L'homme à la bauta
Une enquête du rabbin Fix
Jacquot Grunewald

Albin Michel
septembre 2002, ISBN: 2-226-13456-5 - 16 €
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L'homme à la bauta Dans le tumulte du carnaval, un homme est assassiné dans le ghetto, le vieux quartier juif de Venise. Il porte sur sa blessure un parchemin datant du Moyen Age.
"Acte d'un fantôme du 16ème siècle tout droit sorti de sa tombe pour se venger d'un franciscain que l'on dit antisémite ? Crime crapuleux ?
"Alors que l'on évoque la présence inquiétante d'un individu vêtu d'une cape noire, coiffé d'un tricorne et masqué d'une bauta, la police italienne se hâte de mettre en sommeil le dossier, et la police française piétine.
"Un seul homme peut démêler les fils de cette sombre affaire : le rabbin Fix. Son arme: le Talmud."
Jacquot Grunewald, spécialiste du Talmud, auteur d'Orthodox Street, bouleverse les lois du polar.

à Eyran,
Il aurait souri.

Chapitre 1

Il avançait comme ces vieilles poupées mécaniques, une jambe faisant pivot pour libérer l'autre. Mais on le distinguait mal, au loin, sous la brume ; on voyait seulement, fanal après fanal, une forme humaine boiter dans les ténèbres. L'homme progressait à contre-foule et soudain, disparut. Derrière lui, repu de ses défilés, de ses bateleurs, des chiens savants et des saltimbanques, le Carnaval s'ouvrait à sa huitième nuit. C'était l'heure où, dans les trattorie de la Merciera, de Saint-Marc au Rialto, les masques cédaient aux bigoli in salsa, au fegato alla veneziana, aux moules de soave arrosées et aux spaghettis engouffrés ; où, le long du Grand Canal, braillant ou minaudant, riant malgré le froid qui traversait la soie et les velours, comtes et duchesses d'un jour, d'une nuit, ou d'un week-end marchaient avec Casanova et Matamore, vers les palaces de marbre et d'or et les palais - chauffés.

Il apparut de nouveau, ou plutôt, grandie par la cape noire, on vit à l'entrée du Ghetto une ombre s'allonger sur le trottoir avant que, s'élevant du sol comme si elle en émanait, surgît la silhouette coiffée du tricorne vénitien. L'ombre avait-elle un homme ou l'homme une ombre ? À Venise, on ne sait pas. Tout y fut et reste substitution. La terre se substitue à la mer, la mer à la terre, et dans ses canaux noirs, les maisons qui frissonnent ouvrent aux gondoliers les rues de l'Atlantide.

Même le temps ! À Venise, il sait faire la nique à l'espace. Le Ghetto n'est qu'à une demi-heure du Rialto, mais à mille lieues du Carnaval quand revient le chabat. Et à la sainte table du vendredi soir, ce 23 février 2001, il ne serait venu à l'idée de personne de parler de masques ou de frasques. Entre la poire et le strudel, au restaurant du Ghetto, on parlait de la Tora. Et, bien sûr, du Rabbi de Loubavitch. Tenue par ses disciples, la gargote est leur lieu de ralliement et sert de caravansérail aux voyageurs soucieux de manger selon les lois de Moïse et d'Israël.

Ils étaient une vingtaine, disciples ou touristes, à imiter le Créateur qui, au Sixième Jour, s'était arrêté pour apprendre au monde le repos. Le dîner touchait à sa fin, on avait fini de chanter les hymnes ; tous faisaient silence pour réciter les grâces, quand retentirent trois coups sur la vitrine. Dehors, un personnage en noir s'était arrêté, immobile et solennel. Qui pouvait avoir l'idée de venir déguisé dans le Ghetto un vendredi soir, quand ses boutiques sont fermées ?
- Ouvrez-lui la porte, cria quelqu'un. Il fera chabat avec nous.
- C'est mon ami Pierrot qui veut nous dire un mot, pouffa Hanna depuis le fond de la salle.

Hanna était jolie. Hanna était coquette. Elle portait avec assurance une veste mauve sur un pantalon de cuir et, bouclés par deux cerises, ses cheveux en queue de cheval, secoués avec entrain, ajoutaient à ses allures d'enfant gâtée une touche conquérante.

