Jalons pour l'étude de l'humour judéo-alsacien (suite)


Médisance et conflits familiaux
Les bons mots avaient comme fonction de porter ombrage à la respectabilité de ceux contre qui ils étaient dirigés. Leur technique consiste à se présenter comme une réponse au discours d'un interlocuteur; en fait, le sens de ce discours a été détourné, car son auteur n'avait pas d'intention hostile. Ce détournement de sens leur confère leur forme cornique. Il s'agit de l'exploitation du discours de l'autre, et sa réduction à ce qui permet de rabaisser la victime et de médire d'elle...
"Quand notre cousine, Camille de Fegersheim, se fiança à un pharmacien, la nouvelle se répandit comme une tramée de poudre dans la communauté. Lorsqu'on annonça la chose au Effesréder, au médisant de la communauté : "Vous savez la nouvelle ? Camille va se marier avec un pharmacien", il répondit : "Cela doit en être un qui colle des étiquettes". Il était courant de faire kaliess c'est-à-dire de ternir la réputation de celle qui cherchajt à se marier, surtout lorsqu'il s'agissait d'un bon parti. "Autrefois quand une jeune fille voulait se marier alors d'autres femmes disaient du mal d'elle, des calomnies, alors les fiançailles étaient rompues. Ils aimaient faire ça les gens". "A un président de communauté (Parness) consulté en vue d'un mariage est posée la question délicate : "Que penses-tu de la famille Bloch ?" "Je ne connais pas ces gens là" répondit-il. Et son interlocuteur de rétorquer : "Eh bien, si tu ne les connais pas, mon ami ne tiendra pas non plus à les connaître ".

Les haines et les rancoeurs n'avaient souvent aucune cause réelle. Ainsi, certaines familles étaient fâchées de génération en génération. Elles en avaient oublié le motif, mais continuaient à se calomnier avec acharnement. Parfois, les conflits résultaient simplement de l'incompréhension, d'un malentendu quant au sens d'une parole échangée.

Conflits conjugaux
Les Mochelich exprimaient les tensions qui régnaient entre les membres d'une communauté, mais aussi à l'intérieur des couples eux-mêmes.
"Monsieur Blum a sa femme malade. Il sort le soir et rencontre Monsieur Lévy. Monsieur Lévy lui demande : "Où cours-tu comme ça ?", "Ma femme ne me plaît pas, je vais chez le médecin", "Attends, je vais avec toi, ma femme ne me plaît pas non plus".
"Carline, la femme de Chaiele de Winzene adore son mari, mais n'est guère payée de retour. L'autre jour, alors que Chaiele faisait sa prière du matin, il laissa tomber sa "Tfilla" (livre de prière). Il la ramassa en toute hâte et la baisa fougueusement. "Pourquoi ne suis-je pas ta Tfilla?" dit Carline avec une nuance de regret dans la voix. "Je préfèrerais que tu sois mon "Louah " (calendrier de l'année juive). Je pourrais en changer à Roch Hashana (nouvel an)".

Le mot d'esprit, qui dans ses exemples réside essentiellement dans l'emploi d'un mot à double sens, permet à l'homme d'exprimer l'agressivité qu'il ressent à l'encontre de sa femme, et de s'en libérer sans se heurter à un désaveu moral ou social. Le sentiment négatif qu'il éprouve pour elle prend, grâce au masque de l'humour, un aspect avouable. Observons toutefois que seul l'homme fait usage de ce type de libération par les Mochelich et non la femme.

Conflits individuels
Mais les Mochelich ne se contentaient pas de refléter les conflits individuels. Parfois à travers eux, la communauté tout entière s'unissait pour constituer en sujet de risée certains personnages.
"Ça se passe à Dambach. Il y avait toujours dans chaque village des gens qui prêtaient à rire, entre autre un type qui s'appelait Coshele. Alors Coshele un jour va chez le coiffeur et comme tout le monde se fichait de lui, le coiffeur le rase ; à ce moment-là on ne se rasait pas soi-même, on se rasait en principe une fois par semaine, la veille du Shabath. Alors le coiffeur voulait lui jouer un mauvais tour; quand il avait terminé une moitié, il lui dit: "Tu sais Coshele que les choses ont beaucoup augmenté. Je demande actuellement le double". Et Coshele de répondre : "Alors je m'en vais". Il est venu à la synagogue avec une joue rasée et l'autre pas".

