Jalons pour l'étude de l'humour judéo-alsacien (suite et fin)

Relations avec les non-juifs
Alphonse Lévy :"du yid ou du goy"

Si les malheurs du Juif peuvent résulter de difficultés matérielles, ils apparaissent également plus spécifiquement liés à la condition même du Juif, comme être minoritaire au sein d'une société souvent hostile et intolérante. Alors que le Juif d'Alsace, lorsqu'il évoque ses souvenirs, idéalise un passé qui aurait été nourri par des relations harmonieuses entre les Juifs et les non Juifs, les Mochelich décrivent une réalité conflictuelle et un antagonisme des valeurs.


Les agressions du Goy (le "Gentil", le non-juif ) envers le Juif sont la violence et la manifestation de son mépris. "Il y avait un Goy qui disait : "Je ne peux pas voir les Juifs... ". Elles ont pour origine son ignorance du monde juif, son incapacité à le comprendre. Si toutefois le non-Juif exprime quelque peu d'intérêt, les questions qu'il pose témoignent de son ignorance.

"Itzig est dans le train. Il met les Tephilines (les phylactères). Une non-Juive en face de lui l'observe et dit : "Pardon Monsieur, est-ce que vous captez toutes les stations avec votre appareil ?"

Alors que l'hostilité du Chrétien envers le Juif s'exprime par la violence et l'agressivité, le Juif utilise l'humour et son intelligence comme armes pour se défendre. Il va s'employer à duper l'autre.

"Mon grand-père paternel quand il avait pris sa retraite allait faire le marché. Il était très habile dans ses rapports avec les Goyim, il savait leur parler, il les entortillait de façon merveilleuse. Il fallait faire le marché pour acheter par exemple des oeufs, et il entreprenait une de ces paysannes qui avait son panier d'oeufs sur le trottoir, et il disait à la paysanne qu'il voulait acheter des oeufs d'une poule noire. Alors les paysannes lui disaient : "On veut bien, Monsieur Jules, vous vendre des oeufs de poule noire mais comment ? On ne peut pas les reconnaître, on ne se souvient pas quelles poules ont pondu quels œufs". Alors le grand-père disait : "Lévi Frau (ma chère dame), laissez-moi faire, moi je sais comment les trouver, les oeufs des poules noires." Alors la bonne femme disait "Ben si c'est comme ça, prenez vos œufs". Et le grand-père cherchait ses oeufs dans le panier. Alors il disait : "Voilà, j'ai ma douzaine d'oeufs, ce sont les oeufs des poules noires". Alors la bonne femme lui disait : "Mais c'est extraordinaire, comment est-ce que vous les reconnaissez ?". Alors le grand-père lui répondait, après avoir payé : "Ben, c'est tout simple, ce sont les plus gros."

Le Juif en tournant ainsi en dérision son adversaire et en profitant de lui est souvent mû par une volonté de tirer quelque avantage de la méconnaissance et de l'ignorance dont celui-ci témoigne.

"Un Juif a construit une Souka pour Soukoth qui gênait un non-Juif, son voisin. Ce voisin lui a fait un procès, ils sont allés au tribunal. Le juge était Juif et a jugé. "Si d'ici huit jours vous n'enlevez pas la Souka, vous serez puni d'une grosse amende (or, la fête de Souccoth dure huit jours)."

Lorsque le Juif est confronté à l'hostilité du Goy, il a le dernier mot grâce à son humour et son esprit de répartie :

"Un Juif cherche un logement, personne ne veut lui en donner parce qu'il est Juif; alors il dit à un propriétaire : "Ça ne m'étonne pas que Jésus soit né dans une étable, il y avait déjà des antisémites à ce moment-là."
La technique de l'humour consiste ici dans la formulation d'une absurdité pour mettre en évidence une autre absurdité qui s'ignore comme telle, celle du discours antijuif.

Le Juif l'emporte également quand il discute avec un Chrétien de la valeur respective de leur religion. Il sait en effet répondre à ses attaques :
"C'est un Chrétien et un Juif qui discutent de religion. Le Chrétien dit au Juif : "Vous avez crucifié notre Seigneur", et le Juif lui répond : "Quand vous attraperez le nôtre, vous pourrez en faire autant."