Mais personne ne regardait Hanna. Tous avaient le regard tourné vers la rue. Maintenant qu'ils la voyaient vraiment, l'apparition faisait peur. Ce n'est pas qu'une larva sous un tricorne puisse effrayer quiconque à Venise. Mais ce masque, d'un jaune cadavérique, qui les fixait sans bouger, n'avait pas d'yeux ! Il ne présentait que deux trous noirs, sans vie, taillés en amande dans la maschera, d'où tombait le taffetas noir, cachant la bouche et le menton. La bouche ? La soie masquait-elle une bouche de chair, une vraie bouche, avec des lèvres de sang, des lèvres qui sourient, des lèvres qui baisent ? Ou seulement la mâchoire grimaçante de la vingt-cinquième heure ?

Plusieurs s'étaient levés, incrédules, anxieux, et fixaient l'apparition. Lentement, elle leva une main gantée de noir avant qu'en se refermant son poing dressé n'annonce la menace. Puis l'ombre recula et la nuit l'engloutit.

C'est à cet instant que Francesco, le garçon, jouant du coude, répétant "scusa, scusa", sortit dans le noir.
- Francesco était inconscient, raconterait Douvid. Ou il n'avait pas vu le regard mort du fantôme.

Il dit cela le lendemain, après que les fidèles rassemblés près du Mémorial eurent commenté l'inscription taguée sur le mur. Le propos mérite d'être rapporté par anticipation, parce que c'est alors, pour la première fois, qu'il fut nommément question d'un "fantôme". Et si Douvid, le plus jeune des convives, s'exprimait de la sorte une douzaine d'heures plus tard, c'est bien que l'idée d'un spectre lui était venue quand le personnage au masque jaune gesticulait devant le restaurant. Et que les plaisanteries saluant sa disparition n'étaient que feintes, l'expression, somme toute naturelle, du soulagement qui gagna les clients au retour de Francesco. Ils avaient observé sa veste blanche courir à droite, courir à gauche, pareille à un gentil génie chassant les peurs que fomentent les ténèbres. Il jura qu'il n'y avait personne, absolument personne.
- Sauf deux amanti sous le porche à côté. Mais ils s'embrassaient tellement que même moi, ils ne m'ont pas vu !

Ils rirent d'avoir eu peur et la parlotte reprit ses droits.
- Gans meschigue, dit quelqu'un en yiddish, accusant le visiteur au tricorne d'être "complètement ravagé".
- C'est un atrabilaire... parfaitement, un atrabilaire, pontifia un jeune binoclard. Il savait qu'au Ghetto, les rues seraient vides.
- Pensez-vous, fit un troisième qui ignorait tout des "attrape-binaire". Vous avez vu le bâton accroché à sa main ? C'est sa monture ! Il cherche une sorcière pour son sabbat. Et comme Hanna n'a pas voulu, il est allé voir ailleurs !

On rit de plus belle. Rassérénés enfin, ils dirent les grâces, puis se souhaitèrent : "Chabat Chalom", prirent leur manteau pour partir. Sauf quatre loubas. Ceux-là n'avaient pas ri. Sur une table du restaurant, ils ouvraient maintenant de grands livres en hébreu.
- Ils vont rester longtemps ? demanda Hanna, qui les regardait de la rue. Brr... c'est un temps à se déguiser en esquimau. Tu bouges ?
- Ils font le daf yomi, répondit le galant qui, durant tout le dîner, l'avait entourée d'une ostentatoire prévenance. Une page de Talmud, chaque jour. Recto-verso... Il paraît que ça rend intelligent.
Sur quoi, il rajusta la cravate sous son cache-nez, et serra contre lui le bras de la jeune femme. Elle laissa faire. Il se dit que l'hiver avait du bon.

