HEIMLISH
par B. LOCH
Extrait du TRAIT d'UNION, Bulletin mensuel du judaïsme traditionaliste
n° 102, adar 5723, mars 1963


Synagogue de Haguenau - 1959
Ah ! oui, qu'elle était "heimlisch" ma petite Schul, dans mon petit village d'Alsace d'avant-guerre ! Heimlisch, c'est bien le mot. Un mot intraduisible. Rien ne peut rendre cette chaleur, cette intimité, ce bien être qui s'en dégageait. Gardons donc le mot. Pour ma petite Schul il n'y a pas de qualificatif plus adapté.

Vous voulez savoir en quoi elle était heimlisch ? Vous ne poseriez pas une telle question si vous étiez venu un seul Schavess, à un seul office. On y était vraiment comme chez soi. Il est vrai que l'on n'avait le plus souvent que la rue à traverser pour y arriver et, de ce fait, en réalité la Schul était un peu comme le prolongement de l'appartement de chacun des membres de notre petite Communauté. Voulez-vous des exemples ? Chacun avait, bien entendu, sa place définitive, fixée une fois pour toutes. Aussi cette place chacun l'aménageait à sa guise comme chez soi. Fromel, l'osseux, avait capitonné son siège. Leivele, le frileux, lui, avait un beau et épais tapis à ses pieds. Quant à Schmule, il s'était installé une belle petite lampe de chevet qui lui permettait de mieux lire les petits caractères de son psautier. Mais là ne s'arrêtaient pas les aménagements "heimlisch" de tout un chacun. Yékel le gourmand avait un assortiment de bonbons et de sucre candi dans son pupitre. Itzik - oh ! le vilain ! - possédait une petite glace et un peigne avec lequel il lissait sa grande barbe rousse. Kussel, au grand nez, avait disposé sur une tablette en verre à l'intérieur de son pupitre un choix de tabatières au contenu odorifiant très varié. Vous voyez : en était bien chez soi dans notre Schul de K...heim !

Ces petites installations personnelles faisaient que chacun pouvait recevoir son voisin dans son petit chez soi, le plus agréablement possible. Certes, on ne pouvait recevoir beaucoup de monde à la fois, mais on pouvait se retrouver chez l'un, puis chez l'autre, aller goûter aux bonbons de Yékel, puis aux différents tabacs à prises de Kussel, faire un brin de causette avec ltzik avant d'aller serrer la main de Leivele. On était vraiment chez soi, vous dis-je.

Mais que devenait l'office dans tout cela ? me demanderez-vous. Mais il se déroulait tout normalement pendant toutes ces visites que nous nous rendions les uns les autres. Le Razen était un brave homme qui, perché sur l'Alemèmer, seul et sans voisin, au milieu de la Schul, ne pouvait bien entendu pas participer à ce va et vient. Mais son cœur était avec nous. Les mains dans les poches, il participait tout en chantant à l'intimité qui régnait dans cette Maison. Il fallait le voir pendant la prière, faire signe de la main à l'un, souriant à l'autre, participant par gestes ou par des "éi éi  !" à une discussion dont les bribes lui parvenaient. Et quand il sortait le Séfer, il embrassait la Schul de son regard, souriait de toutes ses dents en chantant le Schema aux dames qui se trouvaient dans la galerie du fond, puis à nous autres pendant qu'il passait avec le Séfer.

Pendant le "leinen" c'était le moment de la grande détente. Le "baiséguen" (l'administrateur de service, comme on dit à la Victoire) après en avoir discuté avec le Razen, désignait du doigt, en riant, les appelés, qui se renvoyaient la balle. Celui qui avait accepté enfin d'être appelé (1) faisait un Michébérar pour tous ses amis, comme il offrirait une tournée à la taverne. Et en descendant tout fier de l'Alemèmer il serrait la main de tous, se faisait féliciter pour le bon tour qu'il leur avait joué. Quand c'était le tour de Baruch et de Moïché c'était vraiment le fou-rire général.. Ils avaient tous deux une grande liste de cousins qu'ils arrivaient à lire plutôt  mal que bien et que le Razen, lui, répétait dans les mêmes conditions. C'était un vrai poème. Mais le Razen, lui, tout détendu, à moitié couché sur le Séfer, continuait la lecture en accompagnant sa cantillation de gestes larges qu'il faisait avec la Yad. Je vous le disais : c'était vraiment heimlisch.

Mais notre Schul le devint encore bien plus avec l'arrivée dans notre village d'un groupe de "Pollacks". Dans ce domaine, il faut le dire, ils étaient plus forts que nous ; mais nous eûmes vite fait de les rattraper. C'est ainsi que leur Minhig, de se déplacer, de se promener en faisant la prière, de tourner autour de l'Alemèmer, nous surprit au début. Mais bientôt nous trouvâmes que c'était là une habitude bien pratique et tout à fait dons l'esprit de notre Schul. On pouvait ainsi prier, dire bonjour en passant à Fromel, continuer la prière, serrer la main à Chaïm, etc... Notre Schul devint plus heimlisch quand nous les jeunes, les premiers, adoptâmes cet usage. Les autres s'y mirent bientôt eux aussi, sauf Yekel et Kussel qui préféraient leur "chez soi" à ces rondes sabbatiques (à moins qu'ils n'aient eu peur de laisser à l'abandon leur stock de sucreries ou de tabac à priser ?).

Ces rondes avaient un grand avantage encore: Elles permettaient aux uns et aux autres de se retrouver en route, de s'arrêter autour du gros poêle et d'y faire un brin de causette entre deux "oméin". Il est vrai qu'au début cette manière de faire entraîna quelques difficultés, car les travées de notre Schul n'étaient pas bien larges. Mais bientôt, grâce à une idée de notre Barness (que le Préfet Papon lui a ravi plus tard) on institua un sens giratoire et tout alla pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

Hé oui, c'était vraiment, je vous assure le meilleur des mondes, cette petite Schul de K...heim, Je n'ai jamais pu me consoler de sa disparition et nulle part dans la capitale, croyez-moi bien, je n'ai trouvé encore jusqu'à ce jour une Maison de Dieu aussi "heimlisch".

Lexique :

Note :

  1. Il est d'usage de faire un don en argent quand on est appelé à lire la Torah. C'est pourquoi les membres de la communauté essaient de se dérober à cet honneur.


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