JALONS POUR L'ETUDE DE L'HUMOUR JUDÉO-ALSACIEN
par Muriel KLEIN-ZOLTY et Freddy RAPHAEL

Extrait de la Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est n°11 - 1982, avec l'aimable autorisation des auteurs (les sous-titres sont de la rédaction du site)

  Dieu ne rit pas de ses créatures : il rit avec elles"
(Talmud, Avoda Zara, cité par A. Mandel)

Parmi les instances fondatrices de l'aventure du peuple juif il y a le rire de Sara. Ne croit-elle pas à une farce lorsqu'on lui annonce que, malgré son âge avancé, elle enfantera ? Le nom même d'Isaac (littéralement: "Il rira") témoigne à la fois de l'étonnement sceptique, et de la certitude de la promesse.

L'humour ne peut s'exprimer dans une société totalitaire, où le poids du contrôle idéologique est oppressant - sinon comme une tentative de résistance pour saper l'entreprise de caporalisation des esprits - ni, inversement, dans un monde où tout code de valeurs a été aboli et où triomphe un nihilisme cynique.

Les Juifs de la campagne alsacienne ont cultivé un genre particulier de récits oraux de type humoristique, nommés Mochelich. Nous avons recueilli environ 400 "histoires" chez des Juifs originaires des villages alsaciens et installés maintenant à Strasbourg. Ces récits, encore vivants dans leur mémoire, témoignent de l'expérience quotidienne des Juifs de la campagne alsacienne. A travers eux, ils exprimaient leur mode de relation à eux-mêmes, au monde et à autrui. Reflet d'un vécu, ces récits ne sont pas le décalque signifiant immanent à toute pratique, ni la fidèle reproduction d'une réalité objective. Ils sont la création d'un imaginaire collectif, et révèlent la perception propre au groupe de son expérience sociale, sa façon subjective de l'exprimer symboliquement.

Nul n'ignore que le plus sûr moyen d'assassiner l'humour, c'est de se risquer à en démonter et à en analyser le mécanisme. Conscients qu'une telle entreprise, par un juste retour des choses, couvrirait de ridicule ses auteurs, assez présomptueux pour étouffer sous le sérieux de la démonstration le jaillissement de l'imaginaire collectif, nous avons entrepris, dans le présent travail, de nous mettre à l'écoute de cette créativité populaire.

Les Mochelich, les histoires, étaient contées autrefois dans une langue qui seule leur confère leur véritable dimension, le judéo-alsacien (le "jedich-daitch"). Cette langue renvoie à un ghetto intime, que caractérise la densité des échanges humains, la proximité des membres de la communauté, la conscience d'être "embarqués" dans une aventure commune. Dans cet univers les "moeurs étaient à la fois sociales, familiales et rituelles, la densité des relations amicales remarquablement élevée, et les fêtes, les prières, les cérémonies et le rituel se déroulaient selon la Loi et la Tradition, tissant autour de chacun, grâce à l'effort quotidien des rabbins et des sages, un univers solidement ancré et équilibré, aussi nourricier qu'il était stable, protecteur et heureux" (Robert Misrahi).

Cette langue exprime une bipartition fondamentale de l'univers social entre "eux" et "nous". Elle témoigne d'une constellation d'attitudes et de comportements commandés par la conscience confuse du destin objectif et collectif du groupe, "constellation qui s'exprime dans le sentiment fortement éprouvé de l'appartenance irréversible, pour le meilleur et pour le pire, à une communauté soumise aux mêmes limites et aux mêmes contraintes" (J.C. Passeron).

Il conviendrait de ne pas extraire les Mochelich de leur contexte socio-historique, et de ne pas éliminer les "opérations de locuteurs en des circonstances particulières de temps, de lieu et de compétition". Pour Michel de Certeau (1), il y a lieu de considérer les mille manières de bien placer une histoire, un bon mot, un proverbe, à tel moment et face à tel interlocuteur: l'acte de la parole (par opposition au discours) n'est pas détachable de la circonstance, ni d'un code social qui détermine les façons d'utiliser les choses ou les mots selon les occasions.
"L'essentiel se joue dans cette historicité quotidienne, indissociable de l'existence des sujets qui sont les acteurs et les auteurs d'opérations conjoncturelles".
(…)

Les lieux où l'on raconte les "bonnes histoires"
Les règles d'utilisation des "bonnes histoires" constituent aussi une mémoire, mais celle-ci est en train de se défaire à la suite de la disparition des communautés villageoises. De nos jours, les hommes ne les racontent plus, au printemps, à la tombée de la nuit, devant la synagogue villageoise avant que de célébrer l'office de 1' "Omer". Les plus vieux se réunissent encore certains après-midi dans un café en ville où ils font leur partie de cartes, mais ce sont surtout des activités comme les réunions du Club du Troisième Age, ou bien les soirées qu'organise la Société pour l'Histoire des Israélites d'Alsace et de Lorraine, qui incitent les anciens à évoquer certaines "bonnes histoires".