Au matin, le froid n'avait pas faibli. Noyée sous la brume, la place du Ghetto évoquait un espace marin où d'infinies gouttelettes d'eau en suspension voilaient les fidèles pressant le pas vers la Scuola Grande Spagnola, la plus belle des synagogues. Et la seule qui restait en activité, hormis l'oratoire loubavitch. Ils arrivaient en désordre, clignaient des yeux à la clarté du lourd lustre de bronze, puis se couvraient du châle de prière. Les uns saluaient, d'autres pas ; tous ouvraient les rituels. L'office était avancé, et déjà des femmes avaient pris place dans la galerie, quand on entendit, trop vite, trop fort, la porte tourner sur ses gonds. Trop vite et trop fort pour un retardataire qui tiendrait à passer inaperçu. Il est vrai que le vieux Saportas était rarement discret, et qu'il arrivait toujours en retard. Mais au lieu de franchir rangée après rangée, pincer la joue de l'un, casser son buste à la von Stroheim devant un autre, ou murmurer le compliment que le bedeau, à tous les coups, viendrait interdire en faisant chuuut si fort que tous se retourneraient, il avança tout droit jusqu'aux premières places. Il semblait sous le coup d'une vive émotion dont il fit part au président de la synagogue qui, interrompant sa prière, parla au vice-président, qui... La nouvelle, comme une traînée de poudre, fit le tour de l'assemblée : on avait profané le Mémorial !

Ce n'était pas tout à fait exact. Lorsque, sur le coup des onze heures, le bâtiment se vida, les fidèles qui s'étaient rendus devant le Mémorial pouvaient constater qu'il était intact. C'est à gauche du mur de briquettes bistre sur lequel Arbit Blatas, un sculpteur coté à Venise, avait dans le bronze fixé des scènes de rafle et de déportation, qu'on avait tracé à la peinture, en grandes lettres noires, un bizarre message :
Sono di ritorno !
La vendetta trionferà.
Beniamino figlio di Reuveni Da Costa.
- C'est peut-être Beniamino Ancona, hasarda un vieux monsieur. Son père a été déporté et il s'est installé en Galilée, dans un kibboutz.
La bruine avait cédé. Un pâle rayon de soleil éclairait le Mémorial, soulignant les ciselures des revêtements de bronze.
- Tu dis n'importe quoi, l'interrompit une dame à voilette qui, son ton péremptoire en faisant foi, devait être son épouse. Il se serait souvenu de son nom, tu ne crois pas ! Et puis son père, il ne s'appelait pas Reuveni.
- Je le connais bien, Ancona, s'indigna un mastodonte dont l'occiput mal peigné était piqué d'une kippa blanche. C'est pas lui qui serait venu gribouiller sur un mur !
- Et pour se venger de qui ? C'est pas les carabinieri, mais les Allemands qui ont déporté son père. Tiens, ça me revient : il s'appelait Raphaeli ! Pas Reuveni. Avant-guerre, il tenait un magasin de chemises juste à côté des Morosini...
- Les Da Costa, c'étaient des marranes. Mais à ma connaissance, il n'y en a aucun qui soit resté à Venise. Ils n'ont fait que passer. Il a même comparu en jugement devant l'Inquisition qui l'a finalement relâché. Ils étaient originaires du Portugal. Une partie est allée s'installer en Angleterre, d'autres ont émigré aux Pays-Bas. Dont le fameux Uriel Da Costa.

L'homme qui venait de parler, coupant court à la saga des Morosini et des bonnetiers, portait une barbichette poivre et sel. On l'avait écouté avec un respect manifeste. Les plus hardis avaient opiné du chapeau. D'autres avaient l'air d'assumer leur ignorance.
Douvid, lui, ne savait quoi dire, ou plutôt, il ne le savait que trop, mais son italien se résumait à cinq ou six mots et il ne parlait qu'un hébreu approximatif. Il s'approcha de l'homme à la barbichette. Les autres regardaient, surpris qu'un étranger veuille se mêler de leurs affaires. À grand renfort de o et de i accrochés en queue des mots, il raconta au rabbin - ce devait être le rabbin, à moins que ce ne fût un enseignant, c'est ça, c'est un prof, arrêta Douvid - la scène de la veille au soir. Il éprouvait quelque peine à la décrire, et sans doute fut-il un brin trop véhément. L'homme le laissa parler, mais le jeune Belge se fit de plus en plus hésitant au fur et à mesure que le regard de son interlocuteur, d'abord curieux, puis sceptique, se chargeait de lueurs changeantes d'où l'amusement n'était pas absent.

