Synagogue de la Paix
Témoignage de Freddy RAPHAEL

Un témoin averti et actif de la reconstruction de la Synagogue, de la communauté de Strasbourg : Freddy Raphaël
Propos recueillis par Sonia PERESS-GARRIGUE
Extrait de UNIR, septembre 2018 - article écrit à l'occasion du 60ème anniversaire de la Synagogue de la Paix


Freddy Raphaël a été professeur de Sociologie à l'Université Marc Bloch de Strasbourg. Il a été quinze années durant doyen de la Faculté des Sciences Sociales et a dirigé le Laboratoire de Sociologie de la Culture européenne et la Maison des Sciences de l'Homme de Strasbourg.
On a souvent constaté que l(on ressentait davantage d'empathie et d'altruisme suite à une expérience traumatique et une envie nouvelle d'agir dans l'intérêt collectif. C'est l'objet de la construction de la synagogue de l'avenue de la Paix, le bâtiment, bien sûr mais aussi l'essentiel : le contexte d'une époque de reconstruction dynamique et humaniste de la Communauté israélite de Strasbourg. Qui mieux que Freddy Raphaël né en 1936 originaire de Phalsbourg, étudiant engagé à partir des années 1950, pouvait nous restituer l'esprit de cette période ?

Avant de parler de "reconstruction" du judaïsme alsacien pouvez-vous nous parler de l'anéantissement dès 1940 de ce judaïsme qui était selon vos propres termes "heureux, simple et solidaire" ?

J'ai ressenti très jeune que tout chavirait. Je vivais à Phalsbourg avec mes parents. Depuis toujours les communautés religieuses s'entendaient bien, se respectaient, et du jour au lendemain, je n'ai plus pu jouer avec mes petits voisins. Cette impression d'abandon, que je n'ai pu analyser que plus tard, je l'ai ressentie très vivement, une mise au ban, un exil forcé. La région fut décrétée "Judenrein" ce n'était pas un vain mot : "purifiée de la souillure juive". Nous avons erré en Ardèche, en Auvergne, à Lyon sans aucun soutien à la différence des coreligionnaires qui vécurent dans les communautés reconstituées du Sud-ouest. Alors, j'ai réalisé combien je me suis senti comme un gosse traqué. Le bonheur d'être enfin protégé et mis en valeur je n'ai pu le ressentir qu'à la libération en 1945 : dans la synagogue de la rue Tilsitt à Lyon, là où un soldat américain m'a pris dans ses bras C'était un renouveau.

Pouvez-vous évoquer le retour en Moselle ?

Le retour s'est avéré plus difficile que prévu, l'accueil a été extrêmement différencié, ambigu ; certains pensaient vraiment, et disaient quelquefois "qu'on ne reviendrait pas".
Ainsi avec plus ou moins de culpabilité, de mauvaise foi ou de gêne, les Alsaciens ont restitué immeubles et objets qui ne leur appartenaient pas. Longtemps après on a retrouvé des objets ou des matsevoth (pierres tombales) à des endroits inattendus. L'ambiance était difficile, il y avait trop de disparus, 15 000 juifs revinrent cependant en Alsace et en Moselle mais tous les repères manquaient : les synagogues et cimetières étaient dévastés, les cadres (rabbins et consistoires) avaient été décimés. Cette disparition des rabbins les plus jeunes, souvent les plus novateurs fragilisaient l'espoir de reconstruction. Les laïcs qui pensaient vraiment avant la guerre que les Juifs faisaient partie de la Nation française réalisaient leur isolement. ils avaient perdu totalement confiance dans l'intégration dans la patrie française.

Comment la communauté a-t-elle pu se relever ?
Avant tout grâce à certaines personnalités ?

Pour analyser la réalité, il faut revenir à l'époque de la guerre et si de nombreux coreligionnaires ont disparu, certains, qui ont survécu, ont accompli alors un travail remarquable.
En effet il faut savoir qu'avant le conflit le Consistoire central manquait de rabbins, et le grand rabbin Deutsch a eu le courage inouï de créer en pleine guerre un petit séminaire à Limoges susceptible de susciter des vocations de rabbins des la scolarité secondaire, d'autant plus qu'il n'existait plus d'école juive la défaite. II faut rappeler combien le PSIL (Petit Séminaire Israélite de Limoges) a été un lieu, où se sont formés, dans la précarité et les dangers de l'occupation, une grande partie des cadres de la communauté d'après-guerre.
L'action du grand rabbin Deutsch a été soutenue par Léon Meiss alors président du Consistoire Central. De nombreux jeunes dont Benno Gross, Lucien Lazare, Théo Dreyfus, JP Bader, Bernard Picard, Max Warschawski... en ont suivi les cours, Théo Klein était l'un des enseignants. L'enseignement était, non seulement religieux mais également ouvert sur les activités de la Cité. Il encourageait l'impératif "pour une Torah présente au monde" "Torah im Derekh Eretz", s'inspirant du grand rabbin Samson Raphael Hirsch : concilier, à une période où une partie des Juifs s'assimilaient, le respect de l'étude et du rituel dans un monde en profonde mutation.

