Jalons pour l'étude de l'humour judéo-alsacien (suite)

Autres histoires de Schnorrer
Moshele
Moïschele-Zellwiller

en " habits de fête"
Si les Mochelich tournent en dérision le caractère conflictuel des communautés juives, le rapport du Juif alsacien à la nourriture, à la religion, à l'institution du mariage, ils effectuent également la satire de l'ensemble de l'ordre social, comme dans les histoires de Schnorrer (mendiant). Ce dernier détient,, comme certains personnages affectés de défauts physiques, moraux ou intellectuels, comme les personnalités religieuses, et les marieurs, un rôle de remise en cause. Le point de vue du Schnorrer est essentiellement une contestation de la vision du monde et du pouvoir du riche. Les deux personnages participent, cependant, à une même "famille langagière", leur arme commune c'est le mot d'esprit. Parfois, le riche l'emporte.

"Mauschele Zellwiller entre à Westhoffen dans une maison où on ne lui a jamais rien donné. Il tente quand même sa chance. " Mauchele, je ne puis rien te donner, j'ai moi-même un frère qui est très pauvre". - "Cela je le sais, mais je sais aussi que jamais vous ne lui avez donné quoi que ce soit". - "Et le sachant, tu t'imagines qu'à toi, je vais donner quelque chose ?".


Alors que l'argumentation du riche a comme but la sauvegarde d'intérêts personnels (cf. notre étude sur Moché Kahn), celle du Schnorrer a une fonction de contestation parce qu'au service du plus faible. Certes, le Schnorrer argumente lui aussi dans un but intéressé, mais lorsque sa quête se réalise, elle apparaît comme la preuve de la justesse de sa pensée. A travers sa misère et son destin migrateur, il représente la dignité et le pouvoir de l'esprit. Le Schnorrer critique tout d'abord la légitimité de la richesse du possédant, qui se veut fondée en droit naturel. De même que dans les histoires de marieur, le comique sous la forme du raisonnement sophistiqué, présentant une façade apparemment logique mais fondée sur une erreur, sert de masque à la critique.

"Un Schnorrer avait l'habitude de faire sa prière dans un magasin. On lui disait toujours : Allez au fond du magasin, là vous ne dérangerez personne". Il mettait ses Tephilin ; il y avait là une étagère avec des mouchoirs, et pendant qu'il faisait trois pas en arrière, il prenait toujours des mouchoirs et les mettait dans sa poche. Le patron l'a vu et à dit à l'employé : "La prochaine fois qu'il vient on mettra des draps à la place". Ils l'ont fait. Le lendemain, le Schnorrer a fait sa prière et n'a pu prendre les mouchoirs. Alors il a dit : "Vous êtes quand même de grands voleurs".
Le voleur n'est pas le mendiant, mais le propriétaire du magasin qui l'empêche de voler.

Le Schnorrer nie que l'argent du riche puisse avoir valeur de propriété pour ce dernier; une part lui revient de façon naturelle et légitime. Il ne s'agit pas d'aumône mais d'un dû.
"Un Schnorrer vient dans une famille où on lui donnait toujours dix francs. Cette fois on lui donne seulement cinq francs. "Mais qu'est-ce qu'il y a ?" - "Ecoutez, je marie ma fille; il me faut de l'argent cette année". - "Et c'est à mes frais que vous mariez votre fille ?".
"Un Schnorrer est allé un jour chez Rothschild. Il avait un frère ; ils venaient toujours à deux, et Rothschild donnait dix francs pour les deux et ils s'en allaient. Un jour, l'un des deux Schnorrer est mort, et le survivant est allé voir Rothschild. Rothschild lui demande : "Où est votre frère ?" - "Il est mort". Alors Rothschild lui donne cinq francs. Alors le Schnorrer a dit : "Est-ce que c'est vous qui héritez de mon frère, ou c'est moi ?"
"Mauchele Zellwiller entre dans une maison où il est toujours bien reçu. "Donnez-moi un peu plus aujourd'hui, le docteur veut que je fasse une cure à Plombières". "Toi Mauchele, dans une station aussi chère ?". "Lorsqu'il s'agit de ma santé, rien ne m'est trop cher".
"Un Schnorrer est invité un vendredi soir. Il vient accompagné d'un autre Schnorrer. La maîtresse de maison dit : "Ecoutez, on vous a invité, mais pourquoi venez-vous avec quelqu'un d'autre ?". "J'ai Kochtversproche (promis le repas) à mon ami".
Cette histoire donne à l'invité un droit qui fonde des prérogatives. Le Schnorrer ridiculise la richesse d'un Rothschild en la ramenant à un non-sens.
Un Schnorrer vient chez Rothschild. Il regarde par la serrure. Il voit deux jeunes filles jouer à quatre mains au piano. Il repart ; son copain l'attend. Il dit: "Ecoute, Rothschild, ça ne doit pas aller très bien chez lui, parce qu'il y a deux filles qui sont à un piano".

