La Famille Zenou : d'Aflou à Sarre-Union
propos recueillis par Alain Kahn (septembre 2002)

Emile ZENOU est strasbourgeois depuis 1968. Son parcours est révélateur de ce que fut le destin des Juifs installés en Algérie et qui ont dû quitter ce pays au moment où celui-ci devait accéder à son indépendance. Il a bien voulu témoigner pour le site du Judaïsme alsacien, qu'il en soit vivement remercié !

Emile Zenou en Algérie
Judaïsme alsacien : Où et quand êtes-vous né ?
Emile Zenou :
En 1941 à Aflou en Algérie dans le sud oranais.

J.A. : Quelle était la vie quotidienne que vous avez connue là-bas ?
E.Z. :
Aflou était une bourgade d'environ huit mille habitants, c'était une sous-préfecture où il faisait bon vivre. Les Juifs, qui n'habitaient pas dans un quartier spécifique, représentaient quelques centaines de personnes et les relations avec la population arabe étaient particulièrement amicales. Les Juifs étaient clients chez les Arabes, et ceux-ci n'hésitaient pas à venir dans les magasins juifs. Il s'agissait surtout de commerces où l'on trouvait bien entendu tout ce que l'on voulait. Mon père, Isaac Zenou, za"l, avait un magasin de vêtements et d'articles de souvenirs. Certains coreligionnaires étaient artisans, bijoutiers ou cordonniers et d'autres fabriquaient eux-mêmes les habits orientaux qu'ils vendaient aux Arabes. Pour ma part, j'ouvris dans le magasin de mon père un atelier d'horlogerie car j'avais eu l'occasion d'apprendre ce métier.

J.A. : Comment pourriez-vous décrire la communauté juive d'Aflou ?
E.Z. :
C'était une communauté pratiquante qui était dirigée par différents rabbins très respectés dont le rabbin Elbaz za"l qui était particulièrement apprécié. Elle disposait d'une synagogue principale, et une synagogue privée fonctionnait pour les habitants de quartiers éloignés. L'abattage rituel était assuré sur place et la viande était vendue dans des boucheries spéciales. La vie de la communauté était rythmée par le calendrier et les événements religieux et j'y participais bien entendu avec mes frères et mes sœurs, avec toute ma famille. Une brith-mila, une bar-mitzwa ou un mariage donnaient toujours lieu à des festivités chaleureuses. Les familles faisaient tout leur possible pour accueillir dignement leurs hôtes. Enfin, un Talmud-Torah fonctionnait le dimanche, le jeudi et pendant les grandes vacances. Les jeunes juifs portaient souvent un béret pour avoir la tête couverte conformément à la tradition..

J.A. : A partir de quand avez-vous entendu parler d'un mouvement d'indépendance ?
E.Z. :
Dès 1954 le sujet était évoqué. Les actions du FLN n'étaient pas passées sous silence mais elles ne concernaient pas spécialement Aflou. Les relations des deux communautés n'en étaient pas pour autant détériorées même si on commençait à entendre parler d'enlèvements, d'assassinats, de guérilla contre la France. Les Juifs n'étaient pas visés en tant que tels et le comportement des uns et des autres ne laissaient entrevoir aucune animosité. Il faut dire qu'un climat de confiance existait entre Juifs et Arabes. A cet égard, j'ai appris bien plus tard, lorsque nous étions déjà partis depuis longtemps, que certaines femmes arabes se rendaient discrètement à la Guenisa, l'emplacement au cimetière juif où on enterrait les objets sacrés inutilisables (parchemins, livres saints…) pour faire des prières lorsqu'elles n'avaient pas encore eu le bonheur d'avoir des enfants.

J.A. : Quels sont les événements qui ont entraîné une détérioration de la situation ?
E.Z. :
Bien avant 1962, il devenait impossible de voyager sans escorte militaire à l'extérieur d'Aflou même si à l'intérieur de la ville aucun changement n'était vraiment perceptible. Je me rappelle pourtant que le jour de Yom Kipour, la synagogue devait progressivement être surveillée toujours d'avantage par les militaires.

A Aflou : Emile Zenou à droite, Richard Sellam à gauche
J.A. : Comment la crise s'était-elle alors déclenchée ?
E.Z. :
En 1961, le boycott des magasins juifs avait été décrété. A Aflou aucun acte violent n'avait été observé mais les Arabes avaient décidé entre eux qu'ils n'avaient plus le droit d'acheter quoi que ce soit dans un magasin juif. Nous ne pouvions plus que vendre nos produits entre nous. La situation devint vite catastrophique et c'est pourquoi l'idée de quitter l'Algérie faisait son chemin. Certains voulaient faire croire à leur entourage qu'il s'agissait d'un départ provisoire et que le retour était d'ores et déjà programmé. Nous savions bien que le FLN avait tendance à considérer les Juifs comme des Français hostiles de toute façon à l'Algérie algérienne. Il n'y avait donc plus de place pour nous et c'est pourquoi il fallait liquider la marchandise même si c'était en la vendant au cinquième de sa valeur. C'est ainsi que nous avons décidé de partir au début du mois de juin 1962. Nous avons pu emporter avec nous quelques affaires et moi-même j'avais pu conserver mes outils d'horloger auxquels je tenais tant.