- Ne vous inquiétez pas ! Nous sommes en plein Carnaval, répondit le professeur dans un français châtié, rendu à ses terminaisons gauloises. Ce n'est pas la première fois que ce personnage se manifeste. On m'a déjà alerté vendredi matin. Il serait passé dans le Ghetto en criant et en chantant. C'est un monsieur qui s'amuse à sa façon. S'il continue, on portera plainte. En attendant il faudra demander à la ville d'effacer la peinture. Mais surtout - l'homme, qui mesurait une bonne tête de plus que le jeune Anversois, porta la main sur son épaule, sourit derrière ses verres cerclés d'or -, surtout n'inquiétez pas ces gens. Et vous non plus, je le répète, ne vous faites pas de mouron. Je parlerai à Jacobi, le gérant du restaurant. Croyez-moi : il n'y a pas de quoi fouetter un chat.

Les gens, peu à peu, quittaient le Mémorial ; quelques-uns, précautionneusement, tentaient de s'asseoir sur les bancs en face. Ils en essuyaient le guano d'un coup de mouchoir. Leur mine enchabatisée, cette allure solennelle, un peu guindée, qui les unissait au sortir de l'office, c'était, en ce second chabat du Carnaval, la contribution du Ghetto aux fêtes de Venise. Quelqu'un remarqua que 'février s'était déguisé" ; l'air, il est vrai, sentait le printemps et, sous le ciel bleu, les arbres morts de la place avaient quelque chose d'irréel.

Mal à l'aise dans son pardessus trop chaud des hivers anversois, Douvid n'était qu'à demi rassuré. Il ne le fut plus du tout en entrant dans le restaurant. Étrange osmose ! Tout se passait comme si, dans la salle surchauffée, l'inquiétude du jeune homme était vivifiée par l'odeur forte du tchoulent. Posé depuis la veille sur un feu couvert, pour ne pas enfreindre les règles du chabat, ce plat composé de blé vert, de haricots secs, de pommes de terre et de viande bon marché reste caractéristique des anciennes terres yiddish du temps de leur extrême vulnérabilité.
- Tu vois une fois, j'ai rien mangé ce matin. Il ne me donne pas envie ! Dès que j'ai ouvert la porte j'ai revu le bonhomme d'hier. Je ne vois que lui... Je ne sais rien manger.
C'est à un être joufflu et bâfrant, au fort gabarit, que Douvid, usant de la terminologie des Flandres, exposait ses états d'âme-et-ventre.
- Moi je ne l'ai pas vraiment vu, répondit le mangeur. Je m'étais un peu endormi. J'avais voyagé la nuit d'avant... Le type m'a réveillé quand il a frappé sur la vitre avec son bâton. Mais je suis resté dans les vapes un bon moment. - Il s'essuya la bouche avec la serviette. - Les types, ici, ils essaient de mettre de l'ambiance, mais le cœur n'y est pas. Je les ai entendus tout à l'heure. Ils croient que je ne comprends pas l'italien. Je le parle mal, mais je le comprends ! Ils disent que c'est le type d'hier soir, avec son tricorne et son masque, qui a écrit sur le Mémorial. À la fin, ils se sont méfiés ; ils ont continué à parler à mi-voix. Là je n'ai plus suivi. - Il reprit du tchoulent. - Il n'est pas mal, tu devrais essayer...
- Tu as compris un peu quand même ? insistait Douvid. Ils disaient quoi ?
- Ils disaient un mot que je ne pige pas. Ça n'a pas l'air d'être de l'italien. Tu vois le grand Louba, au bout de la table, celui qui garde son chapeau sur la tête ? Il s'appelle Moshé. Fait trop chaud ! - Il tira sur le nœud de sa cravate, ouvrit le col en soufflant bruyamment. - J'ai cru comprendre que le type est un envoyé mystérieux. Dans la nuit de jeudi, quelqu'un criait dans la rue. Les gens dormaient ; les autres pensaient que c'était un ivrogne. Il beuglait : "Baniera rossa trionferà." Tu sais, l'hymne des cocos, "Avanti popoulo"... Lui, le Louba, il étudiait. Il étudie toujours très tard dans la nuit du jeudi, la dernière nuit avant chabat. Il est allé à la fenêtre. Il dit qu'il a bien fait attention. Il a vu une forme qui était exactement comme celle d'hier. Elle levait le poing et criait : "La vendetta trionferà, la vendetta trionferà." Hier soir, quand le type a levé le poing, il l'a reconnu. Il l'a dit aux autres. Alors, ce matin, quand ils sont allés dans leur local pour la prière, et qu'ils ont vu l'inscription sur le Mémorial, ils se sont mis à paniquer. Moshé jure qu'un malheur va arriver parce qu'au Carnaval, c'est débauches et coucheries. Remarque - il finit son assiette -, si c'était moi, j'enverrais le fantôme à Rio. Ici, c'est rien... Du pipi de chat.
Sur ces mots, il vida un grand verre sucré de basses calories.