Le discours du Schnorrer est ainsi une revendication d'égalité; certaines histoires contiennent une leçon d'humilité pour le riche. La mort met ce dernier et le pauvre à la même place, il y a enfin une Justice.
"Ça se passe à Saverne. Il y avait à Saverne un homme très pauvre qui était célèbre en tant que Schnorrer. Il s'est fait écraser à Strasbourg par le tramway et il est mort; on l'a enterré à Saverne, au cimetière, et par hasard on l'a enterré à côté du Barness (le président de la communauté) qui venait récemment de mourir. La famille de ce dernier a été ulcérée de ce que ce pauvre Schnorrer soit enterré à côté de ce Monsieur tellement formidable et tellement bien, et en tout cas tellement riche et important. Alors la famille a fait des reproches au responsable du cimetière. Alors il a répondu : Maintenant c'est fait, mais la première fois qu'ils se disputeront, je les séparerai."

"Il y avait à Uffenheim une communauté juive qui était sans doute très pauvre et il y avait en particulier un Schnorrer qui allait régulièrement à Mulhouse voir des gens un petit peu riches pour demander l'aumône, et il venait régulièrement chez un même monsieur. Et tous les ans, ce monsieur lui donnait de l'argent. Les années passent. Le richard est entrain de vieillir et sent sa mort prochaine. Alors il en parle à ce Schnorrer et il lui dit qu'il commence à être un peu inquiet pour sa santé, et il a peur de mourir. Alors le Schnorrer lui dit : "Vous savez quoi, vous allez maintenant déménager à Uffenheim. A Uffenheim, jamais aucun Juif riche n'est mort."

Le semblant de solution à la mort du riche que présente le Schnorrer, solution comique parce que résultant d'une faute de raisonnement (en effet si l'on n'a jamais vu un Juif riche mourir à Uffenheim c'est parce que jamais un Juif de la bourgade n'a fait fortune), lui permet d'une part d'affirmer l'égalité de tous devant la mort, quelle que soit leur situation sociale, et d'autre part de rappeler au riche le caractère inéluctable de cette dernière.

Le Schnorrer met en cause non seulement la richesse du possédant, mais aussi sa vision du monde et ses valeurs. Il passe ainsi au crible le code de la respectabilité.
"Un Schnorrer se tient mal à table. Alors le maître des céans lui dit : "Ecoutez, demain vous êtes invité chez le grand rabbin et vous vous tenez mal". Le "Schnorrer" lui rétorqua : "Je sais comment me conduire chez les gens bien". "Quand on disait à quelqu'un tu te tiens mal, conclut notre narrateur, tout de suite cette blague s'enchaînait."

Au nom du plaisir immédiat, le Schnorrer conteste l'esprit d'économie. Dans certaines histoires, on le présente comme pourvu d'un très grand appétit, capable de manger toutes les provisions d'une famille.
"Voici ce qui arriva un jour à ma grand-mère Sorle de Wittersche. Vertueuse, elle ne manquait pas d'inviter à sa table le Schnorrer de passage quand l'occasion se présentait. Un jour un Schnorrer engloutit de fort bon appétit tout ce que ma grand-mère avait préparé pour la famille entière, qui, elle, ne s'était servie que symboliquement pour lui tenir compagnie. Ma mère et mes tantes ouvraient des yeux comme des soucoupes à le regarder se "goinfrer". Le repas terminé, notre Schnorrer s'apprête à partir, mais ma grand-mère lui dit : "Ne voulez-vous pas faire le Bènche ?" (prière après le repas). Et celui-ci de répondre : "Je ne peux pas faire le Bènche, je ne suis pas encore rassasié."