Alphonse Lévy : le Barbier juif
Dans la campagne, autrefois, durant les longues soirées d'hiver, certaines familles se réunissaient dans la Gunkelstub pour la veillée. Elles arrivaient portant une lampe avec une bougie pour éclairer leur chemin. Les femmes tricotaient ou faisaient des résilles. Les hôtes offraient de petits gâteaux à l'anis et des noix. Comment ne pas évoquer ce vieillard tout ridé, avec ses jambes grêles, qui arpentait les rues du village, souriant de contentement quand on lui apportait "sa goutte de kirsch", et qui débitait des histoires gaillardes ?

Chaque vendredi après-midi, la plupart des hommes de la communauté juive défilaient chez le Zwicker, le barbier, qui se servait de ciseaux recourbés pour ne pas faire d'entailles dans leur visage, conformément à l'interdit biblique de la mutilation. Alphonse Lévy a gravé le portrait d'un petit homme aux yeux malicieux, la casquette de guingois, s'affairant autour d'un maître de maison béat de contentement. Il percevait trois ou quatre sous selon la dureté du poil de son client. Il recueillait nombre de récits hauts en couleurs, d'histoires pittoresques et de bons mots, qu'il s'empressait de répéter à chacun des Bale Batim (chefs de famille) qui se succédaient dans son échoppe. Celle-ci servait de caisse de résonance à la geste villageoise, aux exploits et hauts-faits des héros de la communauté. Le barbier assumait ainsi, en plus de son art, la fonction enviée de boute-en-train de la communauté.

Les conteurs
Une table juive, lors du Shabath et des fêtes, est incomplète si le pauvre, l'errant et l'étranger n'y ont pas leur place. "Le vendredi soir c'est le soir de la joie et du bien-être pour tout le monde. C'est le vendredi soir que ces malheureux colporteurs qu'on voit la semaine entière, un bâton à la main et le dos courbé sous quelque ballot de marchandise - toute leur fortune! - courir par monts et par vaux, vivant d'eau et de pain noir, c'est le soir, soyez-en sûr, qu'ils auront leur berchès (pain blanc), leur vin, leur boeuf et leur poisson ; et assis, après leur repas, au seuil de leur demeure, en manches de chemises et en pantoufles, si c'est l'été; derrière un poêle bien chaud, en veste ronde et coiffés d'un bonnet de coton, si c'est l'hiver, ces déshérités de la veille ne changeraient pas leur sort contre celui d'un roi" (2). Dans nombre de foyers l'invité (le O'her) est placé juste à côté du chef de famille (le Baal Ha-Baït), et est servi en premier. Souvent, il paye son écot en racontant le récit quelque peu enjolivé de ses pérégrinations ou bien des petites histoires facétieuses. Il n'est pas de chef de famille, affirme David Stauben, quelque modeste que soit sa fortune, qui le jour du repos, et son tour arrivé,"ne se fasse un plaisir et un devoir de faire asseoir à ses côtés et, comme on dit là-bas, sous sa lampe, un de ses frères déshérités, et de lui faire oublier les tribulations de sa vie errante par l'hospitalité la plus cordiale et la plus familière" (3).
Le témoignage d'Alexandre Weill corrobore les souvenirs précédents :"Ce jour-là, tous les domestiques mangenà à la table du maître. De plus, il est ordonné d'y avoir toujours un pauvre et de lui donner la place d'honneur. Chez mon père, ce pauvre n'a jamais manqué" (4).
Il est d'usage aussi que le vendredi soir les familles se rendent visite et
"jouent un certain jeu avec des noix. Les jeux de cartes, de même que toute musique instrumentale, sont interdits. Des conteurs d'histoire viennent quelquefois égayer la soirée" (5).

