups, chaque fois qu'elle passait devant l'une des fenêtres du long couloir, le soleil faisait briller d'un éclat vermillon l'espèce de serpent qui pendouillait à son lobe. Il s'apprêtait à dire au Dr Maïmon que le zèle des infirmières poussant le scrupule jusqu'à porter un caducée à l'oreille était admirable, mais il s'abstint pour éviter que l'autre ne commence à lui parler des vipères du désert et du serpent d'airain que Moïse avait fabriqué et qui, un millénaire et demi plus tard, allait devenir un gris-gris que les malades divinisaient. Il lui aurait demandé si le roi Ezéchias avait eu raison de le casser ad majorem Dei gloriam.
– J'ai de bonnes nouvelles, monsieur Fix ! Je les espérais, c'est pourquoi je vous ai demandé de venir. Je viens d'avoir les résultats de l'IRM. Votre petit-fils retrouvera l'usage de la parole !
Fix sentait l'émotion le gagner. Il se reprocha d'avoir méjugé de la vertu de Maïmon. Le médecin était admirable de gentillesse, de professionnalisme.
– Je vous suis infiniment reconnaissant. Non seulement de vos soins, mais encore d'avoir eu la délicatesse de cette rencontre. Vous pensez que David pourra rentrer pour Roch Hachana ?
– Nous allons le libérer mardi matin. Nous nous efforçons de renvoyer chez eux un maximum de gens. L'hôpital n'est pas le lieu idéal pour fêter le nouvel an ! En plus, le personnel est réduit au maximum. Et vous, vous allez regagner Paris... Très belle ville, Paris. J'y étais il n'y a pas longtemps. Je marchais beaucoup. Tous les matins, quand il faisait beau.
Fix ne comprenait pas pourquoi, quand ils apprenaient son origine parisienne, les Israéliens se sentaient obligés de lui parler de leurs vacances en Provence ou à Paris. En général, il coupait court. Mais, à l'annonciateur de la bonne nouvelle, il devait pour le moins un semblant d'intérêt.
– Oui, dit-il, Paris est magnifique sous le soleil, le matin. Vous étiez dans quel quartier ?
– Je voyais la tour Eiffel, j'allais aux bateaux qu'on appelle des moustiques. Des bateaux-moustiques...
– Vous voulez dire les bateaux-mouches ! s'écria Fix, qui prononça le mot en français.
– Ah bon... bato-moush ? Chez nous, on a les Dabour, des « Abeilles ». Mais ce sont des vedettes militaires... Et puis, je passais devant ce soldat, entre les deux arcs... Vous l'appelez comment déjà ?
Fix eut de la peine à se contenir. Maïmon était un homme cultivé, comment pouvait-il ignorer qu'un soldat inconnu reposait sous l'Arc de triomphe !
– On ne sait pas, dit-il. C'est pour ça, précisément, que...
– On m'avait pourtant donné un nom, insista le toubib. Après, je voyais la flamme... Excusez-moi...
Le téléphone venait de sonner. Un pli se dessinait sur son front et se creusait au fur et à mesure que la conversation se prolongeait.
– Vous me dites que vous ne l'avez pas ? J'avais pourtant insisté. Je m'en occupe.
Le médecin composa un numéro à deux chiffres, sans doute une communication interne.
– Vous voulez que je sorte ? demanda Fix.
– Non... Justement, il s'agit d'une Parisienne. Excusez-moi...
On avait dû décrocher à l'autre bout du fil.
– Myriam ? Voulez-vous revenir immédiatement je vous prie ! (Fix comprit qu'il s'adressait au mannequin avec son serpent rouge. S'étonna que le médecin fût passé à l'anglais.) Vous êtes occupée ? Une urgence ? On me dit qu'il n'y a pas de radiographie d'Oursoule !... Comment ?... Oursoule ne s'est pas présentée à la radiographie... It's inadmissible ! Et vous ne savez pas pourquoi ? Je l'avais pourtant demandé impérativement... Eh bien, s'il le faut, j'irai la voir moi-même...
Avec une brusquerie que Fix n'aurait pas soupçonnée chez cet homme affable, le médecin raccrocha. Le pli sur son front n'avait pas disparu. Il réagit à peine quand, en sortant, Fix lui dit qu'il ne voulait pas déranger davantage, qu'il lui renouvelait l'expression de sa plus profonde gratitude.
Il avait hâte d'annoncer la nouvelle à Doudou. Mais l'enfant dormait. Avec une infinie tendresse, dissimulant son émotion au petit Mohamed qui le regardait de son lit, il se pencha sur son petit-fils, l'embrassa doucement... Reviendrait-il encore ? Son avion décollait tôt le lendemain, quelqu'un d'autre devait le remplacer la nuit prochaine. Sans doute une sœur de Rivka, la tante que l'enfant aimait bien.
