JALONS POUR L'ETUDE DE L'HUMOUR JUDÉO-ALSACIEN
par Muriel KLEIN-ZOLTY et Freddy RAPHAEL
Extrait de la Revue des Sciences Sociales de la France
de l'Est n°11 - 1982, avec l'aimable autorisation des auteurs (les sous-titres sont de la rédaction du site)
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Dieu ne rit pas de ses créatures : il rit avec elles"
(Talmud, Avoda Zara, cité par A.
Mandel)
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Parmi les instances fondatrices de l'aventure du peuple juif il y a le rire
de Sara. Ne croit-elle pas à une farce lorsqu'on lui annonce que, malgré
son âge avancé, elle enfantera ? Le nom même d'Isaac (littéralement:
"Il rira") témoigne à la fois de l'étonnement
sceptique, et de la certitude de la promesse.
L'humour ne peut s'exprimer dans une société totalitaire, où
le poids du contrôle idéologique est oppressant - sinon comme
une tentative de résistance pour saper l'entreprise de caporalisation
des esprits - ni, inversement, dans un monde où tout code de valeurs
a été aboli et où triomphe un nihilisme cynique.
Les Juifs de la campagne alsacienne ont cultivé un genre particulier
de récits oraux de type humoristique, nommés
Mochelich.
Nous avons recueilli environ 400 "histoires" chez des Juifs originaires
des villages alsaciens et installés maintenant à Strasbourg. Ces
récits, encore vivants dans leur mémoire, témoignent de
l'expérience quotidienne des Juifs de la campagne alsacienne. A travers
eux, ils exprimaient leur mode de relation à eux-mêmes, au monde
et à autrui. Reflet d'un vécu, ces récits ne sont pas le
décalque signifiant immanent à toute pratique, ni la fidèle
reproduction d'une réalité objective. Ils sont la création
d'un imaginaire collectif, et révèlent la perception propre au
groupe de son expérience sociale, sa façon subjective de l'exprimer
symboliquement.
Nul n'ignore que le plus sûr moyen d'assassiner l'humour, c'est de se
risquer à en démonter et à en analyser le mécanisme.
Conscients qu'une telle entreprise, par un juste retour des choses, couvrirait
de ridicule ses auteurs, assez présomptueux pour étouffer sous
le sérieux de la démonstration le jaillissement de l'imaginaire
collectif, nous avons entrepris, dans le présent travail, de nous mettre
à l'écoute de cette créativité populaire.
Les
Mochelich, les histoires, étaient contées autrefois
dans une langue qui seule leur confère leur véritable dimension,
le judéo-alsacien
(le "
jedich-daitch"). Cette langue renvoie à un ghetto
intime, que caractérise la densité des échanges humains,
la proximité des membres de la communauté, la conscience d'être
"embarqués" dans une aventure commune. Dans cet univers les
"moeurs étaient à la fois sociales, familiales et rituelles,
la densité des relations amicales remarquablement élevée,
et les fêtes, les prières, les cérémonies et le rituel
se déroulaient selon la Loi et la Tradition, tissant autour de chacun,
grâce à l'effort quotidien des rabbins et des sages, un univers
solidement ancré et équilibré, aussi nourricier qu'il était
stable, protecteur et heureux" (Robert Misrahi).
Cette langue exprime une bipartition fondamentale de l'univers social entre
"eux" et "nous". Elle témoigne d'une constellation
d'attitudes et de comportements commandés par la conscience confuse
du destin objectif et collectif du groupe, "constellation qui s'exprime
dans le sentiment fortement éprouvé de l'appartenance irréversible,
pour le meilleur et pour le pire, à une communauté soumise aux
mêmes limites et aux mêmes contraintes" (J.C. Passeron).
Il conviendrait de ne pas extraire les
Mochelich de leur contexte socio-historique,
et de ne pas éliminer les "opérations de locuteurs en des
circonstances particulières de temps, de lieu et de compétition".
Pour Michel de Certeau
(1), il y a lieu de considérer les mille
manières de bien placer une histoire, un bon mot, un proverbe, à
tel moment et face à tel interlocuteur: l'acte de la parole (par opposition
au discours) n'est pas détachable de la circonstance, ni d'un code
social qui détermine les façons d'utiliser les choses ou les
mots selon les occasions.