Les Mochelich ont pour le Juif une fonction de valorisation compensatoire; face à son adversaire qui en est totalement démuni, l'humour place le Juif en position de vainqueur, et lui permet de tourner en ridicule la haine et l'incompréhension dont on l'accable.
Mais l'humour n'est pas uniquement pour le Juif une arme de défense qui lui permet de répondre de façon immédiate à l'hostilité de son adversaire; à travers lui, il opère également une critique de la vision du monde de celui-ci. Au-delà des relations conflictuelles entre les Juifs et les non-Juifs, les Mochelich soulignent le caractère antagoniste de leurs valeurs et une bipartition fondamentale de l'univers, que même la conversion s'avère incapable de briser. En effet, le Juif devenu Goy est un faux Goy et reste juif.
"Un Juif voulait changer de nom et se convertir. Il va au bureau de la mairie de son village. "Je veux changer de nom ." - "Comment vous appelez-vous maintenant ?" - "Moché Kahn." - "Et comment voulez-vous vous appeler ?" Le Juif ne sait pas. Alors le greffier lui propose : "Dites voir, Julius Schmidt ?" - "D'accord pour Julius Schmidt." Alors le greffier lui dit : "Maintenant, allez dans le bureau à côté". Et là-bas, lorsqu'on lui demande son nom, il dit : "Scbmulius Jit" (nom à forte consonnance juive, "Jit", signifiant "juif" et "Schmille" signifiant "Samuel" en judéo-alsacien).

De même, lorsque le Chrétien se convertit au judaïsme, il reste souvent un chrétien aux yeux de certains Juifs du village, du moins quand cela les arrange.
"Il y a quelqu'un qui avait épousé une non-juive. Sa femme qui s'est convertie a pris sa conversion au sérieux, et tous les samedi matins elle allait à la synagogue. Elle a constaté que son mari n'y allait pas, et elle lui a fait avouer que pendant que les fidèles allaient à la synagogue, il travaillait au bureau avec son père. Alors la femme a exigé de lui qu'il aille à la synagogue. Le fils l'ayant rapporté à son père, celui-ci s'est écrié : " Je t'ai toujours dit, ne commence pas avec cette Goya !"
Là le Juif se moque de son propre racisme.

Alors que le Juif a avec ses valeurs une relation de type humoristique, le Chrétien ne sait pas adopter par rapport à elles une attitude distante.
"Ça se passe dans un petit village où il y a un rabbin et un pasteur protestant. Ils ont chacun un fils du même âge qui va partir faire ses études à l'université. Les deux pères accompagnent leur rejeton à la gare et sur le marche-pied du train, le pasteur donne l'accolade à son fils et lui dit : "Sei immer ehrlich mein Sohn und du wirst es weit bringen" ("Sois toujours honnête mon fils, et tu iras loin"). Alors le rabbin se dit : "Il va falloir que je dise quelque chose du même genre, et il dit : "Sei immer ehrlich mein Sohn, und du wirst sehen wie weit du's bringst" ("Sois toujours honnête mon fils, et tu verras bien où cela te mènera ").
Par cette formulation sceptique le rabbin se moque des certitudes du pasteur. Face au monde des autres, l'humour est pour le Juif une arme de contestation. Le Juif n'a pas la possibilité de parler sérieusement, parce que le sérieux est au service d'un ordre établi qu'il récuse, et sert de justification à des valeurs qu'il désavoue et qui lui sont hostiles. L'humour permet au Juif de se moquer du sérieux de ses adversaires et d'en contester les fondements.

Ainsi, certains Mochelich tournent en dérision l'esprit militariste et la discipline hiérarchique de l'armée, ainsi que le culte du chef. Lorsque le Juif alsacien se retrouve à Paris, la capitale tout entière est assimilée au camp des autres :
"Itzig est allé à Paris avec un guide; le guide lui a montré la tombe de Napoléon, celle du Soldat Inconnu.., alors il a dit : "Ecoutez, je ne suis pas venu Käjfer Ofess (pèlerinage sur la tombe de ses parents selon le rite juif) à Paris ".


L'humour comme mise à distance
Si dans ces histoires, le Juif parvient ainsi à rendre risible le monde des autres, c'est parce qu'il le perçoit avec détachement, avec la même volonté de distanciation que lorsqu'il se moque de son propre univers. Il apparaît en effet comme un spectateur passif, tout au plus intéressé par le spectacle, jamais impliqué dans l'intrigue. Le Juif est marginalisé, incapable de participer aux événements. Cette indifférence se distingue de l'incompréhension que lui témoigne le non-Juif, celle-ci supposant une volonté de comprendre mais une incapacité d'ordre intellectuel. L'humour est pour le Juif un refus en connaissance de cause. Il est pour lui une attitude de retranchement sur soi qui lui confère une indépendance négative par rapport au monde des autres. Face à celui-ci, le Juif s'affirme dans sa liberté négative. Il le perçoit en effet à travers des catégories juives et lui dénie du même coup tout caractère réel.