Une horloge sonnait la demie. Le restaurant était à moitié vide. Douvid était déçu que Hanna n'y soit pas. Il espérait que la jeune fille, dont il avait admiré l'entrain, le tranquilliserait. Mais Hanna ne pouvait pas le rassurer.

Hanna avait quitté son hôtel sur le coup de dix heures pour aller, comme tout le monde, vers la Piazzetta. À vingt-deux ans, ayant conjuré quatre ou cinq menaces de mariage, elle était heureuse de se sentir libre, de voir, ce matin, le soleil qui gagnait la partie, de voir qu'on la regardait, qu'on l'admirait, figure svelte froufroutant sous un léger mohair et bien contente, aussi, d'avoir repoussé à plus tard l'insistante pression de son compagnon de voyage. "On se retrouve vers quatre heures, non... pas avant... c'est chabat, je veux me reposer", lui avait-elle dit, la veille, effleurant sa main d'une caresse quand la chambre 202 qu'elle occupait au deuxième étage et la 309 allouée à l'autre les avaient séparés. Il était gentil, un peu lourdaud. Sa présence l'arrangeait bien, encore qu'elle ne savait trop comment lui faire comprendre, sans qu'il ne se fâche - et ne la lâche -, que jamais il ne la rejoindrait dans son lit. Et moins encore sous le dais nuptial.

Un Pierrot tout blanc qui, d'un quart de tour gracieux de son avant-bras l'invitait au menuet, lui rappela, soudain, sa synagogue, blanchie par les traînes de dentelle, les bouquets de lis et d'œillets. Là-bas, c'était Carnaval tous les dimanches, quand le gentil rabbin, un peu timide à son goût, rappelait invariablement aux princesses blanches et à leurs fiers époux qu'en ce-plus-beau-jour-de-votre-vie... et bla bla bla. De sa queue de cheval, elle fit non au rabbin, non à Pierrot. Pouvait-il lire, Pierrot, sous les paillettes du loup qui illuminaient ses yeux, le sourire qu'elle lui adressait ? Elle ne s'était pas déguisée, satisfaite de regarder les travestis des autres. Jérôme, le petit Jérôme, qui faisait dans le psy, qui l'avait courtisée jusqu'aux vacances d'été, aurait dit que cette façon de chercher à zieuter sans être vue traduisait chez elle "le culte du moi, parfaitement, ma chère, j'ai bien dit le culte du moi, la préoccupation personnelle érigée en but unique de ta conduite". Il lui avait débité un truc de ce genre, au moment de lui signifier la rupture, avec l'air pompeux qui déchaîna son fou rire.

La place Saint-Marc était sacrément remplie. Quelle merveille et quel gâchis ! Hanna en était à son troisième jour de Carnaval et comme hier, comme avant-hier, elle se dit que la tourbe bigarrée profanait la plus belle place du monde. En été, la foule des touristes n'enlève rien à la somptuosité du lieu. Sages ou débiles, ils viennent admirer le palais des Doges, la basilique, les arcades... Tous paient, paient cher ! pour s'approcher des chevaux de Saint-Marc, de ses dorures et ses mosaïques. Les gens du Carnaval c'est autre chose. Ils viennent pour être admirés ! Leurs jeux et leurs bêlements sont l'essentiel, Saint-Marc, les deux colonnes, les pignons et les pigeons, même la mer ! en face, ne forment plus qu'une scène offerte à Colombine et à Polichinelle pour s'amuser. Un dresseur la bouscula. Il portait un fouet aux lanières sales et usées. Elle se détourna. Elle n'aimait pas les chiens prétendument savants, et leurs maîtres moins encore. Ni les singes tenus en laisse. Les ours ? Ça ne la dérangeait pas, sauf qu'ils sentaient mauvais. Elle ne plaignait pas cet animal méchant d'être muselé ; elle se boucha le nez en regardant bien en face le plantigrade velu dans sa cage ambulante, sûre qu'il était sensible à sa bravade. Et puis les cacophonies sur la place l'insupportaient. Zut majeur ! Elle avait tant voulu participer à ce Carnaval, mais elle ne retournerait pas dans Venise travestie. À moins que le défilé des chars, annoncé pour tout à l'heure, ne la fasse changer d'avis.

