LE STRASBOURGEOIS GENTILHOMME
ébauche d'une farce de pourim jouée
lors de la consécration de la synagogue de la paix
par benjamin subac "noctuel"


personnages :
LUI : M. Zweifuss
ELLE : son épouse
AIMÉ : leur fils
ANNE-MARIE : leur bonne
L'AMI : Monsieur Isidore
LE TAILLEUR : Monsieur Knof

LE PROFESSEUR AUTO : Monsieur Samclo
LE PROFESSEUR DE BRIDGE : Monsieur Schlemm
LE JOURNALISTE AMERICAIN : Monsieur Elkan S. Trampler
DEUX ENFANTS QUETEURS
DEUX VOIX TELEVISION
décor :
Le très bourgeois living room des Zweiffuss, équipé notamment d'une télévision, d'un magnétophone, d'un appareil téléphonique et d'un petit bureau réservé aux travaux scolaires du fils.

acte i

Quand s'ouvre le rideau, les ZWEIFUSS, après déjeuner, prennent le café en suivant, ou plus exactement en essayant de suivre, le journal télévisé.

Les acteurs jouant la pièce en 1958
LUI : Je crois qu'on aurait maintenant tout de même fait mieux d'attendre encore un peu avant d'acheter cette télévision.
ELLE : Yoh toi ! On ne pouvait donc plus attendre ! Les Bloch en ont une, les Klein en ont une, les Meyer en ont une… Tu ne voudrais donc pas peut-être qu'on dise que çà nous va comme chez les pauvres gens !
LUI : Cà évidemment… Il faut savoir se conduire. D'ailleurs il y a déjà assez de pauvres comme çà ; on doit pas leur faire de la concurrence… Seulement on peut dire ce qu'on veut, ce truc ici marche pas encore comment çà doit.
ELLE : Naturellement, toi tu as toujours quelque chose à grogner.
LUI : Mais écoute donc ! Ecoute comme ils parlent. Il manque quelque chose à cet appareil !
ELLE : Il est pourtant si joli…
LUI : D'accord. Seulement à quoi çà me sert : il parle beaucoup trop vite. On n'arrive pas avec !
ELLE : Là tu n'as pas tout à fait tort. Il parle un peu vite… Dess sot jetz doch ni passiere (1). Avec l'argent qu'ils font payer, ils pourraient tout de même s'arranger pour qu'on arrive à comprendre tout.
LUI : On peut pas savoir, c'est peut-être une des lampes qui est trop forte.
ELLE : Je me le suis aussi dit. C'est sûrement pas pour rien qu'il a coûté si cher… Si on demandait à Aimé ?
LUI : Laisse donc tranquille ce petit. Il a déjà tellement à étudier…
ELLE : Alors que çà serve aussi quelque chose pour la dépense !... Aimé !... Aimé !

Aimé, jusque là plongé dans ses devoirs, s'en extrait et approche.

ELLE : Ecoute, Aimé… On vous a pas montré dans l'école ce qu'il faut commencer avec la télévision quand elle marche trop vite ?
FILS : Elle marche trop vite, la télévision ?
LUI : Tu entends donc pas ?... On comprend pas la moitié de quoi ils racontent !
FILS : Moi je comprends, Papa.
ELLE : On parle pas de toi, chéri. Toi tu comprends encore plus que tout.
LUI : Qu'est-ce que tu veux, c'est mon fils… Allez, Aimé, on peut bien faire quelque chose, n'est-ce pas ?
FILS : Y a un truc, Papa. On n'a qu'à prendre le speaker sur le magnétophone.
ELLE : Qu'est-ce que tu veux maintenant commencer avec ce magnet… gedingss (2)
FILS : C'est simple. On enregistre pendant que le poste marche et puis après, si on n'a pas bien tout compris, on écoute encore tant de fois qu'on veut sur le magnéto jusqu'à ce qu'on a bien tout compris.
LUI : Aimé, tu n'es pas si bête !
ELLE : Tu vois, Arthur, je te l'ai toujours dit que cet enfant est mon fils. Il sait tout. Et qui est-ce qui avait raison, hein de lui donner pour son anniversaire un magnet-gramophone ?... Allez, chéri ! Tzaj im Pappe was de kannsch ! (3)

Pendant que le fils est en train d'installer un micro près de la télé et de brancher son magnéto, le journal télévisé évoque une compétition sportive et mondaine à Davos.

LUI : Tu entends, Babette ?... C'est Davos !
ELLE : C'est Davos ! Oh oui !... On va peut-être voir Liliane !... Tais-toi, Arthur. Chut !

Un brin de reportage, puis la voix d'un speaker :
"Mesdames, Messieurs, nous nous excusons de la mauvaise qualité de l'image qui passe en ce moment. Nous vous prions de bien vouloir ne pas modifier le réglage de votre appareil."

LUI : Jetz dess noch, herrschaft noch emol ! (4)
FILS : C'est une panne, Papa.
LUI : Une panne ! Je sais que c'est une panne ! Mais çà ne devrait tout de même plus arriver dans un quartier aussi chic !
ELLE : Ne t'énerve donc pas, Arthur !... Finis plutôt ton café, il est presque froid.
LUI : Awer grad jetz ! (5) Juste où on voyait Davos ! Liliane qui était sûrement si contente de nous voir !
ELLE : Ne t'énerve pas, Arthur, ne t'énerve pas...
LUI : Cà on peut dire facilement.
FILS : Papa ? Est-ce que je dois toujours enregistrer ?
LUI : Laisse ce truc-là comme c'est, et va travailler… Mensch isch dess a Lewe ! (6) Si on avait inventé toutes ces machines modernes autrefois elles marcheraient sûrement mieux. Allez, Aimé, va !

Le fils, s'abstenant de toucher à quoi que ce soit, retourne à sa table de travail.
La télé, cependant, passe une nouvelle annonce :
"Mesdames, Messieurs, dans quelques instants la suite de notre programme. Nous vous prions de bien vouloir ne pas mod… "

LUI : Babette, ferme moi ce poste !
ELLE : Attends, Arthur ! Tu vois que çà va revenir...
LUI : çà va revenir, revenir...! En attendant les voisins n'ont pas besoin d'entendre que notre télévision ne marche pas. Allez, arrête !
Elle coupe la télé
ELLE : Tu as raison, Arthur. Les gens d'à côté sont tellement naïfs. Ils croiraient qu'on ne sait pas jouer de la télévision !