"L'essentiel se joue dans cette historicité quotidienne, indissociable
de l'existence des sujets qui sont les acteurs et les auteurs d'opérations
conjoncturelles".
(
)
Les lieux où l'on raconte les "bonnes histoires"
Les règles d'utilisation des "bonnes histoires" constituent
aussi une mémoire, mais celle-ci est en train de se défaire à
la suite de la disparition des communautés villageoises. De nos jours,
les hommes ne les racontent plus, au printemps, à la tombée de
la nuit, devant la synagogue villageoise avant que de célébrer
l'office de 1' "
Omer". Les plus vieux se réunissent
encore certains après-midi dans un café en ville où ils
font leur partie de cartes, mais ce sont surtout des activités comme
les réunions du Club du Troisième Age, ou bien les soirées
qu'organise la
Société
pour l'Histoire des Israélites d'Alsace et de Lorraine, qui incitent
les anciens à évoquer certaines "bonnes histoires".
Dans la campagne, autrefois,
durant les longues soirées d'hiver, certaines familles se réunissaient
dans la
Gunkelstub pour la veillée. Elles arrivaient portant une
lampe avec une bougie pour éclairer leur chemin. Les femmes tricotaient
ou faisaient des résilles. Les hôtes offraient de petits gâteaux
à l'anis et des noix. Comment ne pas évoquer ce vieillard tout
ridé, avec ses jambes grêles, qui arpentait les rues du village,
souriant de contentement quand on lui apportait "sa goutte de kirsch",
et qui débitait des histoires gaillardes ?
Chaque vendredi après-midi, la plupart des hommes de la communauté
juive défilaient chez le
Zwicker, le barbier, qui se servait de
ciseaux recourbés pour ne pas faire d'entailles dans leur visage, conformément
à l'interdit biblique de la mutilation.
Alphonse
Lévy a gravé le portrait d'un petit homme aux yeux malicieux,
la casquette de guingois, s'affairant autour d'un maître de maison béat
de contentement. Il percevait trois ou quatre sous selon la dureté du
poil de son client. Il recueillait nombre de récits hauts en couleurs,
d'histoires pittoresques et de bons mots, qu'il s'empressait de répéter
à chacun des
Bale Batim (chefs de famille) qui se succédaient
dans son échoppe. Celle-ci servait de caisse de résonance à
la geste villageoise, aux exploits et hauts-faits des héros de la communauté.
Le barbier assumait ainsi, en plus de son art, la fonction enviée de
boute-en-train de la communauté.
Les conteurs
Une table juive, lors du Shabath et des fêtes, est incomplète si
le pauvre, l'errant et l'étranger n'y ont pas leur place. "Le vendredi
soir c'est le soir de la joie et du bien-être pour tout le monde. C'est
le vendredi soir que ces malheureux colporteurs qu'on voit la semaine entière,
un bâton à la main et le dos courbé sous quelque ballot
de marchandise - toute leur fortune! - courir par monts et par vaux, vivant
d'eau et de pain noir, c'est le soir, soyez-en sûr, qu'ils auront leur
berchès (pain blanc), leur vin, leur boeuf et leur poisson ; et
assis, après leur repas, au seuil de leur demeure, en manches de chemises
et en pantoufles, si c'est l'été; derrière un poêle
bien chaud, en veste ronde et coiffés d'un bonnet de coton, si c'est
l'hiver, ces déshérités de la veille ne changeraient pas
leur sort contre celui d'un roi"
(2). Dans nombre de foyers l'invité
(le
O'her) est placé juste à côté du chef
de famille (le
Baal Ha-Baït), et est servi en premier. Souvent,
il paye son écot en racontant le récit quelque peu enjolivé
de ses pérégrinations ou bien des petites histoires facétieuses.