Le samedi après-midi, au cours de la partie de dominos à l'auberge juive, et plus tard, durant la promenade, aux abords du village, on se transmet volontiers des bons mots ou des Mochelich. De même, lorsque les hommes sont réunis en été devant la synagogue pour attendre la fin du Shabath, des groupes se constituent autour de ceux qui s'imposent par leur art de conter. "A notre retour, nous trouvâmes une vingtaine de personnes établies chez le père Salomon et devisant bruyamment entre elles, tout en regardant de temps à autre par la fenêtre, pour voir si l'étoile du soir était ou n'était pas montée au ciel. C'étaient quelques fidèles qui avaient l'habitude de venir en hiver, parfois le vendredi, et toujours le samedi, faire en commun leur prière du soir chez le père Salomon" (6).
Les invités ne manquent pas non plus à la table du "Séder", lors de la cène pascale. Lazare, le vieux mendiant, qui, l'année durant, colporte des recueils de prières, honore son hôte par maint récit pittoresque. Mis à l'aise par les questions amicales de ce dernier, il s'abandonne à sa verve.
"Il y avait bien longtemps déjà que Lazare venait chaque année, aux grandes fêtes, s'asseoir à cette table ! Ces filles, ces jeunes gens, il les avait connus enfants, et si, en répondant à mon hôte ou en le questionnant à son tour, il plaçait devant son nom la formule de Herr (monsieur), en revanche il n'appelait les filles et les fils de Salomon que par leur petit nom. Ce petit vieillard, personnification saisissante de la Judée nomade, cumulait, je l'ai dit, avec le métier de Schnorrer (mendiant) celui de marchand de livres hébreux. En cette double qualité, il parcourait pendant l'année entière toutes les villes, tous les bourgs et tous les hameaux de la Haute et Basse-Alsace. Aussi connaissait-il son monde juif à trente lieues à la ronde. C'était un gazetier ambulant, une chronique vivante que ce brave Lazare Salomon, à chaque fête, se plaisait, pendant le repas, à le faire jaser, et Lazare, qui n'était pas fâché de payer à sa façon et avec sa monnaie l'hospitalité qu'on lui accordait, versait à pleines mains toutes les nouvelles qu'il avait pu recueillir dans les intervalles de sa vie tant soit peu vagabonde" (7) . Les histoires de village, qu'il relate ensuite, sont relativement insignifiantes, mais la verve avec laquelle il les débite "rachète la pauvreté du fond".

Lors de la veillée de Hanouka, au coeur de l'hiver, les familles se réunissent huit jours durant, autour des petites lumières du chandelier."Tout, dans les salles basses, est rangé proprement et coquettement, presque comme la veille du samedi. Dans quelques instants, arriveront les amis et les voisins, allant à tour de rôle les uns chez les autres pour jouer, pour causer ou pour se distraire d'une façon quelconque. Mais écoutez : on frappe à la porte; le chien aboie, la porte s'ouvre. Un homme couvert d'un manteau, chapeau sur la tête et une lanterne à la main, entre dans la pièce, se place près du poêle, et d'une voix plus ou moins harmonieuse chante un chant hébreu. C'est d'ordinaire quelque "Hazan" (chantre) en retraite ou quelque pauvre rabbi qui régale son auditoire du "Mooss Tsour". On rappelle ainsi un vieux poème où sont énumérés les maux que nos ancêtres ont soufferts depuis leur sortie d'Égypte jusqu'aux persécutions d'Antiochus, et tous les miracles que Dieu n'a cessé de faire éclater pour nous délivrer de nos tyrans. Ce chant se débite sur un ton particulier, plein de verve et de gaîté, et bien connu dans toute l'Alsace juive. Le chose faite, le chantre rallume sa lanterne qu'il avait éteinte en entrant, et il ne manque pas de passer devant le maître de la maison ; celui-ci le paie de sa peine et notre homme continue sa tournée au village. Arrivent maintenant, précédés de frais et joyeux éclats de rire, voisins et voisines, hommes, jeunes femmes et jeunes filles pour fêter Hanouka" (8). Tard dans la soirée, le jeu cesse et la maîtresse de maison apporte des corbeilles remplies de pommes, de poires, de noix et de raisins."Une immense miche de pain noir est placée au milieu de la table, et du vin blanc de la récolte dernière est servi dans de superbes cruches en terre cuite" (9).
L'étape la plus importante de la vie du Juif de la campagne alsacienne c'était la conclusion du mariage. Nombre d'histoires mettent en scène le "Schadchen", le marieur, qui déploie toutes les facettes de son talent pour "arranger" l'affaire. "L'entrevue" ("die Pchau") constituait l'étape cruciale. Il s'agissait de faire bonne impression, et de séduire la famille du futur conjoint, davantage encore que ce dernier.A un jeune homme, en route pour un tel rendez-vous, le rabbin conseilla de parler successivement du repas, puis de la famille, et enfin de témoigner de son élévation d'esprit, en faisant un peu de philosophie. A table, on assiste au dialogue suivant entre le jeune homme et la jeune fille :
"Aimez-vous la soupe aux Matseknepfle(boulettes de pain azyme) ?" -"Non !" - "Avez-vous un frère ?" - "Non !" - "Si vous aviez un frère, est-ce qu'il aimerait la soupe aux Matseknepfle ?"