Ils s'occupent de leurs tasses de café.

ELLE : Arthur ?
LUI : Oui.
ELLE : Tu sais… Il ne faut pas maintenant te faire du mauvais sang à cause de Liliane.
LUI : Jo, was witt !... (7)
ELLE : Mais non ! Il y avait peut-être aussi une panne chez les autres gens qui ont la télévision…
LUI : Et alors… ?
ELLE : Alors, s'ils avaient une passe aussi, ils ne peuvent pas dire qu'on n'a pas montré Liliane à Davos !
LUI : Après tout, oui...
ELLE : Et puis tu sais, nous…
LUI : Oui...
ELLE : …Nous, quand on a été à Davos, il n'y avait pas encore la télévision et tout le monde l'a su quand même !
LUI : Oui, seulement nous, on était déjà mariés !
ELLE : Mais est-ce qu'on n'a pas envoyé Liliane à Davos pour qu'elle trouve là-bas quelqu'un pour se marier ?
LUI : Dess isch jetz nix nejs ! (8) Seulement on a pensé que si elle ne trouverait pas là-bas, elle trouverait quelque chose ici.
ELLE : Attends, Arthur, attends ! Moi çà m'étonnerait qu'elle revienne avec rien.
LUI : Cà t'étonnerait ?
ELLE : Pense ! Il y a là-bas que des gens convenables ! Tous avec des autos américaines, des skis en palissandre et qui vont seulement dans les cliniques les plus chic quand ils se cassent une jambe.
LUI : Je ne dis donc pas non ! Seulement hit tzetâhs (9), avec toutes ces starlettes et ces pin-ups…
ELLE : Qu'est-ce que tu veux dire ?
LUI : Yoh tu sais comment c'est avec la concurrence ! Y'a là tant de jolies filles tellement… tellement… tu vois ce que je dis…
ELLE : Ah non ! Je n'admets pas que tu crois que notre Liliane n'a pas tout ce qu'elles ont ces pinebbs…
LUI : Pin-ups, Babette. So sât men's ! (10)
ELLE : Comme çà ou comme çà, Liliane c'est ma fille ! Dis Arthur…
LUI : Quoi ?
ELLE : Stiller(11) Que Aimé il n'entende pas !... Dis, est-ce que moi je n'avais pas tout ce qu'il fallait quand j'avais vingt ans ?
LUI : Sûrement, Babette. Tu avais peut-être même plus…
ELLE : Ah ! tu le dis toi-même !
LUI : Mais est-ce que je t'ai pas seulement épousée quand tu avais trente-quatre ?
ELLE : Un denno ? (12) Çà prouve que même un peu après vingt j'avais encoure tout ce qu'il fallait !
LUI : Tu sais, un peu plus n'aurait pas fait de mal…
ELLE : Quoi, un peu plus ?
LUI : Tu sais donc ! Si ton père m'avait écouté pour cette histoire de tissus, j'aurais aussi pu devenir Monsieur Boussac…
ELLE : Je t'en prie, Arthur, je parle maintenant de Liliane.
LUI : Moi aussi. Et je dis qu'il est temps qu'elle trouve quelqu'un pour la marier avec !
ELLE : Naturellement… Musch awer jetz nit vegesse (13), elle a seulement vingt ans !
LUI : Elle oui… mais pas moi.
ELLE : Cà je sais, Arthur !
LUI : Also ! (14) Est-ce qu'on peut dire si avec la façon dont les affaires marcheront dans dix ans si Liliane plaira encore autant.
ELLE : Eh oui… Une fille, c'est un capital.
LUI : Un capital qui, avec le temps, porte de moins en moins d'intérêts.
ELLE : Parle pas maintenant si bête, Arthur ! Où est-ce que tu veux en venir ?
LUI : J'ai un peu peur pour Liliane.
ELLE : Ne m'effraie pas… Tu as peur pour Liliane ?
LUI : Elle fréquente un peu trop des gens…
ELLE : Quels gens ?
LUI : Des gens qui ne savent même pas d'où ils viennent.
ELLE : tu dis çà pour Freddy Kolowitz ?
LUI : Oh non !
ELLE : Ah bon !
LUI : Qu'est-ce que tu veux, Freddy Kolowitz il n'est plus tellement un pollack. Tu as vu sa dernière voiture ?
ELLE : Non…
LUI : Une Cadillac ! Une vraie Cadillac, et payée pas à crédit ! De celui-là donc j'ai pas peur, mais les autres…
ELLE : Quels autres ?
LUI : Est-ce que je sais ? On ne peut pas tout de suite les reconnaître, ces jeunes d'aujourd'hui : ils parlent parfaitement le français !
ELLE : Non ?
LUI : Si !... Comme toi et moi ! Oui ! Seulement, pour les affaires, zéro ! Et quand ils te disent leur nom… alors tu vois qu'ils ne sont pas de chez nous et qu'ils ne veulent même pas le devenir !
ELLE : Was witt galt mache ? (15) C'est triste !... Awer's Liliane, nânn ?...(16) Tu crois que Liliane ?...
LUI : Avec Liliane on ne sait jamais… J'aurais pas aimé de te le dire, mais on m'a raconté qu'un jour…
ELLE : Pense à mon cœur, Arthur ! Qu'est-ce qu'il y a eu un jour avec Liliane ?
LUI : Il paraît qu'un jour, à un bal, elle a dansé la hora.
ELLE : Seulement çà ?... Et puis après ? Tout le monde danse aujourd'hui ces danses américaines. Rumba, mambô oder hora (17), moi, tu sais…
LUI : Ecoute, Babette, sois une fois raisonnable ! La hora, c'est pas une danse de la Sud-Amérique !
ELLE : Also !... (14) C'est donc pas plus grave wenns es e Nejertanz isch ! (18)
LUI : Pourquoi tu me viens maintenant avec les nègres. Yoh ! si la hora c'était une danse des nègres çà me serait bien égal. Seulement c'est pire !... Devine où çà se danse, la hora…
ELLE : A Saint-Armand-des-Prés… ?
LUI : Non, à Tel-Aviv !... Et encore si çà était à Tel-Aviv dans la ville, mais non : dans la banlieue. Et quand je dis la banlieue, je crois que je dirais mieux à la campagne.
ELLE : Was ?... (19) Arthur, arrête ! Tu ne vas pas me faire croire que notre fille fréquente des bals de paysans !
LUI : Ja do !... (19) Enfin note que la chose on me l'a racontée. On m'a dit qu'elle avait été à un bal juif, peut-être qu'elle avait un tout petit peu bu…
ELLE : Bisch meschugge (20), Arthur ! Tu as déjà vu boire à un bal juif ?
LUI : Tu sais, on n'y a pas encore été… Mais enfin comment est-que que tu t'expliques que Liliane elle s'est mise à sauter avec les sionistes ?
ELLE : Qu'est-ce que çà vient encore faire là-dedans, les sionistes ?
LUI : Comprends donc, Babette ! Quand quelqu'un danse la hora, et là je suis bien renseigné, il a déjà un pied en Palestine.
ELLE : Mon Dieu !
LUI : Tu vois, tu vois… Je ne te disais pas autre chose.
ELLE : Dis… Arthur…
LUI : Oui ?
ELLE : Tu crois qu'il y en a à Davos ?
LUI : Qu'il y a quoi à Davos ?
ELLE : Des sionistes.
LUI : C'est difficile à dire… Mais tu les connais, les pollacks. Ils ne se gênent pas, ils se fourrent partout.
ELLE : Jeh ! oh Jeh !... (21) Et moi qui avais si peur que Liliane elle épouse un goy sans argent !
LUI : Ah ! C'est pas facile d'avoir une fille !
ELLE : Arthur…
LUI : Oui ?
ELLE : Quand on était à Davos…
LUI : Oui…
ELLE : On a vu là-bas aussi quelques Suisses…
LUI : Des Suisses ? A Davos ?
ELLE : Oui… Enfin, des Suisses Yid…
LUI : Bien sûr…
ELLE : eh bien tu ne crois pas que Liliane, avec un peu de chance…