Ce retranchement dans la subjectivité est aussi le côté passif de l'humour. Si le pôle positif de celui-ci est sa dimension critique, son aspect négatif résulte du fait que la mise entre parenthèses du réel n'a pas comme but sa transformation. Celle-ci supposerait que le sujet soit impliqué dans
Face à la religion dominante qui triomphe, et parfois l'avilit, le Juif de la campagne alsacienne oppose la certitude de la singularité de sa durée opiniâtre, sa croyance indéfectible en l'avènement d'un monde juste qui le rétablira dans sa prééminence. Contre la tentation du découragement, voire de l'absurde, née de l'existence précaire du peuple que Dieu avait pourtant choisi d'entre les peuples, l'humour exprime un optimisme irraisonné, la volonté de relativiser les événements, même pénibles, par le rire. Il constitue Une tentative pour transcender les difficultés de l'existence par une pirouette.

Le Juif a pris le parti de rire de ses persécuteurs, de l'opprobre dont on l'accable, car l'important c'est de durer. "S'appuyant solidement sur l'Ecriture qu'il ne cesse d'approfondir à l'aide du Talmud et des commentaires oraux et écrits..., il ne doute pas d'avoir le dernier mot sur les contingences" (I. Pougatch). L'humour est l'arme de ce peuple qui s'ingénie à durer. Il vit sa condition d'exilé "en orgueil et misère confondus".

Le comique surgit de la dispersion et de l'errance, il en explore l'incohérence et l'absurdité. La drôlerie naît non seulement du choc des contingences ou d'une heureuse rencontre de mots, mais aussi "d'un pessimisme à rebours, qui se rebiffe. Et qui, plutôt que de se résoudre en accablement et en complaisance mélancolique, Se plaît à se transfigurer en facéties et en brocarts, acerbes certes, mais jamais au-delà, n'allant jamais jusqu'à la charge féroce... " (E.J. Finbert).

La précarité de la condition du Juif alsacien est illustrée par l'histoire suivante. Un Juif s'est converti ("geschmat ") et a renoncé i toutes ses pratiques antérieures : il ne prie plus, il ne mange p1us cachère, il ne jeûne plus à Yom Kipour... Il n'y a qu'une chose dont il ne parvient pas à se défaire : c'est sa peur des chiens quand il bat la campagne.

L'humour comme échec à la violence
Ces histoires présentent un inventaire partiel des stratégies quotidiennes du faible pour faire échec aux entreprises violentes de la force brutale. Dans ces Mochelich , "les effets, astuces et figures de style, les allitérations, inversions et jeux de mots participent aussi à a collation des tactiques", qui minent les rapports de force. Pour Michel de Certeau, ces "tours" sont les repères d'un apprentissage qui subvertit l'ordre dominant, en inscrivant dans la langue ordinaire les ruses d'une idéologie de la résistance.

Les minorités qui subissent l'histoire ont tendance à en déboulonner la statue, à en montrer la médiocrité et le grotesque. L'humour souligne le comique qui fait partie de chaque situation, ses aspects cocasses: il démasque, et ce faisant met à mal tous ceux qui paradent en exhibant leurs certitudes. Certains Mochelich tournent en dérision des croyances chrétiennes, surtout lorsqu'elles servent à entretenir des préjugés antijuifs :
"Un adolescent juif de Phalsbourg est pris à partie, dans la forêt aux abords de la petite ville, par un groupe d'enfants chrétiens du même âge. Ils s'apprêtent à le rosser. Les Juifs n'ont-ils pas mis à mort le Seigneur ? Et l'enfant juif de plaider non-coupable : "Vous faites erreur, ce ne sont pas les Juifs de Phalsbourg, mais ceux de Mittelbronn" (à deux lieues de là).

De nombreuses histoires tournent en dérision les vertus guerrières, et témoignent d'un mépris profond pour le recours à la force brutale. La guerre est souvent dénoncée comme une entreprise criminelle, qui permet le triomphe de la violence et de l'absence d'intelligence. Parfois, les Mochelich témoignent d'un profond sens de l'humain, qui accuse la folie meurtrière des hommes :
"Deux jeunes officiers ayant décidé de faire un coup d'éclat, donnent l'ordre de pilonner sans relâche une position ennemie; un soldat juif se précipite sur eux : "Est-ce que vous êtes devenus fous ? Mais, il y a des hommes là-bas !"