Dans une autre histoire, un père fait des recommandations à son fils à la veille de l'entrevue. Il s'agit là encore de faire bonne impression :"Si on t'offre à boire, tu diras "Non merci, je ne suis pas un Chaskener (un buveur)" ; si on t'offre un cigare, tu diras "Non merci, je ne suis pas un Raucher (un fumeur)". Le lendemain, le fils obéissant résiste vaillamment aux diverses propositions.
- Vous prendrez bien une bière.
- Non merci, je ne suis pas un Bierer.
- Alors, un thé,
- Non merci, je ne suis pas un Théer .
Et son hôte de crier à son épouse : "Fais lui un café. C'est un Kafer (un rustre)".

Au banquet de la noce la bonne humeur est entretenue par l'amuseur local, et parfois par un conteur venu de la ville. "Presque au bout de la table, trônait carrément dans sa chaise, un joyeux compère à cheveux rouges, à la physionomie malicieuse et fine : c'était Seligmann, le boute-en-train de l'endroit. Déjà, après avoir tambouriné sur la table avec deux fourchettes en guise de baguettes, pour attirer l'attention, il avait contrefait, à s'y méprendre, tous les personnages excentriques du village et des environs ; déjà, après s'être éclipsé quelques instants, il avait reparu, traîné dans un pétrin en guise de char, métamorphosé en Turc ; puis, prenant le nom de chaque convive, quelque bizarre qu'il fût, il y avait trouvé un bout-rimé, avec un à-propos qui soulevait les applaudissements et les rires" (10). Après avoir fait maint tour de passe-passe, le "bouffon à gages" mime des scènes grotesques, en se donnant lui-même la réplique avec une intarissable faconde."C'est lui encore qui, le matin de la noce, avait chanté devant les fiancés en larmes, le chant dit "Kaie-Lied" (Chant de la Fiancée), dont l'air et les paroles sont d'une si attendrissante tristesse " (11).

Les mendiants ("Schnorrer")

Parmi ceux qui se distinguaient plus particulièrement dans l'art de conter des Mochelich, il y avait, en plus des marieurs et des boute-en-train (Batien), les mendiants (Schnorrer) et les perpétuels malchanceux (Schlemiehl). Les mendiants avaient des sobriquets, "Mauchele Zeliwiller", "de Fress Eissik", "der Stierpfole". Ce dernier, qui venait d'Odratsheim, ne brillait guère par son intelligence. Mais il avait une très belle voix, et racontait volontiers ses frasques lors de son service militaire à Cologne. Un jour il avait répondu d'une façon impertinente à un officier. Le croisant le lendemain dans la cour de la caserne, ce dernier s'arrêta à sa hauteur et lui demanda : "Pourquoi est-ce que vous ne me saluez pas ?" Et notre héros de répondre avec Une naïveté feinte en judéo-alsacien :
"Ich hab gemaant er sén nor braugess von Gécht", "Je croyais que vous étiez encore fâché d'hier". Son épouse, "Die Karlin" (Caroline), avait le sens de la répartie : à son hôte qui lui demandait de l'aider à éplucher les pommes de terre, elle répondit : "Oh, personnellement, je les préfère en robe des champs". Il l'avait épousée alors qu'elle avait déjà un enfant, et déclarait à qui voulait l'entendre :
"Même sans enfant, je l'aurais prise".
A Haguenau on avait surnommé l'un d'entre eux "Chnei Zeisim" ("les deux oliviers"), cantique chanté à la fête de Hanouka, car c'était toujours vers cette époque qu'il faisait son apparition dans la communauté. Alexandre Weill (12) évoque la "colonie de mendiants" de Schirhoffen, qui, après avoir fait leur tour d'Alsace, "reviennent au village y dépenser leurs rentes en flânant, et raconter toutes sortes d'histoires, vraies ou controuvées". Il y avait également une famille de saltimbanques, de funambules juifs, qui parcouraient les villages d'Alsace.