On sonne.
ELLE : Quelle heure il est ?
LUI : Une heure et demie.
ELLE : Ah bon ! Il n'y a plus d'émissions. Cà çà manquerait encore que si quelqu'un vient il voit que notre télévision de marche pas.

La bonne entre.

BONNE : C'est Monsieur Isidore… Il a beaucoup l'air pressé.
LUI : Il peut venir.

Isidore entre.

ISIDORE : Madame Zweifuss, mes hommages… Bonjour, Monsieur Zweifuss. Bonjour Aimé.
LUI : Aimé, dis bonjour à Monsieur Isidore :
AIMÉ (s'exécute de loin) : Bonjour Monsieur Isidore.
ISIDORE : Je ne vous dérange pas, au moins ?
ELLE : Pas du tout, Monsieur Isidore, pas du tout !
ISIDORE : Parce que vous savez, aujourd'hui, j'ai toujours peur de gêner les gens. Ils sont donc tellement en train de voir la télévision !
ELLE : Allez donc, Monsieur Isidore… C'est peut-être bon pour les autres, un amusement quoi, ebbs zem spiele(22)
ISIDORE : Mais…
LUI : Nix mais ! (23) Quand un ami comme vous nous êtes un ami, çà ne compte plus la télévision ! Plus du tout !
ISIDORE : Ils ont pourtant des programmes si bons !
LUI : Oh, comme-ci comme-çà… Çà dépend, n'est-ce pas…
ELLE : Ne sois donc pas si difficile, Arthur !... Est-ce qu'on n'a pas peut-être vu Liliane tout à l'heure ? A Davos ?
ISIDORE : Vous avez vu Mademoiselle Liliane tout à l'heure ? A la télévision ?
LUI : Euh… tout à l'heure, oui.
ELLE : Et à Davos !
ISIDORE : A Davos ?
ELLE : Comment, Monsieur Isidore, un ami comme vous, vous ne savez donc pas que Liliane est à Davos ?
ISIDORE : Oh !
LUI : N'est-ce pas ?
ISIDORE : Comme c'est dommage, je voulais dire…
ELLE : Allez, allez !
ISIDORE : C'est que… Enfin, si Mademoiselle Liliane elle avait été ici ce soir, il y aurait peut-être eu une occasion…
LUI : Une occasion ?...
ELLE : Quelle occasion ?...
ISIDORE : Vous ne savez donc pas … Mister Elkan S. Trampler est à Strasbourg.
LUI : Qui çà est à Strasbourg ?
ISIDORE : Mister Elkan S. Trampler.
ELLE : On ne nous en a pas parlé, non. Vous savez, on a si peu de temps pour s'occuper de tout !
ISIDORE : Voyons Madame ! Vous connaissez… vous aussi, Monsieur Zweifuss… vous connaissez sûrement le "Brooklyn News Inquirer and Statesman".
LUI : Qu'est-ce que vous voulez, on est obligé de connaître aujourd'hui tellement de la culture !
ISIDORE : Vous savez donc, chers amis, que le "Brooklyn News Inquirer and Statesman" est un grand journal, un grand journal américain…
ELLE : Tu entends Arthur ? Américain !
LUI : Oh oh !
ISIDORE : Et Monsieur Trampler…
ELLE : Mister Trampler !
ISIDORE : C'est çà Madame. Mister Trampler est un grand reporter de ce grand journal !
LUI : Le plus grand ?
ISIDORE : Je ne sais pas… mais il est payé en dollars !
ELLE : Alors il doit sûrement être marié !
ISIDORE : Vous voulez plaisanter, chère Madame ! Si Mister Trampler était marié, je ne me permettrais pas d'être là ! Mister Trampler est célibataire !
LUI : Çà n'empêche pas qu'il est seulement journaliste.
ISIDORE : Oui, mais quel journaliste !… Payé en dollars !
ELLE : Est-ce qu'il a des relations ici ?
ISIDORE : Sûrement !... Enfin il doit en avoir… Plus ou moins…
ELLE : Il n'a pas par hasard des relations avec les Dernières Nouvelles…
ISIDORE : Oh ! Voyons ! Un journaliste comme çà ne s'intéresse qu'aux journaux de Paris !
ELLE : C'est dommage, n'est-ce pas, Arthur ? Avec toute la publicité qu'on est obligé de payer… Ils ne savent pas ici, que c'est pas tellement drôle d'être commerçant !
LUI : Allons, Babette, allons ! Monsieur Isidore va croire que nous n'avons pas les moyens…
ISIDORE : Jamais de la vie, voyons ! Je connais mes amis… Et si çà ne vous ferait rien de connaître un peu les mines… pour le cas où mademoiselle Liliane serait de retour avant que Mister Trampler soit reparti. Un si bon mari !
ELLE : Vous avez dit qu'il était célibataire !
ISIDORE : Justement ! Quel bon mari il pourra faire !... Je dis çà comme çà bien sûr…
LUI : Isidore, isch kenn Di !... (24) Il faudra pas que je vous paye avec des dollars, au moins ?
ISIDORE : Qu'est-ce que vous voulez dire là, Monsieur Zweifuss ? Je ne suis pas un schadchen (25) moi !