Il ne put attendre d'avoir regagné l'hôtel où il allait récupérer son sac. Surmontant son mépris ordinaire pour les portables, il se servit de l'appareil que Louis lui avait remis.
– Le docteur me l'a assuré, Doudou va retrouver sa voix... Si... il sortira pour Roch Hachana !
Il l'entendit qui le répétait à Rivka, ferma l'appareil. Et le rouvrit pour téléphoner à Paris.
– Promets, dit Elisabeth, que tu ne dis pas ça pour me rassurer
– Je promets...
– Attends, ne raccroche pas. On a téléphoné de la communauté... Ils ont cherché partout, ils ne trouvent plus le chofar. Alors, ils demandent si tu peux en ramener un...
– C'est maintenant qu'ils y pensent ! Il faudrait que j'y aille tout de suite... Bon, je m'en occupe, je leur dois bien ça. À demain... Ne t'inquiète pas si jamais l'avion a du retard. Oui, à 10 h 40. Je prendrai un taxi. On se reparlera d'ici là...

La Bible, qui ne dit pas grand-chose du nouvel an, demande sans autre explication qu'on y sonne le chofar, le plus vieux des instruments à vent de l'humanité. Le rabbin Fix se chargeait lui-même de cette tâche ; tant mieux s'il pouvait choisir la corne qui correspondait à ses capacités pulmonaires.
Il chassa la fatigue qui le gagnait. La nuit prochaine peut-être, sûrement, et le lendemain dans l'avion, il pourrait récupérer. Et puis, il n'était pas mécontent de retrouver Méa Chearim. Si le vieux quartier des hassidim et des écoles talmudiques n'a pas le monopole du zèle religieux extrême, il reste le haut lieu du judaïsme ultra, et le seul à donner au visiteur le sentiment de pénétrer dans un monde à part, où les règles de ce qui est permis ou interdit au piéton ou à l'automobiliste ordinaires ne sont pas les mêmes qu'ailleurs. Certes, le sens unique y est respecté, mais seulement parce que l'étroitesse de la rue ne permet pas de faire autrement et certainement pas parce que le règlement municipal le demande. Seul y est défendu ce que les rabbins de la place y défendent. À Méa Chearim, l'hébreu cède toujours au yiddisch, son heure n'est ni celle de Greenwich ni celle de l'État athée d'Israël, et c'est moralement qu'on y porte ses élégances. Ici, les hommes sont attifés à la fois comme leurs pères de la froide Pologne et comme l'as de pique – noir évidemment. Si les habits reprisés, déjà portés les années d'avant par la grande sœur ou le frère aîné, témoignent de l'extrême pauvreté des familles, ils attestent du même coup de la suprême richesse que leur accordent à la fois le nombre pléthorique des enfants et l'étude constante de la Tora, au lieu de la servitude au gagne-pain.
Les choses changeaient, malgré tout, inexorablement. Sans empêcher les voitures de stationner sur le trottoir, les places qui y avaient été aménagées et le dallage autour donnaient à une partie de la rue un air de modernité. Les affiches sur les murs – invectives, arrêts des tribunaux rabbiniques ou simples messages publicitaires – étaient parfois imprimées avec de l'encre de couleur. Celles qui vantaient les mérites, photos à l'appui, de « portables rigoureusement cacher » ne manquèrent pas d'intriguer Fix. S'agissait-il d'une technologie nouvelle pour rendre ces appareils utilisables le chabat ? La réalité était plus morose qui proposait des portables déconnectés des lignes érotiques. La vie n'était pas toujours facile à Méa Chearim, qui, en ce siècle de permissivité, tentait de colmater ce qui pouvait l'être.
Un chofar n'est pas lourd, mais les livres ! Les livres pesaient. Il n'avait su résister aux bouquinistes, aux libraires qui, ici, avaient la densité des banques dans la City. Il était temps de gagner Guilo. Il se dirigeait vers une station de taxis, quand il changea d'avis. Alors que le centre-ville se vidait, que les rues piétonnières de Jérusalem voyaient leurs boutiques abandonnées par peur des attentats, lui, Fix, dont le petit-fils et la belle-fille avaient été atteints par leur machine infernale, n'allait pas faire la part belle aux assassins ! Il lui en coûta beaucoup de questions aux passants, de sueur et de temps, mais, après avoir changé trois fois d'autobus, il débarqua à Guilo, fier de son exploit.

Il y trouva une Rivka rayonnante qui ne lâchait plus Bébé-Ju et réciproquement. Elle répétait à Louis qu'elle allait bien et qu'il devait cesser de tourniquer autour d'elle – « Ça me rend nerveuse. » Elle insista pour donner le biberon à sa fille. Les deux hommes les retrouvèrent endormies l'une à côté de l'autre.