Le matin de la noce une foule bruyante et bigarrée se pressait dans la cour de la maison de la mariée pour toucher son dû, une partie de la dîme prélevée sur la dot."Sur la table étaient étalées des piles de gros sous et de pièces d'argent, formant à peu près une somme de cinquante écus. Un homme, - apparemment un ami de la maison - était là, faisant décliner leurs noms et qualités à tous ceux qui s'approchaient. C'était une véritable Babel de costumes, de langages et de cris. Il y avait là des hommes en blouse et en casquette, parlant à merveille le patois du pays : c'étaient les indigènes. D'autres portaient une redingote râpée, ornée de boutons bleus d'acier, un chapeau rond, un bâton de châtaignier surmonté d'une mèche de laine orange enlacée de fils de laiton; leur allemand était un peu moins incorrect quoique encore singulièrement baragouiné : c'étaient des voisins d'Outre-Rhin. D'autres enfin, à la figure anguleuse, au front élevé, aux épaules carrées, portaient un couvre-chef à larges bords cachant mal de grosses boucles de cheveux noirs; un cafetan de couleur douteuse, des bottes à revers autrefois cirées à l'oeuf, étaient les pièces distinctives de leur costume; ils prononçaient très distinctement u pour ou : c'étaient des sujets de sa Majesté Impériale, autocrate de toutes les Russies. Tous étaient des israélites indigents; tous, Alsaciens, Allemands, Polonais, vivaient de la charité de leurs frères" (13).
Les mendiants polonais se distinguaient par leur longue barbe et leurs habits élimés. Lorsqu'on leur donnait de vieux habits, ils les envoyaient à la maison. Certains étaient très pieux et se nourrissaient exclusivement de pommes de terre et de lait. Alors que les mendiants alsaciens se déplaçaient volontiers en groupe, ou du moins avec toute leur famjlle, les mendiants polonais venaient seuls : parfois un vieillard aveugle était conduit par un plus jeune. "Alles gäjt herum, sogar die Polake", cette boutade, dont la traduction littérale est que "tout finit par passer, même les (mendiants) Polonais", repose en fait sur l'ambivalence du verbe "herumgén", qui signifie à la fois "s'écouler" (le temps) et "faire sa tournée".

La stratégie des Schnorrer était extrêmement élaborée. "Ich glab Ich blab éwer Shawess" "Je crois bien que je vais me décider à rester ici pour Shabath" : telle est la formule rituelle par laquelle certains mendiants annonçaient leur intention de se faire inviter. Ils déclaraient aux familles qui les accueillaient qu'ils ne consentaient à rendre visite "qu'à leurs bons amis". Pour apitoyer ses hôtes tel mendiant n'hésitait pas à proclamer tous les quelques mois que sa femme était enceinte ("Ma Fra éch in andere Umstände"). Les mauvaises langues prétendaient qu'ils pinçaient volontiers l'enfant qu'ils portaient sur le bras, afin de pouvoir calmer ses cris en lui disant : "Belib nur stéll, d'Madam gébt der ébs", "Sois sage, Madame va te donner quelque chose".

Parfois, on s'efforçait de fixer cette population errante ; mais après une halte plus ou moins longue, elle reprenait la route : telle famille nombreuse qu'on avait installée dans une maison communautaire (après l'avoir meublée et après avoir trouvé du travail pour le chef de famille) la quittait sans crier gare quelques mois plus tard. L'appel du large exerçait un attrait irrésistible. Cependant, tel couple de Schnorrer qui s'était retiré des "affaires", estimant qu'il avait bien mérité sa retraite, ne rendait plus visite qu'à ses vieux clients. La femme venait encore aider aux mariages et aux accouchements.

L'éthique de la Bible exige de tout Juif fortuné qu'il secourre son frère nécessiteux, qu'il sauve la "Face de Dieu", comme nous l'expliquait le vieux rabbin de Djerba, en créant un peu plus de justice sur terre. Le Schnorrer ne fait que réclamer son dû, et sa "Houtspa" (son culot) n'est qu'une protestation légitime contre la suffisance et la sécheresse de coeur des parvenus et des nantis. Fort de son bon droit - la redistribution de la manne céleste n'est-elle pas un impératif catégorique de l'éthique juive - il ne se laisse pas éconduire : il insiste, il ne se résigne pas, conformément à un code qui fait de sa conduite revendicative une quête de justice et non point une manifestation d'impertinence.

Ces mendiants ont leur franc-parler "et, généralement, ils se vengent des coups de la fortune par des coups de langue" (A. Weill). Ils se moquent de ces Juifs aisés qui avaient surnommé la grange où les mendiants dormaient sur la paille, le "Grand Hôtel". Parfois, cependant, les nantis avaient quelques remords à montrer tant de dureté à l'égard des mendiants. C'est ainsi que l'on racontait que si l'importante communauté de Soultz-sous-Forêts avait périclité, c'est parce qu'un mendiant polonais l'avait maudite après avoir été chassé de la bourgade.

Le Schnorrer connaît tout le monde et tout le monde le connaît. Il est féru en "Michpo'hologie", cette science qui consiste à reconstituer le réseau inextricable des alliances matrimoniales entre les familles juives d'Alsace. "Il est au courant de tous les mariages, de toutes les "Barmitswoth" (majorité religieuse), de tous les enterrements; il connaît l'arbre généalogique de toute la communauté, et peut remonter plusieurs générations" (J.P. Sichel, L. Gurfin, R. Baer). Colportant les nouvelles d'une communauté à l'autre, il tisse un réseau de communication des plus utiles. "Parmi les Schnorrer, nous déclare une vieille femme, il y en a qui colportaient des histoires, à la fois pleines de tristesse et de philosophie. On les attendait avec impatience, ils rapportaient des nouvelles de la famille, on se transmettait leurs bons mots". "On les attendait parce qu'ils racontaient bien" nous dit un autre vieillard.