LUI : An non ?
ISIDORE : Seulement, je vous aime bien… j'aime bien votre fille…
ELLE : Et ce jeune homme, Monsieur Isidore, comment est-il ?
ISIDORE : Bien… Qu'est-ce que je dis ? Très bien, formidable, sensationnel ! Avec çà racé, séduisant, élégant ! Plein de sang-froid, courageux, capable de tous les exploits. Et sentimental, sentimental !
ELLE : Comme au cinéma ?
ISIDORE : Beaucoup mieux qu'au cinéma. Le cinéma, vous savez, c'est du kitch. Enfin…
LUI : Enfin… il est seulement journaliste.
ISIDORE : Malheureusement, Monsieur Zweifuss . Mais quel journaliste ! Un grand journaliste ! Quand on lit ses articles…
LUI : Vous en avez déjà lu ?
ISIDORE : Euh… Ils sont un peu trop intelligents pour moi, surtout en américain qu'ils sont écrits… Mais faites-moi confiance, ne suis-je pas votre ami ? Je ne vous demande qu'une chose : de recevoir Mister Trampler.
ELLE : Tu veux bien, Arthur ?
LUI : Bien sûr. D'accord. Avec plaisir. Nous, on est toujours contents de pouvoir montrer l'Alsace à des étrangers.
ISIDORE : Dess isch jetz nett ! (26) J'en étais sûr… Alors, si vous le permettez, il viendra chez vous, Mister Trampler. Tout à l'heure.
LUI : Regarde Babette, comme çà va vite, avec les Américains !
ISIDORE : Was heisst viteTime isch money, nit wohr. (27)
ELLE : Allez, Monsieur Isidore, il ne faut donc pas parler justement d'argent.
ISIDORE : Qu'est-ce que vous pensez, Madame ! C'était seulement une façon de parler… Enfin, si vous le permettez bien, Trampler viendra ici ce soir…
ELLE : Avec vous, j'espère !
ISIDORE : Oh non, Madame, non ! Ne songez donc pas des choses comme çà de moi ! Je n'ai aucun intérêt dans cette affaire, aucun !... Je veux dire cette visite. Elle me regarde si peu. Qu'est-ce que vous voulez, M. Trampler c'est un journaliste, il est si bien informé alors il sait que vous avez une fille tant charmante, c'est tout. Qu'est-ce que je viendrais faire là-dedans, hein ?... Alors, à un de ces jours. Cà ne presse donc pas pour régler les détails… Au revoir Madame Zweifuss, au revoir Monsieur Zweifuss… Et bien des choses à cette gentille Mademoiselle Liliane. Et aussi à tous ces beaux enfants qu'elle aura sûrement…

Sortie précipitée de Monsieur Isidore.

Les acteurs jouant la pièce en 1958
ELLE : Ce qu'il est pressé aujourd'hui, Monsieur Isidore !
LUI : Il sait peut-être pourquoi.
ELLE : Tu crois ?
LUI : Je ne veux pas dire… mais je me demande si ce Trampler, wie er do heisst (28) , si avec un nom pareil c'est vraiment un vrai Américain.
ELLE : Comment est-ce que tu penses çà ?
LUI : Tu sais donc que depuis la guerre tant de types sont partis pour l'Amérique. Eh bien moi je dis que le temps est un peu court pour que ceux-là ils ont autant de dollars que les vrais Américains.

On sonne. La bonne entre.

BONNE : C'est le Knopf.
ELLE : Qui est là ?
BONNE : Monsieur le tailleur, vous savez, pour l'essayage.
LUI : Il peut venir.

Entrée du tailleur.

KNOPF : Bonjour Madame, bonjour Monsieur !
LUI : Bonjour, bonjour ! awer mache schnell (29). Madame Zweifuss est pressée.
ELLE : Oui, montrez-moi une fois maintenant vite ce short.
KNOPF : Vous voulez pas voir plutôt quand Monsieur l'aura mis ?
ELLE : C'est que je dois partir. J'ai une réunion très importante. A la Wizo, vous savez…
KNOPF : La Wizo, oui, je connais. Cà c'est des dames bien. Leurs maris payent toujours à la livraison… Mais voilà, Madame.

Il finit de déballer le short
Regardez un peu cette qualité, Madame… Comme à Wimbledon.
LUI : Was (19) à Wimpeltonn ?
KNOPF : Vous savez donc : en Angleterre… Là où ils font les match de tennis, les championnats du monde un so witersch (30). Eh bien là-bas, ils portent seulement du tissu comme çà.
LUI : Tu entends, Babette ?
ELLE : Allez, Arthur, essaie-le voir.
LUI : Babette, voyons ! Pas ici devant toi tout de même.
ELLE : Non, mets-le juste dessus pour voir un peu.
Elle lui applique le short sur l'abdomen. Ahah !
LUI : Dis pas encore "Ahah", tu peux donc pas voir comme çà. Il faut que j'ai du mouvement… Où est donc ma raquette ?... Aimé?