Il n'est pas de chef de famille, affirme
David
Stauben, quelque modeste que soit sa fortune, qui le jour du repos, et son
tour arrivé,
"ne se fasse un plaisir et un devoir de faire asseoir à ses côtés
et, comme on dit là-bas, sous sa lampe, un de ses frères déshérités,
et de lui faire oublier les tribulations de sa vie errante par l'hospitalité
la plus cordiale et la plus familière" (3). |
Le témoignage
d'Alexandre
Weill corrobore les souvenirs précédents :
"Ce jour-là, tous les domestiques mangent
à la table du maître. De plus, il est ordonné d'y
avoir toujours un pauvre et de lui donner la place d'honneur. Chez mon
père, ce pauvre n'a jamais manqué" (4). |
Il est d'usage aussi que le vendredi soir les familles se rendent visite et
"jouent un certain jeu avec des noix. Les jeux
de cartes, de même que toute musique instrumentale, sont interdits.
Des conteurs d'histoire viennent quelquefois égayer la soirée"
(5). |
Le samedi après-midi, au cours de la partie de dominos à l'auberge
juive, et plus tard, durant la promenade, aux abords du village, on se transmet
volontiers des bons mots ou des
Mochelich. De même, lorsque les
hommes sont réunis en été devant la synagogue pour attendre
la fin du Shabath, des groupes se constituent autour de ceux qui s'imposent
par leur art de conter.
"A notre retour, nous trouvâmes une vingtaine
de personnes établies chez le père Salomon et devisant bruyamment
entre elles, tout en regardant de temps à autre par la fenêtre,
pour voir si l'étoile du soir était ou n'était pas
montée au ciel. C'étaient quelques fidèles qui avaient
l'habitude de venir en hiver, parfois le vendredi, et toujours le samedi,
faire en commun leur prière du soir chez le père Salomon"
(6). |
Les invités ne manquent pas non plus à la table du "
Séder",
lors de la cène pascale. Lazare, le vieux mendiant, qui, l'année
durant, colporte des recueils de prières, honore son hôte par maint
récit pittoresque. Mis à l'aise par les questions amicales de
ce dernier, il s'abandonne à sa verve.
"Il y avait bien longtemps déjà que
Lazare venait chaque année, aux grandes fêtes, s'asseoir
à cette table ! Ces filles, ces jeunes gens, il les avait connus
enfants, et si, en répondant à mon hôte ou en le questionnant
à son tour, il plaçait devant son nom la formule de Herr
(monsieur), en revanche il n'appelait les filles et les fils de Salomon
que par leur petit nom. Ce petit vieillard, personnification saisissante
de la Judée nomade, cumulait, je l'ai dit, avec le métier
de Schnorrer (mendiant) celui de marchand de livres hébreux.
En cette double qualité, il parcourait pendant l'année entière
toutes les villes, tous les bourgs et tous les hameaux de la Haute et
Basse-Alsace. Aussi connaissait-il son monde juif à trente lieues
à la ronde. C'était un gazetier ambulant, une chronique
vivante que ce brave Lazare Salomon, à chaque fête, se plaisait,
pendant le repas, à le faire jaser, et Lazare, qui n'était
pas fâché de payer à sa façon et avec sa monnaie
l'hospitalité qu'on lui accordait, versait à pleines mains
toutes les nouvelles qu'il avait pu recueillir dans les intervalles de
sa vie tant soit peu vagabonde" (7) |
. Les histoires de village, qu'il relate ensuite, sont relativement insignifiantes,
mais la verve avec laquelle il les débite "rachète la pauvreté
du fond".
Lors de la veillée de Hanouka, au coeur de l'hiver, les familles se réunissent
huit jours durant, autour des petites lumières du chandelier.
"Tout, dans les salles basses, est rangé
proprement et coquettement, presque comme la veille du samedi. Dans quelques
instants, arriveront les amis et les voisins, allant à tour de
rôle les uns chez les autres pour jouer, pour causer ou pour se
distraire d'une façon quelconque. Mais écoutez : on frappe
à la porte; le chien aboie, la porte s'ouvre. Un homme couvert
d'un manteau, chapeau sur la tête et une lanterne à la main,
entre dans la pièce, se place près du poêle, et d'une
voix plus ou moins harmonieuse chante un chant hébreu. C'est d'ordinaire
quelque "Hazan" (chantre) en retraite ou quelque pauvre
rabbi qui régale son auditoire du "Mooss Tsour".