Les colporteurs
Alphonse Lévy : le Colporteur
L'un des principaux relais dans la transmission des Mochelich était assuré par les colporteurs qui battaient la campagne, perpétuellement en quête d'un aléatoire gagne-pain. Dans ses Mémoires d'un colporteur Juif publiées en 1840, Ben Levi souligne le rôle essentiel du colporteur juif à la fin du 18ème siècle : "Il y a soixante ans, le commerce, l'industrie et la civilisation étaient encore en enfance dans nos villages; les communications n'étaient pas faciles comme aujourd'hui ; l'éducation n'avait pas semé partout des savants ; on ne trouvait presque pas de livres dans les campagnes; on ne savait pas ce que c'était qu'un journal ; le juif colporteur était alors le seul lien qui reliait un village à l'autre, qui apportait les nouvelles, qui fournissait le nécessaire et le superflu, qui servait de commissionnaire et de courtier, qui connaissait les monnaies et les métaux, qui faisait acheter et vendre les bestiaux et les récoltes, qui procurait de l'argent, qui donnait un conseil dans les grandes circonstances; en un mot, il était le pivot sur lequel tournaient toutes les transactions importantes" (14). A. Weill évoque le colporteur qui recueille dans les villages du canton des chiffons superfins, "en échange desquels il donne aux hommes une fourche, une houe, une pelle, une étrille; aux femmes et aux jeunes filles, un fichu, un mouchoir, une croix, une bague". Certains proposaient quelques morceaux de savon "cachère" qu'ils trimbalaient dans une petite caisse, des gâteaux au gingembre et des macarons pour la Pâque juive, des rubans, des lacets et du fil. D'autres ramassaient les vieux chiffons, les peaux de lapin et la lie de vin.

A Traenheim, certains pères de famille s'efforçaient de nourrir leur huit ou dix enfants en parcourant la campagne pour vendre un peu de mercerie, quelques faucilles, des lacets, quelques "plumes sergent-major". D'autres allaient "hussieren", de village en village, avec leur unique balle de tissus sur le dos. Des Juifs pauvres traînaient sur les routes aux abords des bourgs ; ils abordaient les paysans en leur demandant : "Wach nix tse handle ?" ("Tu ne sais rien pour moi ?"). Lorsque la réponse était négative, certains grommelaient : "Séch kà Brohe anam" ("Il ne porte pas chance") ; parfois, ils ajoutaient 'Mer sous nét sage", "Il ne faut pas le croire", mais ils y croyaient tout de même. Le sous-bedeau ("Unterschamess") de telle communauté arpentait les rues des villages avec deux sacs sur l'épaule, l'un à l'avant pour les vieux chiffons, l'autre à l'arrière pour la ferraille. Tous ces colporteurs gratifiaient leurs clients, potentiels ou réels, d'un bon mot, d'une histoire drôle, qui les mettaient de bonne humeur.

Les malchanceux "Schlemiehl"
Parmi les conteurs, il convient de signaler également les Schlemiehl, ces malchanceux faméliques, poursuivis par la guigne, qui s'élancent vers les mirages, et dont l'odyssée se clôt par un constat de faillite complète.

Le Schlemiehl a une telle déveine, que s'il se mettait à fabriquer des linceuls, plus personne ne mourrait. Il attire la malchance. "Pourtant, il n'est pas complètement ridicule. Tout en souriant, on soupire "nébbich". Cet individu a quelque chose dans le regard, parfois un petit geste de la main, qui nous montrent qu'il se juge encore lui-même. Seulement voilà : il pense que son destin est plus fort que lui" (Siegfried Van Praag). Etudiant le Schlemiehl, un groupe de psychanalystes strasbourgeois fut frappé par la volubilité du personnage (ne parle-t-il pas à son interlocuteur comme à une vieille connaissance ?), ainsi que par sa mimique expressive, "accompagnée d'une gestuelle riche, éloquente et caricaturale essentiellement localisée aux mains". En fait, c'est le corps entier qui parle.
"Le corps du Schlemiehl est langage, et c'est un langage qui passe la rampe, même si le Schlemiehl ne connaît de la langue de son interlocuteur que quelques bribes, les plus pittoresques bien sûr".