Aimé arrive.

ELLE : Tzaj (31), cherche la raquette de Papa… Vous m'excusez, Monsieur Knopf, je dois m'habiller pour sortir.

Elle sort. Lui, se dissimulant derrière la télé, met le short. Aimé arrive avec la raquette. Knopf "fignole" l'essayage. Elle revient vêtue de son manteau de fourrure et spectaculairement chapeautée. Lui alors se fige dans une attitude qu'il veut ailée, la raquette à la main.

LUI : Qu'est-ce que tu dis, Babette ?
ELLE : Mince ! wesch wie du ussisch ?... (32) Exactement comme le Duc de Windsor.
LUI : Allez, Babette, allez !
ELLE : Je te dis, Arthur… Toutes mes félicitations, Monsieur Knopf !
KNOPF : Oh vous savez, madame, avec des clients comme votre mari, çà se coup tout seul.
ELLE : Mais maintenant il faut que je me sauve. Au revoir Monsieur Knopf ! Bye bye, darling !

Elle sort.

LUI : Bye bye ?... Un darling noch de zu !... (33) Qu'est-ce que vous croyez, vous ? J'ai vraiment l'air du Duc de Windsor ?
KNOPF : Bien sûr, Monsieur, bien sûr… Mais en beaucoup plus sportif, naturellement ! Personne il n'osera gagner un match contre vous…

On sonne. La bonne entre.

BONNE : C'est Monsieur S… Mais apercevant le tableau, elle éclate de rire
LUI : Qu'est-ce que vous avez là à rire ?
Elle rit de plus belle
LUI : Anne-Marie, si vous avez à rire, allez rire dehors.
BONNE : Vous savez pas pourquoi je ris, Monsieur… Parce qu'à côté de Monsieur, Monsieur Knopf a l'air tellement drôle avec son gros ventre !
Le tailleur se tâte, très intrigué, le ventre qu'il n'a pas du tout excessif.
LUI : Çà va comme çà, Anne-Marie. Qu'est-ce que c'est ?
BONNE : Monsieur Samclo il est là. Il dit que c'est pour une auto à prendre.
LUI : Pas à prendre, Anne-Marie. A apprendre.
BONNE : Çà Monsieur peut faire comme il voudra. Je le laisse enter, Monsieur Samclo ?
LUI : Il peut venir.
KNOPF : Also (14), pour le blouson, Monsieur Zweifuss, je reviendrai. Au revoir.
LUI : Au revoir.

Samclo, entrant, se heurte à Knopf sortant, ce dernier "ne tenant pas sa droite".

KNOPF : Pardon Monsieur.
SAMCLO : Tenez plutôt votre droite, Monsieur. Rien d'étonnant à ce qu'il y ait tellement d'accidents…
avisant l'équipement de tennis de Zweifuss
Bonjour, Monsieur Zweifuss. Vous êtes peut-être occupé ?
LUI : Oh non… J'avais juste fini une petite partie avec M. Knopf. Moi j'ai un principe, il faut toujours être à la page ! Vous faites aussi du tennis, Monsieur Samclo ?
SAMCLO : C'est excellent. Surtout pour la… circulation.
LUI : Ah oui, la circulation…
SAMCLO : La circulation, moi çà me connaît !
LUI : Oh oui, çà vous connaît !... Aimé !
FILS : Oui Papa…
LUI : Va vite chercher le guidon.
FILS : C'est le volant que tu veux, Papa ?
LUI : Volant, wenn de witt(34) Allez, va !

Le fils sort.

LUI : Ce petit est tellement intelligent. Je parle exprès un peu pas comme il faut avec lui pour voir s'il comprend. Mais il comprend toujours, toujours !

Le fils revient avec un "volant à ventouse".

LUI : Merci Aimé… Reste là. Tu peux écouter un peu. Comme çà, çà te fera moins à apprendre plus tard.
FILS : Oh oui, Papa.

On installe le volant à un bout de la table avec Zweifuss derrière. Samclo place une chaise à sa droite, s'y met à califourchon.
SAMCLO : Vous permettez, Monsieur Zweifuss, qu'on révise ce que nous avons appris dans la première leçon ?
LUI : Wenn's indispensable isch (35), pourquoi pas ?
SAMCLO : Bon. Alors attention ! Vous êtes dans votre voiture et moi dans la mienne. Vous arrivez là et moi je viens d'ici…
LUI : …Pardon, Monsieur Samclo. Est-ce qu'ils demandent des choses tellement simples à l'examen ? Autrement on aurait peut-être pas besoin de perdre du temps avec ?...
SAMCLO : Oh si ! On les demande. Je disais donc : vous venez là et moi ici… Qu'est-ce que vous faites ?
LUI : Je klaxonne pas !
SAMCLO : Entendu. Mais encore ?
LUI : Je… Je continue.
SAMCLO : Vous continuez ?
LUI : Oui… Mais pas trop… Juste un peu, bien sûr…
SAMCLO : Tiens tiens !... Et la priorité ?
LUI : La priorité ?
SAMCLO : Oui, la priorité, qu'est-ce que vous en faites ?
LUI : Yoh ! (36) Je la laisse aussi passer… Il faut que tout le monde il vit, n'est-ce pas ?
SAMCLO : Excusez-moi. Vous n'avez pas totalement assimilé ce que je vous ai expliqué la dernière fois et si nous avions été en train de rouler pour de bon, savez-vous ce qui serait arrivé ?... Nous nous serions rentrés dedans !
LUI : Cà alors !... C'était quelque chose de terrible pour les meubles. Vous pensez ! des meubles en palissandre véritable !... Aimé! Vezähl dese numne nit dinne Mamme ! (37)
FILS : Oui Papa.
SAMCLO : Bon ! Je reprends donc… Lorsque deux voitures arrivent au même moment à un carrefour, la priorité appartient à celle qui vient de droite. Regardez d'où je viens (il s'agite sur sa chaise).
LUI : De droite.
SAMCLO : Par conséquent ?...
LUI : Par conséquent ...
FILS : Tu dois le laisser passer, Papa.
LUI : C'est vrai çà, Monsieur Samclo ?
SAMCLO : Absolument !
LUI : Oui, mais écoutez… Il faut toujours que je laisse passer ceux-là qui viennent à la droite ?
SAMCLO : Bien sûr, toujours !
LUI : Même quand ils sont seulement dans des petites gadjevaux ?
SAMCLO : Mais oui, même quand ils sont dans des quat'chevaux.
LUI : Alors là je me demande vraiment pourquoi c'est la peine de payer tellement d'impôts !