La nuit était tombée. À l'appel du muezzin, le cinquième et dernier de la journée, Fix sortit dans le petit jardin. Devant lui, Bethléem était calme. Mais fallait-il que sur cette terre vouée à la paix ce soit le couvre-feu qui l'impose ? avec ses contraintes, les privations et la colère – leur corollaire ? Il regardait les étoiles qui s'allumaient dans ce bout du ciel le plus célèbre du monde, quand Louis l'appela pour le journal télévisé. De son poing, Arafat martelait « chahid » ; les tanks de Tsahal entraient dans Kalkilia ; devant une foule en liesse (à Gaza ? ailleurs ? – hébété par l'image, Fix n'avait pas écouté), des Palestiniens, le visage couvert d'un masque noir, mettaient le feu, sous les ovations de la foule, à la maquette d'un autobus marqué d'une étoile de David. Il connaissait ces images par la télé française... C'étaient les mêmes images. Mais ici, sur la terre qui brûlait, elles avaient une autre intensité. Par leur proximité ? leur immédiateté ? par la vulnérabilité de ceux qui, ailleurs, ne sont que des spectateurs, des télé-spectateurs ? Louis préparait le dîner.
À 22 heures, le bulletin d'informations annonça des tirs dans la bande de Gaza.
Fix trempait sa pita dans le houmous, piquait des pois chiches. Pour la première fois depuis l'attentat, le fils et le père étaient réunis sans que leur extrême souci domine. Dans la cuisine silencieuse, une sorte de sérénité faisait mine de pointer. Peut-être que la nouvelle année...
Le transistor que Louis avait rallumé égrenait à tue-tête les quatre dernières secondes de l'heure finissante. Le bulletin de 23 heures rapportait que le gouvernement allait proposer à la Knesseth de prolonger les périodes de rappel.
Fix s'était mis à marcher de long en large, donnait à Louis des nouvelles de Caro à Paris, de sa sœur à Strasbourg, de leur mère, « toujours tirée à quatre épingles, toujours occupée et qui en fait trop ». Il parlait de ses lectures, d'un passage du Talmud qui lui paraissait étrange...
Il était minuit, maintenant. La radio annonça des tirs contre une voiture. Le conducteur, apparemment l'unique passager, était mort.
– Tableau de l'intifada ordinaire, commenta Louis.
L'attentat avait eu lieu sur la route qui mène au Hérodion, « juste à la sortie de Tekoa », précisait la speakerine. Elle ajouta qu'on avait bouclé la zone, qu'une patrouille cherchait à établir le contact avec les terroristes. Et que le lendemain, la température serait en légère baisse, avec 28 degrés à Jérusalem et un degré d'humidité conforme à la moyenne saisonnière...
– Eh bien, remarqua Louis, le Hérodion t'aura poursuivi jusqu'au bout ! C'est pas ça qui va te réconcilier avec Hérode.
– À la sortie de Tekoa..., tu te rends compte ?
– C'est la route normale. Et puis Tekoa, c'est pas la première fois... Deux gosses du coin qui se promenaient ont été assassinés. On les a retrouvés horriblement mutilés dans une grotte. Pourquoi le type est sorti la nuit de Tekoa ? C'est de la folie pure...
Fix ne dit rien. Il ne voulait pas quitter son garçon sur un sentiment de reproche. Ne se rappelait-il pas les dernières vacances que tous les cinq, ensemble, avaient passées dans les Alpes ? Cette année-là, ils avaient choisi comme thème de l'été le prophète Amos, « le berger de Tekoa ». Ils avaient donné le nom de Tekoa à leur campement. Tous les jours, ils étudiaient quelques versets du petit Livre d'Amos. Louis avait alors seize ans. Ou dix-sept déjà... Il était plein d'admiration pour le prophète sans peur ni reproche qui savait défier le pouvoir et ses prêtres. Il connaissait par cœur ses invectives contre ceux qui « dans leurs palais entassent violence et rapine » ; ses vitupérations contre les matrones que le prophète appelait « les vaches du Bashan » ! « Vous, les accusait-il, qui exploitez les faibles, qui malmenez les pauvres, qui dites à vos maris : “Apporte et buvons !” » L'intifada avait-elle à ce point changé son système de références ? Il est vrai, les années avaient passé...
– Je crois que je vais monter me coucher, dit Fix.
– Tu disposes de trois bonnes heures de sommeil... Moins cinq minutes pour un café, évidemment !
