Rencontre entre deux écoliers
par Michel Warschawski

Michel WarschawskiIl y a quelques semaines, je rencontrai Max, un ami de classe de passage à Jérusalem, que je n'avais pas revu depuis près de 35 ans. C'était pour échanger des souvenirs sur l'école, les amis, la communauté. Il n'était pas de Strasbourg ; venus d'Allemagne avec ses frères, ils avaient été envoyés par leurs parents, afin d'y faire leurs études secondaires dans un cadre juif.

Nos souvenirs ne coïncidaient pas, peut-être parce que nous avons des personnalités différentes, sans doute aussi parce que Max avait passé ses années strasbourgeoises dans un internat, alors que moi j'y vivais en famille. Un souvenir pourtant nous était commun, et nous en avons parlé tous les deux comme d'une émotion forte et d'une expérience formatrice : la venue en masse des rapatriés d'Algérie.

Cet été là tout a basculé. Je me souviens très clairement du Centre Communautaire transformé en centre d'accueil, la salle de gymnastique devenant un grand dortoir, et le Grand Rabbin annonçant, vendredi soir, que vu la situation dramatique, le Shabat serait repoussé d'une heure pour permettre l'installation des nouveaux arrivants. Je me souviens aussi des tours de garde des EI et d'un camp pour les jeunes à Sainte Croix aux Mines, où on leur faisait couper des arbres pour sublimer leur énergie débordante. Je me souviens de la mobilisation généreuse de toute une communauté pour accueillir les frères et les soeurs d'Algérie.

Après l'excitation de l'accueil, ça a été la rentrée scolaire et les fêtes.

Nos nouveaux copains de classes avaient, d'un seul coup, métamorphosé notre environnement : l'atmosphère, lourde et grise, de l'école Aquiba s'enluminait, et une chaleur nouvelle s'imposait petit à petit dans la classe. Max se souvient : c'était comme un rayon de soleil à travers les nuages gris. L'accent pied noir, la façon de s'habiller et de se coiffer contribuaient à cette nouvelle atmosphère, mais aussi une légèreté face à la vie et à ses contraintes que nous ne connaissions pas. Pourtant ce n'était pas facile pour eux, qui venaient de perdre, à jamais, le monde où ils avaient grandi, pour venir vivre dans un pays où tout était différent. D'Alger la Blanche et méditerranéenne à Strasbourg l'Impériale et continentale, le changement était radical.

Mais pour nous, c'était le soleil et la chaleur qu'ils nous amenaient, ainsi qu'une autre façon de vivre sa vie, même comme lycéens. L'importance du loisir, par exemple, et le peu de cas que nos nouveaux amis faisaient des valeurs de compétivité et d'excellence dans laquelle nous avions grandi. Ou encore la centralité du corps : les jeunes filles, en particulier, ne le cachaient pas, et on n'avait pas peur de se toucher; si beaucoup d'entre nous étaient attirés par l'oratoire Sépharad, ce n'était pas seulement à cause de la participation active des fidèles, des airs nouveaux et de l'ambiance moins solennelle et figée qu'à la synagogue ashkénaze, mais aussi parce qu'à la sortie de la prière on se souhaitait Shabat Shalom en s'embrassant.

Quatre ans plus tard je quittais Strasbourg. Je ne sais pas si la greffe a pris, et si une nouvelle culture et une nouvelle identité se sont forgées sur les bords de l'Ill, où si, au contraire, deux communautés continuent à coexister, l'une à côté de l'autre, chacune dans sa spécificité. J'aimerais croire que c'est la première hypothèse qui est la bonne, comme ça a été le cas pour la communauté juive d'Alsace au cours de la première moitié du XXe siècle, avec l'immigration des Juifs de l'Est. Car des communautés qui se referment sur elles-mêmes dégénèrent ; seules celles qui ont su s'ouvrir à d'autres, et créer de nouvelles synthèses ont pu se développer et faire progresser leur propre culture. C'est précisément ce que les Haider et autres Le Pen ne comprendront jamais.


© A . S . I . J . A .