La première communauté israélite de Strasbourg (suite et fin)
Moïse Ginsburger

La situation religieuse

Dans un passage déjà cité, Benjamin de Tudèle observe que la communauté israélite de Strasbourg compte beaucoup de gens instruits. Cette remarque trouve sa confirmation dans une lettre adressée par Eliézer, fils de Joêl ha-Lévi (1160-1235), aux rabbins de la ville qui l'avaient consulté au sujet d'une affaire civile (54).
De ce groupe savant, fit partie sans doute le nommé Rabbi Isaac de Strasbourg, disciple de Rabbi Eliézer, fils de Nathan de Mayence, et de Moïse ha-Cohen. Ce Rabbi Isaac était l'arrière-grand-père de Mardochée, fils de Nathan, fils d'Eljacim, fils d'Isaac de Strasbourg, qui rédigea un rapport sur le Semak-Sefer miztwoth'katon, Petit livre des commandements, d'Isaac de Corbeil, rapport conservé dans un manuscrit de Budapest et dans l'édition de Constantinople du Semak (55). Dans le manuscrit du Semak conservé à la Bibliothèque de Zurich, il est fait mention aussi d'un Rabbi Jehuda de Strasbourg, mais on ne possède aucun autre renseignement sur lui. Un rabbin Isaac, du. même lieu, est mentionné dans le Cod. Parm. 655. Il est probablement identique avec celui dont nous venons de parler (56).
Un autre savant de Strasbourg, qui vivait probablement dans la première moitié du 14ème siècle,est mentionné dans une lettre adressée au Conseil de cette ville par la Communauté israélite de Sélestat, qui demande, pour certains de ses membres, la permission de rester plus d'une nuit dans la cité, où ils désiraient étudier des écrits religieux auprès d'un rabbin. On fait remarquer dans cette lettre qu'autrefois, inversement, des Juifs strasbourgeois ont étudié chez des rabbins de Sélestat (57).

Nous avons parlé du procès concernant un Juif baptisé dont la femme était restée juive, et qui demandait la remise de son fils, afin de le faire élever dans la religion chrétienne.
Comme on trouve à Strasbourg, au 13ème siècle, plusieurs familles chrétiennes portant le nom de Jud ou Jude, il faut sans doute admettre qu'il s'agit là également de Juifs convertis ou de leurs descendants. Un nommé Burchardus Judeus figure même comme témoin dans un acte du 28 juin 1236, par lequel le Bourgmestre et le Conseil de Strasbourg certifient que le Chapitre St-Thomas et Symund Stehelin ont échangé des prés sis au bord de la Bruche à Koenigshoffen (58).

La Synagogue

Il est hors de doute que la Synagogue de la première Communauté israélite de Strasbourg était située dans l'enclos où s'est trouvée en dernier lieu l'Imprimerie Strasbourgeoise.
Elle est citée, pour la première fois, en 1292, comme "Synagoga Judaeorum", puis en 1335 comme "Schola Judaeorum". Après l'anéantissement de la Communauté en 1349, elle fut confisquée par le Conseil de Ville et transformée en un hôpital pour des perclus. A côté fut érigée une chapelle dédiée à saint Valentin (59). Mais les autres bâtiments de la synagogue portaient encore après 1349 le nom de Judenschule.

Trois maisons furent louées en 1357 aux trois frères Richard, Henri et Sigfrid de Massevaux et vendues en 1392 au marchand de tissus Johann Goebelin. Les actes de vente notent expressément qu'il s'agit de maisons ayant fait partie de la Synagogue, situées entre la cour de Berthold Mans et l'entrée de la rue des Charpentiers (60).
La Curia S. Valentini et la chapelle de saint Valentin, avec l'Hôpital pour perclus, sont mentionnés en 1411 ; le St. Veltins Hof (la Cour de St Valentin) est nommé en 1466 et en 1387 ; puis il apparaît sous le nom de Hof des vesten Wolfgang von Landsperg, Vicedom (1544), Hof des Junkers Encharius Baumann, "da die Kapelle steht" (1587) et au 17ème siècle, Cour des Raeder de Diersberg.

Le bâtiment hébergeait, en 1690, la maison noble de M. Roedts, plus tard celle du Commissaire Scheid et celle du Préteur royal Ulrich. Obrecht (61). Il fut, aux 18ème et 19ème siècles, la propriété de la famille Rathsamhausen d'Ehenweyer (62), et, ensuite, de la firme Berger-Levrault, qui y installa une iniprimerie. Oscar Berger-Levrault y trouva en 1868, une pierre, qui est conservée maintenant au Musée Lorrain à Nancy. L'inscription hébraïque qu'on y lit fait savoir qu'elle a été consacrée à Rachel, épouse de Rabbi Menahem, fils de Samuel, fille de Rabbi Jonathan qui, avant sa mort, a fait don de cinq florins or pour la construction de la maison de prières. D'après l'écriture le monument se place au plus tard au 12ème siècle, entre 1150 et 1200 (63).