On sonne. La bonne entre. Elle fait quelques pas puis, interloquée, reste plantée là en hochant la tête.

SAMCLO : Ecoutez, Mamzelle… Ne restez donc pas comme çà debout au milieu de la circulation.
FILS : Tu sais, Papa… on devrait peut-être mettre un passage clouté.
LUI : On voit que c'est pas toi qui a payé le tapis. Un vrai tapis de Perse. Véritable !... Qu'est-ce que vous voulez, Anne-Marie ?
BONNE : Je suis venue dire que Monsieur Schlemm il est là, pour le pritsch.
SAMCLO : Je vois que vous êtes très, très occupé, Monsieur Zweifuss. Je dois peut-être vous laisser…
LUI : Non, non ! Restez seulement. Je dois prendre ma leçon de bridge et il faut tout de même qu'on soit quatre. (A la bonne) Dites à Monsieur Schlemm qu'il peut venir.

La bonne sort.

LUI : Vous savez jouer au bridge, Monsieur Samclo ?
SAMCLO : Oh un peu, un tout petit peu…
LUI : Je vous montrerai alors. Vous verrez c'est presque aussi bien que le Schwarzer Peter (38).

La bonne fait entrer M. Schlemm . On se dit bonjour et sur ce, Madame Zweifuss revient de ville.

LUI : Tiens, Babette ! tu as fait vite aujourd'hui.
ELLE : C'était à cause du bridge… Et puis, aujourd'hui, à la Wizo, çà n'était pas si chic que çà !
LUI : Ah ?
ELLE : Oui, figure-toi qu'ils avaient invité quelques unes des Femmes pionnières !
SCHLEMM : Ah, des Femmes pionnières ?
LUI : Was isch dess jetz wieder ? (39)
ELLE : Yoh ! rien d'intéressant… Des sionistes.
LUI : Quoi ? des sionistes ?... Babette ! tu as bien fait de rentrer !
ELLE : Gell ? (40)
LUI : Et comment ! Si maintenant il y a des sionistes à la Wizo alors çà n'est vraiment plus possible!
SCHLEMM : si vous le permettez, Madame et Monsieur, nous pourrions commencer… auriez-vous un quatrième sous la main ?
ELLE : Si Monsieur Samclo… ?
SAMCLO : Je regrette vraiment beaucoup, Madame… Mais vous savez ce que c'est dans mon métier. Il faut que çà roule !
ELLE : Cà c'est nettement dommage…
SAMCLO : Croyez bien Madame, qu'à la prochaine occasion… Au revoir Madame Zweifuss. Au revoir Monsieur. Et n'oubliez surtout pas la priorité ! (A Schlemm :) Au revoir, Monsieur.

Il sort.

SCHLEMM : Voilà qui ne résout pas la question du quatrième…
LUI : Attendez… Peut-être que Aimé…
ELLE : Non, laisse-le tranquille Aimé. Il doit travailler ce petit. Vous ne croyez pas, Monsieur Schlemm, qu'Anne-Marie… ?
Schlemm : Anne-Marie ?
ELLE : Oui, c'est notre bonne…
LUI : La bonne ? Ecoute Babette ! qu'est-ce qu'on va dire dans le quartier !
ELLE : Justement, ils doivent le dire dans le quartier que nous on est democratisch… Anne-Marie ! Anne-Marie !

La bonne arrive.

BONNE : Madame m'a appelée ?
ELLE : Assez-vous, Anne-Marie.
BONNE : Je dois m'asseoir ?
LUI : Vous ne comprenez donc pas ? Vous faites le quatrième.
BONNE : Ah ?
ELLE : On dirait que cette fille n'a jamais été à un bridge… Allez, Monsieur Schlemm, la partie peut commencer.

Schlemm commence la distribution des cartes. On sonne.

BONNE : C'est des enfants.
LUI : Des enfants ?
BONNE : Oui… Il paraît qu'ils sont envoyés par un monsieur avec un nom tout drôle.
ELLE : Nous on ne connaît pas de monsieur avec un nom tout drôle. Comment s'appelle-t-il ?
BONNE : Attendez… Gaga, je crois… Gagaèlle… oui, Gagaèlle.
LUI : Comment ils sont ces enfants ? Bien habillés, au moins ?
BONNE : Oh oui Monsieur, habillés ils sont bien.
LUI : Ils peuvent venir.

La bonne sort et revient avec deux jeunes quêteurs.