Vu sous l'angle du rendement et de la productivité, il s'adonne à un travail inutile, conçu pour lui, "et on peut d'emblée se demander si le Schlemiehl crée la fonction ou si c'est l'inverse qui se produit" (J.P. Sichel - L. Gurfin - R. Baer). Il cumule parfois les fonctions de "collecteur de troncs de bienfaisance", de vendeur de pain azyme ou de "Ménjen-Mann" (15), "cette dernière occupation étant particulièrement riche de sens, ne demandant à celui qui la pratique que d'être Juif et d'être présent".

Le Schlemiehl est souvent le gardien de la mémoire collective, ainsi que le chroniqueur de la vie sociale. "Il en connaît plus sur vos ancêtres que vous-même et d'ailleurs on le consulte fréquemment. Il ne fait pas mystère de ses connaissances et en fait part à qui les lui demande ; la situation de fortune de chaque membre de la communauté lui est connue. Sa curiosité dans ce domaine n'est jamais assouvie, et dès qu'il rencontre un Juif, il n'éprouve aucune gêne à lui poser les questions les plus indiscrètes avec une insistance et une candeur désarmantes. Dès qu'il met la main sur un coreligionnaire, il lui faut à tout prix le situer parmi ceux qui portent le même nom, par rapport à ses ancêtres, aux membres de sa communauté. Le Schlemiehl connaît toujours quelqu'un de votre famille ou l'a bien connu, et c'est bien pour cela qu'avant même de le rencontrer vous faites déjà partie d'un système dans lequel vous êtes fiché, ce qui lui permet cette familiarité étonnante dont nous avons déjà parlé. Aucun Juif n'est vraiment un étranger pour un Schlemiehl, bien plus, son intérêt pour vous est réel, dénué de toute malveillance; il participe profondément aux problèmes de tous. Sincèrement choqué de voir la faible dot de la fille qui épouse le fils du gros industriel, il ne se gênera pas d'en demander des explications et de faire des remontrances à la famille" (J.P. Sichel, L. Gurfin, R. Baer). Certains "Schlemil" sont les gardiens vétilleux du rite, et dénoncent avec indignation le laxisme des nouvelles générations, y compris des rabbins "modernes". Ils émaillent leur conversation de citations bibliques, d'aphorismes, d'histoires midrachiques, et de récits talmudiques.
(…)

Fonction des Mochelich
Les Mochelich sont le reflet de l'existence harassante d'une masse misérable, qui lutte pour la vie par n'importe quel moyen, et de l'existence plus aisée d'une caste de privilégiés, que caractérise sa dureté de coeur. Mais en même temps, ces histoires ne sont pas le pur reflet d'antagonismes sociaux ni la revendication d'une fondamentale égalité. Elles permettent à une fantaisie débridée de se donner libre cours, à l'imaginaire de prendre sa revanche sur l'ordre des choses.

Ce qui témoigne d'une relative intégration du Juif dans le paysage alsacien, d'un sentiment de sécurité et de participation à la communauté villageoise, c'est la présence de certaines histoires gaillardes et bien portantes, comparables à celles que l'entourage a élaborées. A la cocasserie se mêle parfois une certaine trivialité, qui témoigne d'un tempérament plus fruste. Cette sagesse à courte vue oppose un pragmatisme quelque peu orné à toutes les envolées de l'imaginaire. Arnold Mandel se demande s'il ne s'agit pas là de l'équivalent juif de la sagesse paysanne, "traçant tranquillement et avec insistance, en marge de toutes les équations sublimes, les chiffres de son arithmétique élémentaire" ? Le "solide bon sens", l'utilitarisme et l'amoralisme cynique trahissent la vocation spirituelle du peuple juif, son code de valeurs originel et son idéal. En fait, ces récits oscillent entre l'exaltation de la richesse et de la réussite matérielle, et la conviction qu'elles s'inscrivent dans la dimension de l'éphémère. L'opulence qui échoit au Juif est "précaire, constamment menacée et à moitié inutile" (A. Mandel).

A un premier niveau, les Mochelich reflètent les tensions sociales et les confits quotidiens qui existaient entre les Juifs d'Alsace. Ces disputes résultaient d'inimitiés ou de mésententes affectives entre mari et femme, entre anciens amis, entre voisins. Elles proviennent également de conflits d'intérêts, ainsi qu'en témoignent certaines histoires de marchands de bestiaux, ou celles qui entourent la personnalité de Moché Kahn. Ce personnage mythique est un marchand de tissus en gros à Strasbourg, très riche et très avare, dont l'unique souci est la protection de ses intérêts financiers; il n'hésite pas à exploiter son personnel, et à se montrer très dur avec les pauvres qui viennent frapper à sa porte. Ces histoires ont un caractère amoral, elles expriment la volonté de défendre son intérêt individuel, quitte à utiliser des moyens malhonnêtes. Cependant, elles ont un masque qui les rend socialement acceptables: leur forme comique. Celle-ci leur confère un aspect avouable et même légitime, car le public, spectateur amusé du conflit, prend parti pour celui qui a su le faire rire, et non pour la victime.