Alors, quand ce fort gaillard – Louis était bien plus grand et plus fort que son père – qu'il ne reverrait plus avant longtemps, qui avait appris à surmonter les épreuves, à résister au danger, s'approcha et dit « Bonne nuit, papa », Fix sentit l'émotion le gagner. Comme à l'hôpital quand il baisait le front de Doudou endormi.

2

L'aéroport Ben Gourion est l'un de ces lieux fortunés où, sans que leur présence simultanée y provoque imprécations ou jets de pierres, se rassemblent des juifs en noir, des Arabes en blanc et de filiformes créatures au ventre nu, dont les brillances dans le nombril serties suppléent l'éclat que leur œil, au matin, n'a pas la force d'allumer. « Ton nombril est comme une coupe en croissant, chantait le roi Salomon. Que le vin coupé n'y manque pas ! Ton ventre, une meule de froment, ceint de roses. » Le texte surgit dans la mémoire de Fix. La réminiscence aurait indigné les hommes en noir. Pour eux, il n'y avait pas de rapport, mais pas le moindre, entre les filles que leur regard fuyait et le verset du Cantique des Cantiques. Seule comptait l'interprétation du Talmud : le froment dont l'univers profite, c'est la justice nécessaire à la société, rendue par le Sanhédrin à Jérusalem – le nombril de l'univers. Le vin coupé rappelle que, pour atteindre le quorum, les juges alternaient dans l'amphithéâtre qui, par sa forme en croissant, contraignait les vingt-trois magistrats à se faire face. Voilà ce dont parlait le roi Salomon, le plus sage des rois. De ça et de rien d'autre. Et certainement pas de filles en chair et en os. À Dieu ne plaise ! À Dieu ne plaisent.
Comment faisaient-elles pour ne pas avoir froid ? L'immense salle de départ était climatisée, c'est-à-dire réfrigérée à outrance, et Fix qui s'était assis près de la porte 9 d'où il allait embarquer avait sorti de son sac le gilet qui l'accompagnait dans ses déplacements. Il ne se lassait pas de regarder la foule. La bigarrure propre aux aéroports internationaux réfléchit son extrême diversité et, partant, la difficulté des gens à se comprendre. Nombrils et chapeaux noirs devenaient l'immédiate illustration de cette mutuelle incompréhension. Que suggérait aux filles l'accoutrement suranné des barbus ? Que savaient-elles du Cantique ? et du roi Salomon ? En revanche, il devinait ce que pensait d'elles la femme assise devant lui. Ses lèvres et ses genoux serrés, le chignon surplombant un ensemble gris et caca d'oie témoignaient de son extrême vertu. Quant aux fantasmes du quidam replet qui louchait fiévreusement en direction des demoiselles, ils devaient s'accorder avec les réflexions des trois jeunes gens parlant un hébreu fort et qui les fixaient sans vergogne. Mais ces messages passaient par des filtres si différents, ou l'absence de filtre, qu'on ne pouvait les confondre. Le regard de Fix s'attarda sur les trois garçons. Ils portaient de lourds sacs à dos ; le plus petit, en bermuda, aux cheveux roux bouclés tombant sur son front, avait déposé à ses pieds une guitare. Ceux-là, il l'aurait juré, partaient en Inde, au Pérou, ou ailleurs. Pourvu que ce soit loin. Ils le faisaient tous après leurs trois années d'armée, pour revenir des mois ou un an plus tard commencer des études à l'âge où leurs homologues de France rangeaient leurs derniers diplômes. Quant à ceux de France ou de l'Europe pacifiée et pacifiste, pouvaient-ils comprendre les garçons d'Israël ? Leur combat déterminé contre l'intifada ? Leur périple hindou ? Et le rouquin, savait-il seulement ce qu'on disait en France de « sa » guerre contre les Palestiniens ? Et lui, comment jugeait-il le refus des hommes en noir de servir Tsahal au nom d'une interprétation de la Bible qui défiait le sens littéral ? Mais qu'est-ce que le sens littéral ? A-t­il jamais existé un sens littéral ? Pour désigner l'Écriture, l'hébreu dit : la « Lecture ». Tant il est vrai qu'au-delà d'une herméneutique partagée, un texte ne compte que par la lecture qu'on en fait. Même celle des journaux. Surtout les journaux dont l'information (l'in-formation !) passe par l'interprétation des témoins, le commentaire de qui les rapporte, les hypothèses, les déclarations officielles, les erreurs, la désinformation programmée, la ligne éditoriale... Fix aurait continué sa diatribe intérieure si la une des Yedioth Aharonoth qu'il dépliait ne l'avait arrêté net. Sur le papier, la blouse verte ouverte sur un maillot blanc et coiffé du bonnet de chirurgien, le Dr Maïmon le regardait avec gravité.


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