On rappelle ainsi un vieux poème où sont énumérés
les maux que nos ancêtres ont soufferts depuis leur sortie d'Égypte
jusqu'aux persécutions d'Antiochus, et tous les miracles que Dieu
n'a cessé de faire éclater pour nous délivrer de
nos tyrans. Ce chant se débite sur un ton particulier, plein de
verve et de gaîté, et bien connu dans toute l'Alsace juive.
Le chose faite, le chantre rallume sa lanterne qu'il avait éteinte
en entrant, et il ne manque pas de passer devant le maître de la
maison ; celui-ci le paie de sa peine et notre homme continue sa tournée
au village. Arrivent maintenant, précédés de frais
et joyeux éclats de rire, voisins et voisines, hommes, jeunes femmes
et jeunes filles pour fêter Hanouka" (8). |
Tard dans la soirée, le jeu cesse et la maîtresse de maison apporte
des corbeilles remplies de pommes, de poires, de noix et de raisins.
"Une immense miche de pain noir est placée
au milieu de la table, et du vin blanc de la récolte dernière
est servi dans de superbes cruches en terre cuite" (9). |
L'étape la plus importante de la vie du Juif de la campagne alsacienne c'était la conclusion du mariage. Nombre d'histoires mettent en scène le "
Schadchen", le marieur, qui déploie toutes les facettes de son talent pour "arranger" l'affaire. "L'entrevue" ("
die Pchau") constituait l'étape cruciale. Il s'agissait de faire bonne impression, et de séduire la famille du futur conjoint, davantage encore que ce dernier.
A un jeune homme, en route pour un tel rendez-vous,
le rabbin conseilla de parler successivement du repas, puis de la famille,
et enfin de témoigner de son élévation d'esprit,
en faisant un peu de philosophie. A table, on assiste au dialogue suivant
entre le jeune homme et la jeune fille :
"Aimez-vous la soupe aux Matseknepfle(boulettes de pain azyme)
?" -"Non !" - "Avez-vous un frère ?" -
"Non !" - "Si vous aviez un frère, est-ce qu'il
aimerait la soupe aux Matseknepfle ?" |
Dans une autre histoire, un père fait des recommandations à son
fils à la veille de l'entrevue. Il s'agit là encore de faire bonne
impression :
"Si on t'offre à boire, tu diras "Non
merci, je ne suis pas un Chaskener (un buveur)" ; si on t'offre
un cigare, tu diras "Non merci, je ne suis pas un Raucher (un
fumeur)". Le lendemain, le fils obéissant résiste vaillamment
aux diverses propositions.
- Vous prendrez bien une bière.
- Non merci, je ne suis pas un Bierer.
- Alors, un thé,
- Non merci, je ne suis pas un Théer .
Et son hôte de crier à son épouse : "Fais lui
un café. C'est un Kafer (un rustre)". |
Au banquet de la noce la bonne humeur est entretenue par l'amuseur local, et
parfois par un conteur venu de la ville. "Presque au bout de la table,
trônait carrément dans sa chaise, un joyeux compère à
cheveux rouges, à la physionomie malicieuse et fine : c'était
Seligmann, le boute-en-train de l'endroit. Déjà, après
avoir tambouriné sur la table avec deux fourchettes en guise de baguettes,
pour attirer l'attention, il avait contrefait, à s'y méprendre,
tous les personnages excentriques du village et des environs ; déjà,
après s'être éclipsé quelques instants, il avait
reparu, traîné dans un pétrin en guise de char, métamorphosé
en Turc ; puis, prenant le nom de chaque convive, quelque bizarre qu'il fût,
il y avait trouvé un bout-rimé, avec un à-propos qui soulevait
les applaudissements et les rires"
(10). Après avoir fait maint
tour de passe-passe, le "bouffon à gages" mime des scènes
grotesques, en se donnant lui-même la réplique avec une intarissable
faconde.
"C'est lui encore qui, le matin de la noce, avait
chanté devant les fiancés en larmes, le chant dit "Kaie-Lied"
(Chant de la Fiancée), dont l'air et les paroles sont d'une si
attendrissante tristesse " (11). |