L'humour comme source documentaire
Si l'on considère ces "histoires" comme des regards qui nous renseignent sur la façon dont on vivait, on s'amusait, on souffrait à leur époque, de quelle validité peut-on les créditer en tant que
documents ? Elles témoignent souvent d'une grande richesse d'observation, ainsi que de la capacité d'évoquer une situation et une scène avec une grande économie de moyens, atteignant parfois la sobriété de l'épure. Il ne faut pas cependant, chercher dans ces récits un reflet fidèle de la façon dont les Juifs d'Alsace vivaient dans les bourgades à la fin du 19ème siècle. Ils formulent une vision du monde qui possède sa propre logique, née de la volonté de montrer que "le roi est nu". C'est une partie de l'univers familial et social qui est mise en scène, avec ses conflits latents ou exprimés, mais aussi avec les fantasmes que ceux-ci engendrent : rivalité, revanche, célébration et dénonciation de la réussite...

Ces histoires que nous avons recueillies en 1981-82 témoignent du travail de la mémoire de nos narrateurs qui, coupés de la réalité villageoise où s'originent la plupart des Mochelich , et d'une vie communautaire dense qui en était le support, n'ont retenu que les histoires qui sont significatives pour eux et qui les font sourire. L'allusion à une histoire juive, à peine esquissée, sert encore de signe de reconnaissance et de complicité entre les descendants de familles juives villageoises, au même titre que certaines expressions en judéo-alsacien. C'est d'ailleurs dans cette langue seulement que ces histoires, étant donné les connotations qui sont attachées à nombre de termes, véhiculent leur pleine charge d'humour.

L'humour est la force des faibles
L'humour est la force des faibles, "l'arme des désarmés" (V. Jankélévitch). Il est leur seule revanche, mais une revanche sans triomphalisme. "L'humoriste se moque aussi de lui-même; il n'oppose pas une force à la force triomphale des rugissants : il implique le doute et la précarité". Le bon mot, est à la limite une façon de ne point périr à nos propres yeux quand la chair tremble "ou que l'espoir, ne s'incarnant plus, retentit dans les rêves" (Alfred Kern). Révolte dérisoire? Fuite sur le mode de l'imaginaire? Certes. Mais, comme le souligne Alfred Kern, le dire soulage quand même le vieil arthritique, qui, désignant sa jambe, retire de sa plainte une douleur apprivoisée. Un médicament vrai puisqu'il prend ses distances et objective sa douleur dans le sens commun, le bon sens retrouvé.

Peut-être conviendrait il de distinguer entre l'ironie, qui entend défendre une vérité, tout en faisant semblant d'épouser la thèse inverse, et l'humour qui n'a pas de stratégie. "Celui-ci est un chemineau, un vagabond qui restera éternellement en état de vagabondage ; il n'a pas de propriété à faire valoir ni de royaume à restaurer. L'humour ne fait pas semblant d'accomplir des détours pour mieux atteindre le but : il va au but, il erre sans but sur la terre comme le pauvre exilé" (V. Jankélévitch). L'humour ne plaide pas, ne pontifie jamais, va toujours au-delà. "L'humour est éternellement en route". Mais lorsqu'il est une arme qui permet à l'homme, dans une situation sans espoir apparent, de sauver sa face, il perd son caractère de gratuité et tend à se confondre avec l'ironie. "Seulement l'ironie est l'arme des forts, alors que l'humour est la seule arme des faibles. Chez les humiliés et les offensés, l'humilité humoristique permet de surmonter l'humiliation" (V. Jankélévitch).

Certains Mochelich sont marqués d'un cerne d'ironie douloureuse, à peine perceptible, mordus par une très vieille expérience venue de loin. "Elles ne sont pas jeunes, fraîches ni piaffantes, mais dites d'une lèvre triste, serrée sur elle-même, de crainte de laisser échapper, peut-être, la vraie nature de ce rire à souffrance, de ce rire à amertume" (16). Mais on n'y trouve guère, comme dans les communautés juives d'Europe Orientale, ces histoires qui sont des drames en raccourci, et qui sont racontées "par une sorte de retournement contre la tragédie qui cogne de toutes part en elles sa sombre ardeur" (E.J. Finbert).

Le scepticisme n'est que la contre-partie d'une exigence et d'une nostalgie. Loin de nier avec cynisme les valeurs, il montre qu'elles ne sont pas là où on les affiche. Au dogmatisme et au sérieux doctrinaire, il oppose à la fois une sagesse faite de modestie et de retenue, et une tendresse pour les créatures. Cet humour peut masquer, pudiquement, une grande sensibilité et une profonde compassion. Il est fait d'émotion contenue, de pitié solidaire. "Les humoristes sont comme des enfants qui chantent pour se donner du courage en traversant d'obscurs corridors" (Pittigrilli).


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