1962 : la découverte d'un monde juif nouveau
par Freddy Raphaël
Extrait de Echos-Unir 2002

Freddy RAPHAEL était en 1962 un jeune étudiant strasbourgeois. Il faisait partie de ceux que les NEHER ont appelés pour qu'ils se mettent à la disposition de la Communauté, tant l'accueil de ceux qui venaient d'Algérie allait devenir la tâche prépondérante pour les dirigeants communautaires de l'époque. Les réflexions qu'ils nous livre, avec la sensibilité particulière qui est la sienne mais aussi celle de quelqu'un devenu depuis un éminent sociologue, prennent l'allure d'une véritable analyse de la société juive…

Echos-Unir : Vous avez vécu la genèse de ce grand moment de l'histoire de nos communautés en France et plus particulièrement celle de Strasbourg. Comment l'avez-vous perçu ?
F.R. :
Nous étions alors de jeunes étudiants peu préparés pour la découverte d'un monde juif qui nous était inconnu. Nous avions déjà rencontré un petit nombre d'étudiants séfarades venus d'Egypte et de Tunisie, relayés en 1957 par ceux qui fuyaient le Maroc après le drame du  “ PISCES ” au cours duquel des juifs périrent noyés. Il ne se posait pas de problème d'accueil global tel que cela s'est présenté par la suite, en 1962. Nous étions des responsables de l'Union des Etudiants Juifs mais nous n'étions guère conscients du drame des juifs d'Algérie et des nécessités auxquelles notre Communauté allait être confrontée, en recevant d'abord des enfants puis des adultes.
Il y a eu un tournant dans l'attitude du judaïsme alsacien qui n'avait pas été à la hauteur, pour partie au moins, de ses responsabilités lors de la venue des juifs d'Europe de l'Est, entre les deux guerres. Ceux-ci étaient arrivés à un moment où les juifs alsaciens parvenaient tout juste à être admis dans la bourgeoisie alsacienne. Ces derniers furent confrontés à leur propre image, 150 ans auparavant ; ils furent heurtés par ces juifs trop " visibles" dans le paysage, par leur langue, leur habillement, leur religiosité, …Il y eut aussi un second échec : le non-accueil des juifs venus d'Allemagne après 1933, avec quelques exceptions significatives.

E-U : Fallait-il craindre un recommencement de l'histoire ?
F.R
. En 1962, à l'arrivée des juifs d'Algérie, il y avait une évolution des mentalités et la détermination d'une poignée de personnes qui ont amené à un changement radical des attitudes. Il faut aussi dire que la Shoa a été un choc terrible pour les juifs alsaciens qui se croyaient si bien et si définitivement installés en Alsace. Ils ont fait, contraints, la triste expérience de l'exode et de l'errance. Ils ont découvert leur fragilité, leur précarité, et de là leur appartenance à un peuple juif dont l'existence même pouvait être mise en question. Ce changement de mentalité ne se serait pas effectué s'il n'y avait pas eu des juifs exceptionnels en tête desquels il faut citer le couple André et Rina Neher. Ils avaient déjà été en Afrique du Nord et lors de leur premier voyage au Maroc ils y avaient découvert la richesse d'une vie juive en des endroits très reculés ainsi que le travail de l'Alliance (qu'ils ont refusé de réduire à de l'assimilation). Le deuxièmr grand homme fut incontestablement Maître René Weil, alors Président de la Communauté Israélite de Strasbourg ; l'expérience décisive de sa vie avait été la déportation à Auschwitz et son retour miraculeux. Ce sont eux qui nous ont brutalement confrontés à nos responsabilités.

E-U : On vous avait un peu secoués...
F.R :
C'était le début des grandes vacances. J'étais parti avec mon épouse en vacances chez mes beaux-parents au Luxembourg. Le lendemain, je reçois un coup de téléphone d'André Neher qui me dit avec un ton qui ne souffrait pas de réplique : "je vous attends demain à Strasbourg avec Simone". Et le lendemain nous étions de retour à Strasbourg. Je lui suis aujourd'hui infiniment reconnaissant de nous avoir mis au pied du mur, face à nos responsabilités. Pour faire quoi ? Deux tâches qui étaient liées :

Il faut dire aussi qu'une initiative complémentaire et très intéressante fut prise par Jean Kahn, celle de monter de toute pièce un club sportif , l'A.S. MENORA qui fonctionne toujours avec succès aujourd'hui.

E-U : Il fallait parfois faire rapidement face à des situations d'urgence et compter sur l'adhésion de la Communauté.
F.R. :
. Il y eut aussi un évènement très important : l'arrivée vers midi un jour de semaine de près de mille enfants d'Algérie, sans leurs parents et qu'il a fallu placer dans des familles d'accueil. A six heures du soir tous les enfants avaient trouvé un abri ; les maisons, les foyers se sont ouverts. Ce qui suppose une très large adhésion de nos coreligionnaires. Certains de ces enfants ont par la suite rejoint leurs parents, venus plus tard, qui avaient choisi un autre lieu d'élection. Beaucoup de parents ont, au contraire, rejoint leurs enfants à Strasbourg et s'y sont installés. Nous-mêmes nous avons accueilli deux soeurs qui ont fait partie de notre famille pendant près de deux ans. Le Centre Communautaire de la Paix a été entièrement réquisitionné par Me. René Weil , le Rabbin Albert Hazan et les Neher. Il a servi de centre d'accueil provisoire. La salle de sport ainsi que la salle Léo Cohn ont été transformées en dortoirs pour les familles.