1er QUETEUR : Bonjour Messieurs-Dames. Nous venons pour le KKL.
LUI : Mais qui c'est donc ce type, à la fin !
2ème QUETEUR : C'est pas un type, Monsieur… C'est une abréviation. Vous ne connaissez donc pas le Keren Kayemeth Leisraël?
ELLE : Leisraël, vous dites ?
1er QUETEUR : Oui Madame !
ELLE : Arthur, fais attention…
LUI : Ecoutez mes enfants. Vous voyez qu'on n'a pas beaucoup le temps. Qu'est ce que vous voulez?
2ème QUETEUR : Ben, on ramasse de l'argent…
LUI : Vous ramassez de l'argent ? Comme çà ? chez des gens qui ne vous connaissent pas ?
2ème QUETEUR : Oui Monsieur.
LUI : Et vos parents, ils savent çà ?
1er QUETEUR : Oui Monsieur.
LUI : Et ils ne vous grondent même pas ?
2ème QUETEUR : Oh non, Monsieur. Mon papa est aussi un sioniste.
ELLE : Tu entends, Arthur ? C'est des sionistes !
LUI : Ah vous êtes des sionistes, et vos parents aussi. Et vous voulez de l'argent ! Pourquoi vous en voulez de l'argent ?
1er QUETEUR : Pour Israël, Monsieur.
LUI : Aha ! Pour Israël… ecoutez, jeunes gens… Est-ce qu'il y a aussi des sionistes en Israël ?
2ème QUETEUR : Mais Monsieur, en Israël, tout le monde est sioniste !
LUI : Alors çà ne m'étonne plus !
ELLE : Qu'est-ce qui ne t'étonne plus, Arthur ?
LUI : Que tout marche si mal là-bas !... Qu'est-ce que tu veux, un pays où tout le monde ramasse de l'argent, çà ne peut pas exister.
1er QUETEUR : Alors Monsieur ? Qu'est-ce que vous nous donnez ?
LUI : Babette… Est-ce qu'il reste encore quelques pralines ?
2ème QUETEUR : On ne demande pas des pralines, Monsieur.
1er QUETEUR : Oh non ! On n'est pas des schnorrers (41), vous savez.
LUI : Ecoute çà, Babette ! C'est pas des schnorrers, et ils veulent de l'argent. (Il sort un billet) Tenez Voilà cent francs et laissez-nous en paix.
1er QUETEUR : Merci Monsieur… On marque votre nom ?
LUI : quoi ! Dess tet jetz noch fenle(42) Pour que tout le monde il dise que je finance les sionistes… allez, kinder, allez !

Les quêteurs s'en vont.

LUI : Vous savez, Monsieur Schlemm, les pauvres gens ont tout de même plus de chance que nous. Eux au moins, les sionistes ne viennent pas leur demander de l'argent.
SCHLEMM : En effet, en effet… si nous commencions cette partie, Monsieur Zweifuss ?
LUI : Cà oui. C'est temps qu'on commence… (Il prend ses cartes, les regarde)… Nom d'une pipe ! J'ai rien que de çà !
ELLE : De quoi Arthur, tu n'as que de çà ?
LUI : Du cœur ! Regardez : c'est fou ce que j'ai du cœur !

RIDEAU

acte ii

Même décor. Le fils est seul en scène à sa petite table de devoirs.
On sonne. La bonne arrive.

Les acteurs jouant la pièce en 1958
BONNE : Il y a un Monsieur… Il cause pas correct de français… Il faut peut-être qu'ils reviennent quand vos parents ils sont là ?
FILS : Non, Anne-Marie. Dites-lui qu'il vienne les attendre ici.

La bonne sort et revient avec l'Américain.
TRAMPLER : Hello !... Bônnjhoûr ! Mister Zweifuss junior, I suppose ? My name is Trampler, Elkan S. Trampler.
FILS : Good bye, Sir, good bye !
TRAMPLER : Pourquoi good bye ? Je seulement vient de arriver…
FILS : OK, OK…
TRAMPLER : Mister et Misses Zweifuss ne sont pas dedans, I see.
FILS : Yes, yes. Ils rentrent bientôt… Ils vont… to come. You… you attendez un little…
TRAMPLER : That's allright for me.

Aimé se replonge dans ses devoirs tandis que Trampler allume une cigarette, s'installe dans un fauteuil et promène son regard à travers la pièce.

TRAMPLER : Oh, swell ! Vous aussi avez le télévijeunn, I see.
FILS : Yes, yes.
TRAMPLER : (aperçoit le magnéto). And what about that ?... A recorder ?
FILS : Well, well.
TRAMPLER : It is your business ? Hey boy, c'est vous qui jouez cette chose ?
FILS : Yes. Vous ne connaissez pas encore çà en Amérique ?
TRAMPLER : Oh, un peu, un peu…
FILS : Attendez, je vais vous montrer… (il se lève) C'est très simple.

Il fait sa démonstration, rembobine, puis démarre la bande à l'endroit de la visite de M. Isidore où il va être question de lui ("c'est que… Enfin, si Mademoiselle Liliane elle avait été ici).
Etonnement de Trampler en entendant parler de lui. D'abord intrigué, puis flatté (quand Isidore le pare de toutes les grâces) il finit par trouver l'expérience un peu saumâtre.

TRAMPLER : What the matter ?... Who is talking this way about me ?... Stop çà !... Arrêtez !

Au moment où le fils arrête le magnéto, les parents arrivent, en tenue de ville. Ils s'excusent de s'absenter encore un instant pour ôter leurs manteaux, puis reviennent.