La raison de la moquerie qu'ils suscitaient pouvait être un défaut physique.
"A Winzenheim, il y avait deux vieilles filles qui étaient vraiment affreuses; on les surnommait "Wachse Puppe", c'est-à-dire "les poupées de cire".
"D'un Juif complètement chauve, on dit "Er éch mé wie de Barnes, er éch ganz kaal", "Il est plus important que le président de la communauté, il est toute la communauté" (jeu de mot sur "kaal" qui signifie à la fois "chauve" et "la communauté").

Les sarcasmes étaient également dirigés à l'encontre de ceux dont le comportement paraissait anormal ou illogique, tel le Schlemiehl, le benêt de la communauté.
"Un garçon n'était pas capable de faire grand'chose. Ses parents lui ont dit : "Ecoute, tu vas aller travailler en ville". Ils lui donnent un cheval, il part en ville. Puis comme il fait très chaud, il a sommeil, s'arrête sur la route et dort sur le cheval. Des gens passent et retournent son cheval. Le jeune homme se réveille et se met en route. Il arrive de nouveau dans son village et dit "Tiens, tiens, un village comme le nôtre". Il continue et voit sa maison et dit "Tiens, tiens, une maison comme la nôtre". Sa mère est à la fenêtre, il dit "Tiens, tiens, une mène comme la mienne". Sa mère le voit et dit "Tiens, un Schlemiehl comme le nôtre".


Ambivalence du sarcasme
Les sarcasmes visaient en dernier lieu ceux qui avaient enfreint le code des valeurs morales les plus couramment admises comme l'honnêteté, la parole donnée, la fidélité, la sobriété... Les défauts, objets de la dérision collective, étaient constitués comme tels par un procédé de réduction (réduction d'une personnalité à un unique défaut), de distorsion (accentuation de ce défaut), et peut-être aussi d'invention. La médisance comme arme du ridicule revêtait dans ce contexte un caractère collectif.
Toutefois, les sentiments éprouvés à l'égard de ces "victimes émissaires", selon l'expression de l'un de nos informateurs, n'étaient pas dénués d'ambivalence. Elles sont parfois présentées comme pourvues d'une intelligence supérieure au groupe. Si l'anormalité du comportement du Schlemiehl est souvent considérée comme la conséquence d'une carence intellectuelle, elle semble également résulter d'un excès de réflexion.
"Il y avait un Schlemiehl qui ne pouvait pas travailler, il n'arrivait pas à travailler, car il demandait toujours : "Pourquoi l'homme doit travailler, Pourquoi l'homme travaille ? ".

L'échec ou le malheur, aboutissement fatal de sa conduite, proviennent de ce qu'il réfléchit dans des situations où il faudrait agir ou réagir. De même, les personnages affectés de défauts physiques font preuve, parfois, d'une intelligence supérieure.
"Il y avait un type qui était roux, plein de taches de rousseur, qui avait des jambes arquées comme un sous-officier de cavalerie, et des dents en or devant. Il était mal fichu, mais il avait beaucoup d'humour. Pendant la guerre il n'avait pas fait de service militaire, et mon père qui le connaissait lui dit en blaguant : "Dis donc, pourquoi est-ce qu'on ne te prend pas au service ?". Il a répondu : "Ils gardent les hommes les plus beaux pour l'entrée dans Paris".

Enfin, celui qui est en infraction par rapport à la morale, lorsqu'il sait se justifier par un mot d'esprit, suscite non pas des sentiments de rejet mais d'admiration.
Dans le conflit opposant l'individu au groupe, le premier peut l'emporter. Celui-ci est alors en position d'opérer la critique du groupe, qui à travers lui effectue sa propre satire.