E-U : Quel était votre regard sur ces juifs ?
F.R.. :
Il y avait dans notre regard la découverte de ce qui était pour moi une culture quelque peu exotique. Il y avait aussi une attitude de supériorité, en tout cas la tentation, à l'égard de gens dont les moeurs nous paraissaient “ primitives ”. Par exemple, nous n'avons pas compris pourquoi certaines personnes délaissaient le lit mis à leur disposition pour dormir à côté, ou mangeaient assis par terre se servant de leurs mains. Il y eut là une défaillance dans l'accueil. Il fallait parer au plus pressé et la Communauté n'avait pas pris conscience qu'elle devait amener ses membres à découvrir une culture juive autre, marquée, comme nous le sommes tous, par son cadre de vie antérieur, par la civilisation islamique environnante. L'exemple d'un échec de la part des familles qui accueillaient : ce fut l'impossibilité de comprendre que la dignité de l'autre était de pouvoir donner quelque chose en retour comme ces haloth pour Shabath qu'une famille nous offrit chaque vendredi, pendant au moins une quinzaine d'années.

E-U : André Neher avait un regard très chaleureux vis à vis des juifs séfarades
F.R. :
André Neher manifestait beaucoup de respect vis à vis du judaïsme d'Afrique du Nord. Mais ne fit pas assez de travail dans la Communauté pour nous faire prendre conscience de la richesse dans la diversité.
On parlait volontiers de nos "frères" d'Afrique du Nord, ce qui voulait sous entendre que nous étions les "grands" frères et eux les "petits". J'ai eu par la suite tout un cheminement personnel de découverte de ces juifs, surtout ceux venus du Sud, marocain, algérien ou tunisien, une découverte famille par famille au gré des visites. Ceci m'a permis de connaître l'extraordinaire richesse à la fois spirituelle et humaine de ces personnes restées très humbles, façonnées par un judaïsme millénaire. J'ai aussi découvert leur immense capacité d'hospitalité qu'ils ont amenée avec eux à Strasbourg. J'étais invité à chaque fête familiale et ceci m'a marqué pour la vie : sachant qu'ils étaient compris et valorisés par moi dans leur culture d'origine, mes hôtes revivaient leur vécu traditionnel avec spontanéité et bonheur partagé.

E-U : Depuis vous avez vous-même voulu mieux connaître le berceau du judaïsme d'Afrique du Nord en voyageant, en interrogeant, en écoutant.
F.R. :
Dans nombre de récits recueillis et dans l'évocation du quotidien, du rythme du Shabath et des fêtes, de la relation à soi, aux autres, j'ai étrangement éprouvé le sentiment du déjà vécu. J'ai retrouvé là les narrations de ma propre famille. Il y a une proximité étonnante entre ces juifs qui vivaient dans des temps différents, des espaces différents, des cultures différentes.
Lors de mes voyages tantôt en famille tantôt seul dans le sud du Maghreb, j'ai vu sur place ce que pouvait être la vie là-bas. Au Maroc, c'était la dure réalité d'une vie de "marrane" ; les enfants ne sortaient pas de la cour familiale par crainte de leur entourage. A Ghardaïa, aux confins du désert algérien, que restait-il dans la mémoire collective des musulmans de la millénaire présence juive en terre mozabite ? A Djerba, dans le sud de la Tunisie, j'ai pu rencontrer des juifs . Mais à cause de mon passeport qui mentionnait le nom de jeune fille de ma mère (Lévy) et de l'étonnante coïncidence d'un début d'incendie volontaire de la Ghriba, j'ai dû de me présenter matin et soir au commissariat de police !

E-U : Et aujourd'hui ?
F.R. :
J'ai, toujours en tête leur pays antérieur. L'intégration des juifs séfarades en Alsace est partiellement réussie. Je sais bien que pour les gens de la plus ancienne génération la blessure de l'exil n'est pas entièrement cicatrisée, même si les enfants ont socialement et religieusement bien réussi. Cependant, toute une façon naturelle d'être juif qui prévalait dans ces communautés d'Afrique du Nord, tout un rythme d'existence qui allait de soi, tout ceci, par l'exil, a dû se redéfinir. Il me semble qu'il y a une tentation chez certains guides spirituels séfarades et chez certains de leurs fidèles d'une ghettoïsation spirituelle, d'une volonté exacerbée de repli et d'un judaïsme qui prend pour modèle le judaïsme d'Europe orientale à la fois dans sa réalité, mais aussi dans son aspect mythique.


© A . S . I . J . A .