J.A. : La décision a-t-elle été difficile à prendre ?
E.Z. :
Il s'agissait en fait d'anticiper le danger. Des personnes étaient enlevées, d'autres ont été assassinées comme ce père et son fils, chauffeurs de taxi. Un membre de la communauté avait aussi été tué dans son magasin. Des bandes arabes attaquaient ainsi les personnes susceptibles d'avoir trop de bons sentiments à l'égard des Français. Dès que l'on rentrait à Aflou, la situation paraissait toujours plus calme, plus sereine. Mais, dans ce contexte d'insécurité de plus en plus perceptible, nous avons fini par devoir décider de partir et nous avons alors loué un camion dans lequel nous avons pu entasser tout ce que nous pouvions.

J.A. : Quelle a été votre destination ?
E.Z. :
Nous avons quitté tout ce que nous aimions et nous nous sommes rendus à Alger d'où, en juin 1962, nous avons pris l'avion pour Marseille. L'angoisse était d'autant plus grande que nous basculions vers l'inconnu.

J.A. : Comment avez-vous été pris en charge à Marseille ?
E.Z. :
Dès notre arrivée, nous avons été conduit vers le "camp d'Arenas" qui était constitué d'immeubles. L'accueil était assuré par les services administratifs ainsi que par des membres de la communauté juive locale. Nous avons pu ainsi disposer de chambres pour dormir et nous avons passé dans cet endroit un premier Shabath tout à fait particulier, angoissant car l'avenir nous paraissait bien incertain.

J.A. : Etes-vous restés longtemps à Marseille ?
E.Z. :
Non ; dès le dimanche, plusieurs destinations nous ont été proposées comme Rennes, Lille, Reims et d'autres ainsi que Strasbourg. Nous avons opté pour cette dernière destination car il était impossible de trouver une communauté méridionale où des places étaient encore disponibles. Le choix de Strasbourg était lié à l'image que nous avions de cette ville. En effet nous étions certains d'y trouver de la nourriture "cachère" car en Algérie nous appréciions énormément la charcuterie et les pâtés que nous pouvions acheter, et qui provenaient précisément de la boucherie Buchinger de Strasbourg. Nous avons donc pris le train dès le lendemain et nous sommes arrivés ainsi en Alsace.

J.A. : Comment avez-vous été accueilli à Strasbourg ?
E.Z. :
Certains responsables de la communauté, comme entre autres Mesdames Marthe Lévy, Neher et Paulette CAHN za"l, ainsi que le rabbin Hazan, nous ont accueillis au Centre communautaire après notre arrivée à la gare. Ces personnes nous ont rassurés et nous ont précisé que nous aurions des propositions de logement et de travail en Alsace. Nous avons d'abord dormi dans le sous-sol du Centre communautaire où des matelas avaient été installés puis aux "Violettes", un home pour jeunes filles situé rue Sellénick et qui avait été transformé pour l'occasion.

J.A. : Avez-vous reçu rapidement  des propositions de logement et de travail ?
E.Z. :
Oui, puisque dès la fin de mois de juin 1962 nous avons pu partir pour Sarre-Union. Il nous avait été précisé que là-bas nous disposerions d'un appartement et qu'il y avait des possibilités de trouver du travail. D'autres familles d'Aflou étaient dirigées sur Lunéville, Bar-Le-Duc, Wasselonne ou Niederbronn-les-Bains, étant donné que tout le monde ne pouvait évidemment pas rester à Strasbourg.

L'ancienne école juive de Sarre-Union
J.A. : Quand êtes-vous parti pour Sarre-Union ?
E.Z. :
C'était la dernière semaine du mois de juin 1962. Nous avons été conduit à Sarre-Union et c'était assez angoissant car, en ce qui me concerne, j'avais espéré trouver du travail chez un horloger ou un bijoutier à Strasbourg. Comme cela s'avérait impossible, je m'étais résigné à me rendre en Alsace-Bossue.

J.A. : Comment y avez-vous été accueilli ?
E.Z. :
A notre grande surprise, nous avons tout de suite eu un excellent contact avec Monsieur Georges Meyer, président de la communauté, et son épouse za"l, car ils étaient vraiment ravis de nous recevoir. M. Meyer comprenait très bien que nous représentions un apport inespéré pour la communauté et c'est pourquoi ils mirent à notre disposition un appartement appartenant à la communauté et situé non loin de la synagogue. Ce logement nous convenait parfaitement et l'installation put se dérouler dans de bonnes conditions, car que la bonne volonté de chacun y contribuait. L'ensemble des membres de la communauté n'a ménagé aucun effort pour nous faciliter la tâche et je dois dire que c'était particulièrement réconfortant. Pour nous c'était, pour le moins, une nouvelle vie complètement différente de ce que nous pouvions imaginer. Nous devions en plus nous familiariser avec l'accent et le patois alsacien mais tous nos interlocuteurs faisaient tellement attention pour que nous les comprenions bien que cela aussi faisait chaud au cœur !