Ce sens de la Communauté dans un monde juif plus ouvert, plus tolérant à l'égard de tous les courants de pensée du judaïsme, se perçoit parfaitement à travers les mouvements de jeunesse : le mouvement Yechouroun, qui avait débuté avant-guerre reflétait ce sens d'un judaïsme traditionnel renouvelé, les Eclaireurs Israélites dont des groupes avaient participé à la Résistance, les Etudiants juifs de Strasbourg ; les mouvements sionistes... Ces mouvements qui avaient été réunis en 1938 lors de l'inauguration du Centre de jeunesse juive de Strasbourg "Le Mercaz" sous l'impulsion de Leo Kohn, disparu en déportation en décembre 1944, reprirent vigueur dès le retour en Alsace. Ils assurèrent la formation des cadres communautaires et suscitèrent la prise de conscience d'une unité retrouvée. Moi-même, qui fut l'élève d'André Neher alors professeur à l'Université de Strasbourg, j'ai pu ressentir et travailler dans ce nouvel esprit de la communauté, qui exprimait un changement. Ces jeunes, plein d'espoir, voulaient être des Juifs de conviction et non plus des Juifs de condition. Ce courant de pensée juive spécifique à Strasbourg était contemporain de celui qui se manifestait aussi dans la France de l'intérieur, pour fonder la reconstruction du judaïsme français (cf. l'Ecole Gilbert Bloch d'Orsay fondée par Gamzon "Castor", puis influencée par Léon Ashkenazi "Manitou" et l'Ecole normale israélite orientale dirigée par Emmanuel Levinas).Cette ambiance était très favorable à la jeunesse, qui dès 1951, lors des pourparlers de la reconstruction à Strasbourg, fut associée aux discussions.

Comment vous avez perçu l'impact de cette reconstruction selon les réactions de la population strasbourgeoise de l'époque ?

Les autorités ont été parfaites, et ont apporté un concours conséquent. Elles avaient procuré des lieux de culte de remplacement dès le retour (les offices se déroulaient dans l'ancien Arsenal place Broglie, au Merkaz rue Oberlin). De nombreux membres de la Communauté se posaient vraiment la question de savoir s'il n'était pas préférable de rester dans des locaux provisoires. Ils avaient le sentiment profond que leur position de juifs dans la Cité n'était jamais acquise et cette fragilité créait des débats sérieux. Ceux-ci l'étaient vraiment car même après avoir pris la décision de la reconstruction, le lieu d'implantation a été le prétexte à une réelle campagne d'antisémitisme d'une partie des riverains des Contades. L'expression par affichettes posées dans la ville "Sauvez notre Contades" était malheureusement révélatrice (des réactions identiques se manifestent lorsqu'on décide actuellement de construire une mosquée).

Quelle synagogue reconstruire ? Seriez-vous d'accord avec cette phrase d'André Neher ? "Précisément parce que, tout en obligeant à ne jamais oublier le passé, elle est architecturalement tout à fait différente du passé et dirigée, par son style et par sa conception, vers un avenir encore inexpérimenté. Précisément encore, parce que tout en étant synagogue, elle est aussi centre communautaire et tout en étant centre communautaire, elle est aussi synagogue."

En effet, il s'agissait de reconstruire aussi l'unité d'un judaïsme, marqué par de nombreux courants. Il fallait que le nouveau bâtiment soit pour tous le symbole de la refonte d'un " judaïsme disloqué." La commission de réflexion a pris en compte la nécessité de recentrer le culte autour de l'étude des textes sacrés confrontés aux temps nouveaux. Ainsi le centre comporte des écoles, des salles de réunion permettant aux associations de se développer, des oratoires et même un restaurant, et une bibliothèque.

Cette construction imposait une cohabitation entre les différentes tendances. La conception a tenu compte de tous les courants religieux et idéologiques juifs. Elle a sans le savoir anticipé la mutation profonde du judaïsme strasbourgeois lorsqu'en 1962, dans la plus grande urgence le centre a accueilli les Sefardim d'Algérie. L'arrivée des rapatriés d'Algérie en 1962 a suscité au sein des Juifs d'Alsace un mouvement général de solidarité et de sympathie. Des personnalités telles que le professeur André Neher, le rabbin Albert Hazan et Maître René Weil président de la C.I.S., en étroite coopération avec les anciens sefardim de Strasbourg, ont mis au point des structures d'accueil. Le centre communautaire et d'autres maisons du Consistoire se sont transformés en centres d'hébergement.
M. et Mme Neher avaient pris l'initiative, bien avant la fin de la guerre d'Algérie, de faire venir à Strasbourg des enfants dont la sécurité était menacée. Par la suite, ils ont invité les parents à les rejoindre. C'est ainsi que le choc de la transplantation a été atténué et l'adaptation facilitée. Je me souviens d'un appel personnel d'A. Neher, nous conduisant à trouver des familles d'accueil pour plus de mille enfants et nous sommes parvenus à les placer dans l'après-midi. Cet élan fondait l'unité des Juifs strasbourgeois et devait permettre une intégration qui a eu lieu progressivement, nombre de coreligionaires sépharades, purent conserver les caractéristiques de leur rituel.

Comment expliquez-vous que depuis plusieurs années, malgré le Centre et toutes ses activités, l'unité ait éclaté ?

Effectivement après Cronenbourg, la Synagogue de la Meinau (1980), celle de l'Esplanade (1992), puis Rambam (2000) ainsi que bien d'autres petites kehiloth ont drainé les fidèles, alors qu'en même temps toutes ou presque les "shule" de campagne étaient fermées ou à l'abandon. La grande Synagogue a été désertée, symbole d'une unité religieuse trop tiède, trop "bourgeoise". Maintenant on assiste parfois à une surenchère religieuse dans l'ignorance et le rejet du différend de soi.
On s'est éloigné du respect et de la connaissance de l'autre qui prévalait au moment de la construction.

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