Conflits d'intérêt - les marchands de bestiaux
Alphonse Lévy : le Marchand de bestiaux
Si les rancoeurs exprimées par les Mochelich sont d'ordre passionnel et affectif, elles résultent également de conflits d'intérêt. Beaucoup d'histoires que nous avons recueillies décrivent et valorisent l'ingéniosité de ceux qui savent tirer profit de toute situation, et qui n'hésitent pas à recourir à des moyens malhonnêtes si leur intérêt personnel est en jeu. Lorsque deux personnages s'affrontent parce que leurs intérêts sont opposés, celui qui réussit à duper son adversaire par un bon tour, où à faire un mot d'esprit à son encontre, acquiert la sympathie du public.
"Un représentant avait l'habitude de venir dans un magasin, mais le commerçant ne lui a jamais rien commandé. Alors un jour, le représentant a sorti ses Téphilin (phylactères) et a dit le Kadish (la prière des morts). Le commerçant lui demande pourquoi il dit le Kadish. Il lui répond : "Pour moi, vous êtes mort".
Dans cette histoire le représentant, bien que perdant sur le plan financier, en mimant la mort du commerçant a éliminé symboliquement son adversaire. Le caractère fictif de cette élimination le préserve de toute condamnation, et suscite le rire du public et son adhésion.

Beaucoup de récits relatent les rapports conflictuels de marchands de bestiaux.
"Il y avait, nous dit-on, à Ingwiller, une très grande concurrence ; tous étaient à peu près marchands de bestiaux et comme le terrain où ils pouvaient opérer n'était pas infini, il y avait une concurrence terrible, on cherchait à arriver par tous les moyens".

L'esprit de débrouillardise est, dans les Mochelich, un trait de leur personnalité fortement valorisé. Souvent, ils jouaient de bons tours à leurs collègues.
"La concurrence était tellement terrible qu'un jour il y avait un jeune qui va dans un village ; il savait qu'un de ses concurrents était très connu dans ce village; il s'est présenté comme le fils de ce concurrent et il a fait une affaire".

Ils exprimaient également leur hostilité à l'égard de leurs rivaux par l'emploi de mots à double entente.
"Deux marchands de bestiaux sont fâchés. Vers Rosh-Hashana ils se réconcilient. L'un dit à l'autre : "On n'est plus fâché; je te souhaite tout ce que tu me souhaites". Et l'autre de lui répondre : "Tu recommences ?".
"Deux marchands de bestiaux se rencontrent à la gare de Strasbourg. L'un dit à l'autre : "Où vas-tu ?", "Je vais à Saverne", "Alors nous allons ensemble" (zammefahren). "Je me suis déjà zammefahre (c'est-à-dire, "j'ai déjà tressailli") lorsque je t'ai vu". (le terme « zamrnefahren » signifiant à la fois aller ensemble et tressaillir).


Moché Kahn
Outre les histoires de marchands de bestiaux, de nombreux Mochelich se sont tissés autour d'un personnage légendaire nommé Moché Kahn. Très riche commerçant à Strasbourg, il ne poursuit qu'un seul but, la protection de ses biens. Pourvu d'une grande intelligence, il sait faire taire ses solliciteurs. Sa méthode consiste à utiliser les mots de leurs discours quémandeurs à leur dépens, en jouant sur le double sens qu'ils peuvent revêtir :
"Un employé dit à Moché Kahn : "Monsieur, avec le salaire que vous me donnez je ne peux pas aller bien loin" (littéralement, "je ne peux pas faire de sauts", "Ick kann ka Spring mache"). Réponse de Moché Kahn "Je ne vous ai pas engagé pour faire la chèvre, vous n'avez pas besoin de faire des sauts".