J.A. : Et sur le plan du travail ?
E.Z. :
Grâce à nos nouveaux amis, j'ai été présenté à M. Hacquard qui dirigeait une fabrique de cloisons métalliques. Il m'a immédiatement engagé et j'ai été affecté à l'atelier d'ajustage où il fallait avoir des notions de mécanique de précision. Je ne pourrais jamais oublier M. Rondio, le chef d'atelier, originaire d'Herbitzheim un village voisin, qui m'apprit à percer, raboter, limer. Il était d'une gentillesse remarquable et sa compétence m'impressionnait. Il consacrait environ une heure par jour à m'inculquer les secrets du métier.

J.A. : Comment les relations avec la communauté se développèrent-elles ?
Julien Cerf et sa petite-fille
E.Z. : Nous nous sentions vraiment chez nous et nous appréciions cette façon authentique d'être juif. La synagogue faisait plaisir à voir chaque fois qu'il y avait office et les fidèles nous exprimaient leur reconnaissance tout simplement pour notre présence puisque nous renforcions le minyan et nous étions heureux de le faire. Je me rappelle avec émotion de Monsieur Julien Cerf za"l, qui faisait un peu figure de patriarche car il se dégageait de son personnage une sagesse qui inspirait le respect. Sa façon de réciter le Kadish m'a toujours impressionné : c'était à la fois mélodieux et typiquement alsacien car son accent lui donnait encore plus de rythme. C'était toujours la fête quand sa fille Marcelle, qui avait épousé Edgar Rothé za"l, de Mulhouse, venait avec sa famille avec laquelle nous avions tant sympathisé. J'avais aussi un très bon contact avec Daniel Weill, de Sarralbe, qui venait avec sa famille, faire les offices si sobrement et avec tant de conviction !

J.A. : Combien de temps êtes-vous restés à Sarre-Union ?
E.Z. :
J'ai travaillé pendant trois ans chez Monsieur Hacquard, puis j'ai fait un stage durant neuf mois à Strasbourg dans le cadre d'une formation pour adultes. A Strasbourg j'eus l'immense joie de retrouver le Rabbin Elbaz za"l, l'ancien rabbin d'Aflou qui s'occupait de la communauté de Strasbourg-Meinau. A mon retour à Sarre-Union, j'étais tourneur sur métaux et trouvais un emploi à Keskastel, non loin de là, dans une fabrique de bennes métalliques. Un an plus tard, j'ai eu l'opportunité d'être engagé par M. Jacques Dockes za"l, qui avait une fabrique de couverts à Sarre-Union et qui inspirait tout simplement le respect par sa piété et sa droiture. Grâce à un allemand vraiment sympathique qui travaillait dans son entreprise, M. Hild, j'ai appris la gravure sur métaux.
Finalement, nous avons quitté Sarre-Union en 1968, assez éprouvés à ce moment-là, car nous avions perdu en 1966 notre jeune frère, Bernard za"l de 19 ans qui y est enterré. Nous sommes allés nous installer à Strasbourg où j'avais trouvé du travail dans une horlogerie et je put ainsi à nouveau exercer ce métier qui me tenait le plus à cœur. Par la suite je me suis marié, en 1973, avec Monique Bloch originaire de… Wissembourg et nos deux enfants, Raphaël et Jonathan apprécient, à notre grande satisfaction, les usages et les traditions aussi bien sépharades qu'ashkenazes ! Enfin, j'ai travaillé dans un bureau d'études de Strasbourg et, depuis 1979, j'ai créé avec ma famille notre propre entreprise dans le domaine de la maîtrise d'œuvre en bâtiment.

J.A. : Que conservez-vous de votre passage à Sarre-Union ?
E.Z. :
J'y ai trouvé une deuxième jeunesse grâce à l'accueil inoubliable qui nous avait été réservé. La coupure avec la vie en Algérie était particulièrement forte mais elle a été moins douloureuse peut-être puisque nous pouvions évoluer dans un cadre de vie simple et rural où nous avons rencontré des hommes et des femmes pleins de dignité et de pudeur qui nous ont le plus souvent ouvert leur cœur d'une manière vraiment authentique. Lorsqu'en 2001, le Consistoire Israélite du Bas-Rhin a organisé un office à la synagogue de Sarre-Union, nous avons retrouvé avec beaucoup d'émotion les places respectives que nous occupions dans ce vénérable édifice ainsi que des fidèles qui resteront toujours de véritables amis pour nous.


© A . S . I . J . A .