Avec sa longue queue bleue et jaune, et malgré sa gueule veule, le dragon avait un air gracieux. Elle observait, progressant sur la droite, un personnage vêtu de pourpre sous un baldaquin tenu par deux laquais à perruque. L'homme portait la toque rouge des cardinaux et faisait mine de bénir la foule à grands coups de goupillon. Le visage, tourné vers elle - il avait dû la remarquer -, était couvert d'une maschera, rouge elle aussi. Mais elle voyait sourire ses lèvres laissées nues. Elle haussa les épaules au passage d'une libellule. Grotesque ! Une libellule, c'est léger, transparent, et la grosse femme qui portait les ailes diaphanes comme un écolier son sac à dos, était opaque, hommasse. Et son rouge à lèvres répugnant ! De la confiture de fraises sur une bouche goulue. Hanna reporta son regard en direction du baldaquin, recula pour faire place aux porteurs et c'est alors qu'elle le vit, droit devant elle. C'était bien lui, le type d'hier soir, avec son masque jaune, sans yeux ! Il venait vers elle, enveloppé dans sa longue cape noire, le tricorne sur la tête. Elle s'aperçut qu'il boitait, s'aidant de sa « monture » pour progresser. Ici, dans la cohue, parmi les diables rouges ou noirs, les astronautes ou les Capitaine Fracasse, il n'avait rien d'effrayant. On ne le distinguait ni plus ni moins que Louis XIV avec son soleil, ou la grande bringue à ses côtés qui balayait sa mantille violette avec un éventail nacré. N'empêche qu'elle ne pouvait détacher ses yeux de l'homme aux yeux morts. Comme il avançait vers elle, elle fit un geste instinctif - elle s'en voulut aussitôt - pour reculer. Mais avant de la croiser, l'homme s'était arrêté devant le baldaquin, incliné devant la pourpre cardinalice...

C'est à cet instant que la grosse libellule passa. Et s'arrêta, gesticulant comme si elle allait prendre son envol. Hanna ne voyait plus que le névroptère énorme et dérangeant qui criait sans qu'on l'entende dans le tintamarre général. De fort mauvais poil, un pingouin la tira par ses élytres, l'écartant de force. Hanna, qui cherchait l'homme au tricorne, fut à la fois déçue et rassurée de le voir qui s'éloignait, marchant vite, malgré son handicap. Avant d'être happé par la foule pour disparaître derrière les arcades.
Alors seulement, elle se rendit compte que l'immobilité du baldaquin, bloquant le flot des travestis sur la place, n'était pas normale. Certes, à côté d'elle, Harry Potter, un Harry Potter bien en chair, n'avait pas bougé. Mais autour du baldaquin, les laquais, d'autres encore, s'excitaient et quand le bailli qui masquait le cardinal se retourna, visage hagard, son chaperon marron à la main, fonçant dans la foule en criant à tue-tête : "Presto, presto ! Un medico, un medico !" ("avec l'accent du Major Thomson, mais en plus prononcé", se rappellerait-elle), la jeune femme aperçut, gisant sous le catafalque, le prélat rubicon, démasqué, les yeux fixes, qui ne bougeait plus. Sa toque avait glissé à terre et sur la tunique rouge sang, là où battait son cœur - 'pourquoi fallait-il que la chanson me revienne en mémoire ?" - elle ne vit pas, comme un p'tit coquelicot mesdames, comme un pt'it coquelicot. Elle devina, en le voyant planté jusqu'à la garde, le manche rouillé d'un poignard. Les visages blancs des laquais enfarinés l'accompagnèrent quand elle perdit connaissance.

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