TRAMPLER : How do you do ?
LUI : So, so. Merci
TRAMPLER : My name is Trampler.
LUI : Miner name isch Zweifuss (43).
ELLE : Alors comme çà, Monsieur Trampler, vous êtes Américain ?
TRAMPLER : American, that's right !
ELLE : je le disais encore tout-à-l'heure à mon mari, l'Amérique, c'est un si joli petit pays !
TRAMPLER : Oh, pas si petit… Vous avez été déjà ?
LUI : Pas tout-à-fait… Mais, n'est-ce pas, on sait tout de même un peu… New York, Chicago… Manchester…
ELLE : On s'intéresse beaucoup, vous savez, à ce qui se passe dans le monde. Vous pensez, on est bien forcé, avec ces temps modernes.
LUI : Laisse donc parler Monsieur Trampler. Vous êtes alors venu ici pour écrire des articles ?
TRAMPLER : Yes. Partout je vais pour écrire des articles.
ELLE : Comme c'est intéressant ! Ah ! Si Liliane était là !
TRAMPLER : Lilian ?
ELLE : C'est notre fille. Oui, Monsieur… Elle lit beaucoup, vous savez. Surtout des journaux américains !
TRAMPLER : Interesting ! Medmeuzèll Lilian lit des american journaux ?
ELLE : Oh yes !
LUI : Et comment ! Chaque semaine elle achète le MATCH.
ELLE : Monsieur Trampler écrit peut-être aussi dans MATCH ?
TRAMPLER : No. That's not my business. Moi je travaille pour DAILY BROOKLIN NEWS INQUIRER AND STATESMAN.
ELLE : Tu entends Arthur ? Un titre comme çà ! Quel grand journal çà doit être !
LUI : Et à Brooklin, Babette… Gelle (40), Herr Trampler, Brooklin c'est pas loin de New York ?
TRAMPLER : Pas du tout loin !
ELLE : Alors vous pouvez voir les gratte-ciels ?
TRAMPLER : Gratte-ciel ? Oh oui, beaucoup gratte-ciel. Tellement qu'il n'y a pas assez de ciel pour le gratter.
ELLE : Tu entends Arthur ? Ah ! Si notre fille était là !
TRAMPLER : Oh oui, beaucoup de filles ! Nous avons beaucoup de filles. Pin-up girls, you know
LUI : Ja, ja, you know… Mais quelque chose d'autre (plus bas)… dites, Monsieur Trampler, il y a peut-être aussi des Israélites à New York ?
TRAMPLER : Israelit' ?... Oh ! you mean Jews ?... Of course, we have got a lot of Jews. Beaucoup ! Deux millions et demi de Juifs.
ELLE : Quoi ? Deux millions et demi de Juifs à New York ?
LUI : Crie pas comme çà fort, Babette. Es Anne-Marie bruscht ni ze wisse was derte alles los geht… (44)
ELLE : Mais c'est tout de même quelque chose. Deux millions et demi !
TRAMPLER : Peut-être même un peu plus…
LUI : Plus ?... Keen Wunder dass es derte so viel richess gibt ! (45)
TRAMPLER : Richesses ? Yes, we have got beaucoup, beaucoup de richesses. Dollars, you know…
ELLE : Dollars… Oh yes… Arthur, pass gut uf ! (46)

Le téléphone sonne.

LUI : Vous m'excusez un instant…
TRAMPLER : I don't care.
LUI : (après avoir décroché) Allo ?... Oui, le 67 43 52… Quoi Monsieur Allevard ?... Ah comme çà… (à Elle) On nous demande de Allevard…
Allo qui ?... Liliane – C'est la Liliane – Was machscht denn du in Allevard, Liliane ? (47)

Une bonne nouvelle, tu dis ? – Elle a une bonne nouvelle pour nous – Fiançailles ?... Was ??? (19) Qui ? Toi ? – Babette, Liliane s'est fiancée.
ELLE : Avec qui ? Demande, Arthur, Demande !
LUI : Maman demande avec qui tu t'es fiancée, Liliane… Avec un Schwitzer ?... Non ? Un Chilien ?... Non ?... Tzaj (31), Babette. Essaie une fois toi. Je ne comprends rien dans ce téléphone.

Elle prend l'appareil.
ELLE : Allo, Liliane, Mazel Tow (48)… Dis maintenant à ta mère avec qui tu t'est fiancée… Un Chilien ? Non, c'est pas çà ?... Un quoi ?
LUI : Tu vois, on ne comprend pas.
ELLE : Aimé ! Viens ici. essaie toi, tu as donc tellement d'éducation.

Aimé s'exécute
AIMÉ : Salut Liliane !... Alors, qui c'est ton gars ?... Ah ! un Chalia'h !
LUI : Un Chalia'h ? Qu'est-ce que c'est que çà ?
AIMÉ : S'il te plaît, Papa, attend un peu… Oui, Liliane. Bon, je leur dirai… Au revoir, Liliane… Au revoir !

Il raccroche
ELLE : Alors ?
AIMÉ : Tu sais Maman… Liliane n'a pas été à Davos.
LUI : Quoi ?
AIMÉ : Non, elle est à Allevard.
LUI : Çà on a aussi compris… Wo lejt denn dess Allevard ? (49)
AIMÉ : C'est quand même dans les Alpes, Papa.
ELLE : C'est pas moins cher, au mois ?
AIMÉ : C'est que… Elle n'est pas allée à l'hôtel.
LUI : Qu'est-ce que tu dis ?
AIMÉ : Ben non… Elle voulait pas vous le dire… mais elle est dans un camp.
ELLE : Un camp ?... Ma fille est en prison ??? Arthur…
AIMÉ : Mais non, Maman… C'est seulement un camp de la jeunesse sioniste.
LUI : Est-ce que j'ai bien écouté ?... Sioniste ?
TRAMPLER (se levant) : Madame Zweifuss, Monsieur… Vous me voulez excuser ?
ELLE : Excuser ?
TRAMPLER : Oui, I have to leave… Je dois maintenant quitter… Un rendez-vous, you know
ELLE : Cà c'est maintenant dommage…
LUI : Laisse-donc, Monsieur Trampler s'il est gepressiert (50). Au revoir, Monsieur, au revoir.

Il le pousse presque dehors.

TRAMPLER : Au revoir, au revoir Madam. See you later !

Il sort

LUI (poussant un gros soupir) : Cà vaut mieux qu'il est parti. Qu'est-ce qu'ils vont penser de nous en Amérique s'il leur raconte !... Aimé !
AIMÉ : Oui Papa…
LUI : Finis une fois cette histoire… Alors avec qui elle s'est maintenant fiancée, la Liliane ?
AIMÉ : Avec un chalia'h. Tu sais, un gars comme ils en envoient d'Israël pour enseigner le sionisme ici.
LUI : C'est donc vrai ?... Un sioniste ?
AIMÉ : Oui Papa…
LUI : Et par-dessus le marché un type de Palestine ?
AIMÉ : Oui Papa… Mais il paraît que c'est un brave type !

Elle, prostrée depuis quelques instants déjà, sanglote éperdument.

ELLE : Oh… Ma pauvre Liliane, ma pauvre Liliane…
AIMÉ : Pourquoi tu pleures, Maman ?
LUI : Tu es encore trop jeune pour comprendre, Aimé. Tu verras plus tard quand tu auras élevé une grande fille. Tu verras ce que tu diras si elle se marie avec un étranger !

rideau
8.3.1955 Pourim          

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