Parfois, il tient un discours qui sous l'angle de la logique formelle semble être une réponse à celui de son interlocuteur, mais qui en fait travestit le sens que celui-ci avait donné à ses propos. Ce détournement de sens transparaît malgré la logique apparente de la réponse. Moché Kahn, en répondant ainsi à côté de la question, produit un effet comique et met les rieurs de son côté.
"Moché Kahn se rend chez son avocat. 'Et si j'envoyais un beau foie gras au juge ?" - "Gardez-vous en bien, vous perdriez immanquablement votre procès". Huit jours plus tard, Moché Kahn retourne chez son avocat. "J'ai quand même envoyé le foie gras, mais au nom de l'adversaire". "Lorsqu'on demanda à Moché Kahn de participer aux frais de reconstruction du mur du cimetière d'Ettendorf où ses parents étaient enterrés, il refusa tout net. "Pas un sous vous n'aurez de moi. Construire un mur de cimetière est une dépense superflue ; ceux qui y sont ne veulent pas en sortir, et ceux qui n'y sont pas ne veulent pas y entrer".
"Un jour, un de ses employés lui demanda de l'augmentation au nom des autres employés. Et d'ajouter : "Ça nous gêne beaucoup que vous nous tutoyiez ; on voudrait que vous nous disiez vous". Moché Kahn répondit : "Bon, je vais réfléchir à cette question, je vais demander conseil à ma femme". Quinze jours après il est venu. C'était au mois de novembre. Il a dit : "Ecoutez, d'accord, à partir du premier janvier je vous dis vous. Mais je ne peux pas vous donner un sou de plus".

Moché Kahn ne peut concevoir Dieu que comme commerçant.
"Moché Kahn est sur son lit de mort. Son ami lui dit. "Tu en réchapperas. Tu as soixante-douze ans, mais tel que tu es bâti, tu atteindras quatre-vingt-douze ans". - "Dieu n'est pas moins bon commerçant que moi, répondit-il. Pourquoi attendrait-il pour me prendre à quatre-vingt-douze ans, alors qu'aujourd'hui, il peut m'avoir à soizante-douze ?".

Cependant, les Mochelich ne donnent pas toujours raison au riche contre le pauvre. Certains d'entre eux assurent le triomphe de ce dernier.
"Moché Kahn a fêté l'anniversaire de son entreprise, c'était peut-être le trentième; il a réuni son personnel, et lui a dit qu'il voudrait faire quelque chose pour le personnel à l'occasion de l'anniversaire, quelque chose qui fasse plaisir au personnel, qui ne lui coûte pas cher et dont on parlerait quand même dans les journaux. Alors un apprenti lui a dit : "Ecoutez Monsieur Kahn, c'est pas compliqué ; là-bas il y a une corderie; vous allez acheter une corde ; vous allez vous pendre ; ça fera plaisir au personnel, ça ne vous coûtera pas cher ; et demain, ce sera dans le journal".
"Moché Kahn apprend qu'un de ses clients, Fromel de Westhoffen, perd peu à peu la raison. Il appelle son commis et lui dit : "Prends le tram et va chez Fromel. Depuis trois ans, il me doit encore deux cents francs sur une facture. Fais-toi payer". Le soir le commis revient. "Alors, il a payé ?" demande Moché Kahn. "Non hélas, il n'est pas encore fou à ce point-là".

Le pauvre, ayant recours aux mêmes armes que Moché Kahn (le calembour, et la réponse qui a transformé le sens de la question initiale), a pris sa revanche. Parfois Moché Kahn est présenté comme un personnage ridicule dont le comportement frise l'absurdité.
"Moché Kahn a passé une commande à son fournisseur il a écrit une lettre : "Veuillez m'envoyer deux pièces, la référence est telle et telle; je compte sur un envoi rapide". Et il signe et met en P.S. : "A l'instant ma femme arrive, et me dit que nous avons encore du stock. Donc n'envoyez pas les pièces que je vous ai commandées". Et il a envoyé la lettre !".

Ce type d'histoires utilise les mêmes procédés que les Mochelich qui sont en faveur de Moché Kahn, mais en prenant parti pour le pauvre, elles revêtent une dimension de critique sociale. L'humour qui avajt servi à légitimer les conflits entre individus et qui était au service du plus fort, prend fait et cause pour le plus faible et revêt par là-même une fonction de contestation. Celle-ci se manifeste également dans les récits qui prennent la défense de l'individu affecté de défauts physiques, moraux ou intellectuels, et non le parti du groupe qui le couvre de sarcasmes. C'est alors ce dernier, et non l'individu, qui est tourné en dérision.

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