Le Schnorrer a non seulement un fort appétit mais il est aussi fin gourmet.
"Un Schnorrer est un jour allé chez Rothschild qui lui a donné une belle somme. Il va dans un bon restaurant, il s'installe. Il commande une langouste. Là-dessus Rothschild arrive dans le même restaurant. Il se fâche : "Il y a une heure, vous étiez chez moi, vous pleuriez misère, et maintenant vous êtes en train de manger une langouste". Le Schnorrer lui répond : "Ecoutez, quand je n'ai pas d'argent, je n'ai pas la possibilité de manger de la langouste; quand j'ai de l'argent, je ne dois pas en manger; alors, quand voulez-vous que je mange de la langouste ?".
le Schnorrer, en transformant le sens de la question et en répondant à côté, produit un effet
comique qui lui permet d'opérer la critique d'une valeur couramment admise, celle de l'esprit d'économie.

On retrouve là aussi dans les propos du Schnorrer sa revendication d'égalité; il est incapable de concevoir qu'il existe un plaisir accessible à l'un qui soit refusé à l'autre. Le Schnorrer oppose aux valeurs établies ses propres valeurs. Parfois il en opère le renversement.

Les "Polak"
Dans les Mochelich, les "Polak" constituent une catégorie particulière de Schnorrer. En judéo-alsacien on désignait sous ce nom les Juifs polonais qui traversaient le pays en mendiant, fuyant les pogroms. Bien qu'ils aient été mal accueillis par leurs coreligionnaires alsaciens, et l'objet de leur mépris, les récits que nous avons recueillis au contraire les valorisent. Ils leur reconnaissent des qualités d'intelligence et leur attribuent un rôle critique comparable à celui du Schnorrer alsacien. Les deux personnages apparaissent comme interchangeables, le Polak prenant dans certaines versions la place du Schnorrer.

"Un Polak venait chaque année chez un riche Yét (Juif). Il lui donnait toujours cinq Marks. Et une fois il est venu, il n'a eu que trois Marks. Alors il a demandé à la bonne : "Comment ça se fait que j'ai seulement trois Marks ?" - " Vous savez, il a eu de la malchance dans les affaires et puis il a marié une fille." Alors il a dit : "Il n'a pas à le prendre sur mon argent, il n'a qu'à le prendre du sien".

Peut-être avons-nous affaire à une mémoire sélective, qui a gommé les histoires où le Polak était déconsidéré, occultant ainsi cet aspect un peu gênant du passé.

La pauvreté

Le Juif alsacien se libère des étreintes de sa culture en la contemplant avec un regard ironique. Cet exorcisme symbolique des conflits lui permet de mieux l'assumer. C'est avec ce même regard distant et amusé qu'il observe sa propre infortune.

"Il y avait à Pfaffenhoffen une famille pauvre dont le Baalboos (maître de maison) était colporteur. Quant il rentrait chez lui après sa journée et qu'il était par hasard accompagné de quelqu'un, sa femme ne manquait pas de lui demander : "Alors Fromel, que veux-tu manger ? Nous avons encore du poulet farci de vendredi soir, ou préfèrerais-tu un morceau de poitrine de veau froide ou bien voudrais-tu du confit d'oie ?". Et Fromel, qui savait bien qu'il n'y avait rien de tout cela à la maison, répondait : "Oh, je préfèrerais une bonne assiette de pommes de terre".

L'humour résulte là aussi d'une distanciation à ,travers laquelle le Juif s'objectivise et se contemple lui-même en tant que sujet risible; ainsi, afin de les exorciser, il se moque de la misère et du malheur auxquels il se trouve confronté. Ses plaisanteries le consolent et rendent sa vie moins pénible. Cependant, l'humour a dans ce cas changé de rôle et de signification. En effet, sa cible n'est pas le rapport du Juif à lui-même et à sa culture, mais le rapport du Juif à un monde qu'il ne maîtrise pas et devant lequel il fait l'expérience de son impuissance. Il perd sa fonction de critique de soi et devient réaction de défense. L'humour est alors pour le Juif un certain art de survivre.

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