Une tranche de vie en Algérie
Témoignage du Grand-Rabbin René Samuel Sirat


…. Puis, très vite – j’avais dix ans et demi – des mesures raciales sont appliquées en Algérie. Nous sommes en 1941. Mes condisciples juifs furent chassés du lycée, à l’exception de ceux dont le père était un ancien de Verdun. C’était la grande époque du Maréchal, ce héros de Verdun !
Nous restions quatre juifs, en tout et pour tout, à fréquenter le lycée Saint-Augustin. Je ne vous cache pas que j’ai gardé des souvenirs assez amers de cette période où nos condisciples n’étaient pas toujours marqués par
un philosémitisme militant.

…. Par tradition, le lundi matin, nous procédions au lever des couleurs dans la cour du lycée. Le meilleur élève de la classe était à l’honneur. Pourtant, lorsque notre tour s’est présenté, le surveillant général m’a convoqué pour m’annoncer que je ne lèverai pas le drapeau parce que j’étais un "sale juif". C’est le genre de situation dont on se souvient toute sa vie : l’injustice et le racisme dans ce lycée français.
Peu de temps après, avec la mise en oeuvre des infâmes lois du sinistre amiral Darlan – elles ont été en vigueur en Algérie avant leur application en Métropole – nous avons tous été renvoyés de l’établissement.

En 1942 a lieu le débarquement des Alliés. Bône devient une ville martyre. Port le plus proche du front tunisien, elle subit d’intenses bombardements. Notre maison détruite, avec mes parents, nous nous sommes réfugiés à Guelma, une petite ville située entre Bône et
Constantine. J’ai eu ainsi la chance d’étudier avec le grand rabbin Naouri, grand rabbin de Bône, qui était également réfugié à Guelma. Sous sa direction, j’ai poursuivi mes études religieuses bien au delà de ma Bar Mitsva.

…. Cette grande amitié qui caractérisait les rapports entre juifs et musulmans s’est pratiquement prolongée jusqu’à l’exode de 1962. J’en veux pour preuve ce souvenir que je ressens vivement. Le 26 janvier 1962, à Constantine, mon frère était assassiné dans un attentat terroriste organisé par le FLN. Les dernières images que je conserve de l’Algérie sont celles de l’enterrement de mon frère Edmond.
Deux ou trois jours après les obsèques de mon frère, entre "azur et blanc", je vis un vieil arabe vêtu de son costume traditionnel – avec un grand burnous et son turban – venir à la rencontre de mon père. Les deux vieillards s’enlacèrent sans prononcer un mot. Des larmes coulaient sur leurs visages. Bouleversé, je ne dis rien. Demandant à mon père, après l’office, qui était cet homme, il me répondit que son fils avait été tué par l’armée française quelques jours plus tôt et qu’il n’avait pas encore pu lui faire une visite de condoléances. Du fait des horreurs de la guerre, ces deux hommes devaient se présenter mutuellement leurs condoléances.
Je reste profondément marqué par la vision de ces vieillards pleins de dignité essayant de se consoler l’un l’autre.

J’ai vu mourir mes parents quelques mois après l’assassinat de mon frère. Accablés de chagrin, ils se suivirent dans la mort. Le texte biblique dans lequel Jacob dit à ses enfants : "S’il arrivait un malheur à Benjamin, vous feriez descendre ma vieillesse au Shéol (tombeau), dans le chagrin et la douleur", se réalisait douloureusement.
Si pour Jacob, il ne s’agit que d’une épreuve, pour mes parents, ce fut leur triste réalité. Ils ne s’en sont jamais consolés.

Extrait du livre du Grand Rabbin
René-Samuel Sirat, La joie austère,
Editions du Cerf, 1990.