Il peut s'agir d'un comique de situation, tels ces récits de bons tours joués à l'adversaire, afin de le ridiculiser ou de profiter de lui. Mais il s'agit aussi et surtout de mots d'esprit, qui ont essentiellement deux formes : d'une part le jeu de mots et le calembour; d'autre part, l'utilisation d'un raisonnement qui présente une façade logique, dans le but de démontrer la fausseté du point de vue de l'adversaire. Or, ce qui permet à son auteur d'obtenir la sympathie du public, même si sa position d'un point de vue moral est indéfendable, c'est que le raisonnement repose en fait sur une erreur, que la façade logique a travestie. L'histoire prend alors un aspect comique. Ainsi Moché Kahn est présenté comme un personnage d'une grande intelligence ; il offre une possibilité d'identification, parce qu'il est capable, par la puissance du verbe, de faire taire son interlocuteur.

Mais le sens de ces histoires ne se réduit pas à la rivalité et au conflit entre les membres d'une communauté. Elles font également la satire d'une personnalité collective, dont le narrateur lui-même relève. Et le fond de cette condition (moyennant en outre une conscience particulière du Juif de ses défauts et de ses qualités), c'est que le railleur participe aux défauts raillés. La dérision se crée sur la base d'un consensus commun, auquel tout le monde souscrit, y compris les victimes. De même que précédemment, le comique de ces histoires revêt essentiellement trois aspects : le comique de situation, le jeu de mots, et le raisonnement sophistiqué. Sa fonction, là aussi, est d'exprimer l'inavouable sous une forme socialement acceptable; ainsi offre-t-il la possibilité aux Juifs de faire eux-mêmes leur auto-critique, et de se libérer des étreintes d'une culture que, par ailleurs, ils valorisent.

L'humour a un aspect libérateur, mais également un rôle catalyseur, car à travers lui l'auto-critique ne peut devenir auto-destruction. Ces histoires n'ont pas pour fonction de remettre en cause réellement les fondements de la société juive; elles visent au contraire leur maintien en exorcisant les conflits. Par le rire, la vie sociale juive se trouve régénérée. Mais les Mochelich n'ont pas uniquement comme objet la société juive. Le Juif alsacien se trouve en relation constante avec le monde des autres et des "Goyim", et dans les récits il opère la critique de leurs valeurs. Dans ce cas aussi, l'humour sert de masque à la critique.

Les récits révèlent tout d'abord le caractère conflictuel des communautés juives; ils ne dépeignent pas avec objectivité les conflits, mais constituent en fait un discours de légitimation. Ils visent à assurer au vainqueur, qui a tourné en dérision son adversaire, le soutien du public, d'une part parce qu'il a su l'amuser, d'autre part parce que l'hostilité sous le masque de l'humour ne va pas jusqu'au bout d'elle-même. Elle n'est pas une réelle violence (comme l'acte brutal ou les propos haineux) qui, elle, ne manquerait pas de susciter le désaveu du groupe et son indignation; elle n'en est que l'expression imparfaite, somme toute tolérable. Ainsi, la farce est-elle la forme que revêt l'acte violent, et le bon mot celle qu'emprunte la parole violente. Comme nous le précise un de nos informateurs : "Les Mochelich, on se moquait mais c'était pas méchant".

Le public, à la fois producteur et auditeur des Mochelich, est un participant actif. Par son rire, il se montre complice du vainqueur et lui sert de justification, même si d'un point de vue moral ce dernier a eu tort.

Les tensions résultaient fréquemment d'inimitiés passionnelles ou affectives ; celles-ci prenaient dans les Mochelich un visage acceptable socialement, qui les préservait de toute condamnation morale. Grâce au comique, l'intention agressive n'est pas repérée comme telle et suscite l'adhésion du groupe en faveur de son auteur. "Les gens, nous dit un informateur, se faisaient souvent des farces. Ma maman racontait toujours, et on rigolait, on rigolait, elle racontait qu'il y avait une femme qui ne savait pas bien faire la cuisine, et qui est venue demander comment on fait de la carpe à la juive ; alors quelqu'un lui a dit, il devait s'appeler Meyer ou comme ça : "Tu prends de la choucroute et du poisson, et à nouveau de la choucroute, et du poisson, et à nouveau de la choucroute, et du feu en-dessous". Vous vous rendez compte !".

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