Le Ghetto

Le mikve (bain rituel) de la rue des Charpentiers, redécouvert en 1986
On peut tenir pour assuré qu'un quartier à part fut assigné aux premières familles juives qui vinrent s'établir à Strasbourg. Il. ne faut donc pas s'étonner si, déjà dans la seconde moitié du 12ème siècle il est question d'un quartier juif, ou. d'un ghetto juif, situé du côté de la rue des Juifs.
Ainsi nous apprenons que le prévôt Rodolphe (1183-1203) fit don aux Frères de Marie d'une maison située dans le quartier juif (64). A l'anniversaire de la défunte Hiltegunt, le roi du Chœur payait deux onces comme rente pour la partie de la cour qui faisait partie de sa maison dans le quartier juif. C'était la maison du coin entre la rue des Juifs et la rue du Faisan (n° 28).

L'évêque Berthold témoigne, en 1233, que le nominé Humbert Zidelarius (Zeidler), au su et à la volonté de ses héritiers, c'est-à-dire de sa sœur Adelheid de Winstein et de ses enfants, a donné certains biens au couvent Marie-Madeleine à Strasbourg, entre autres une cour dans laquelle a été fondée le couvent et une autre cour située à côté dans la rue des Juifs (65).

Un document ultérieur nous fait connaître que la cour Saint-Jean, située dans la rue des Juifs, formait autrefois tout un enclos de bâtiments qui. allait de la rue des Juifs jusqu'au coin vers la rue du Faisan et dans la petite rue en face du poêle des Charpentiers. Faisait partie de cette cour, dans la Bimpernantzgasse, la maison dite "au Bain-Juif", puis la Synagogue et la Boucherie juive.
Dans la maison du Bain-Juif se trouvait encore au 16ème siècle, dans le sol (Boden), une voûte avec un couloir et un escalier en pierres et une balustrade en pierre sculptée avec un récipient, ou un enfoncement (Kasten oder Loch) dans lequel, pensait-on, s'était trouvé le 'bain (66).
La "Bimpernantzgasse" ou "Pimpernusgasse", "rue de La Menthe-Poivrée", comme disaient les contemporains de Schöpflin (Als. HL, II,333), tenait son nom de la maison dite "Zur Bippernantz", située à côté de la Synagogue et vendue, en 1292, à Walter von Mulnheim par le Chapitre de la Cathédrale. En 1446, elle fut acquise par la Tribu des Charpentiers, qui voulait y transférer son poêle. C'est alors que semble être entré en usage le nom de rue des Charpentiers qui subsiste encore de nos jours (67).
Il ne me paraît pas impossible que la maison dite "Zur Pimpernantz" ait dû son nom à un commerce de poivre qu'un Juif y exerçait au 12ème ou au 13ème siècle.

D'après Seyboth (Strasbourg pittoresque, 210), dans la maison où l'on suppose qu'a été le "Bain juif", on aurait découvert, à l'occasion de réparations une petite cavité de 4 à 6 mètres, dont le toit était percé d'une ouverture carrée. Seyboth croit qu'il s'agissait là d'une baignoire du Bain Juif dont il est question chez S. Mug. C'est à l'occasion de ces mêmes, réparations qu'on aurait trouvé une pierre avec inscription qui est une des plus anciennes d'Alsace.

Dans un autre document, il est fait mention de la Prison des Juifs,qui se trouvait dans la cave du Poêle des Maçons, tandis que le cimetière était situé dans la cour du mur d'enceinte de la ville, rue Brûlée (68) Le Poêle des Maçons était, selon Seyboth, au n° 9 de la rue des Juifs (69). Mais nous allons voir que le cimetière ne se tenait pas rue Brûlée.

Le Cimetière

Le Cimetière de la première Communauté israélite est cité, pour la première fois, dans un document qui a été publié dans l'Urkunden-Buch der Stadt Strassburg (II, 394-396). Nous y lisons que le 12 février 1325, le Chapitre Saint-Pierre conclut avec les Juifs de Strasbourg un contrat d'après lequel les droits d'inhumation dans leur cimetière, situé en deçà des limites de ladite paroisse de St-Pierre, ne seraient plus versés au trésorier pour son usage personnel, le Chapitre, avec l'assentiment du trésorier Conrad de Mulnheim étant tombé d'accord avec les représentants des Juifs David l'aîné, Voegellin (Vivelin ?), son fils, Jeckelin, fils du défunt Selmelin, Neiger, administrateur du cimetière, de ce qui suit : Les Juifs auront le droit d'enterrer leurs morts dans leur cimetière et pourront librement disposer et jouir des champs, maison, jardins avec tout ce qui en fait partie, terrain qu'ils ont acheté récemment à Rudiger de Waseneck et à sa femme Hedwig, jouxtant d'une part Henri dit Kolin, scolastique de l'église St-Pierre, et de l'autre Erbodit Weltelin Ritter et son frère, célérier de Rhinau, et bordant par devant le chemin qui longe la Mare du Cerf (die Hirtzelache).
Ils seront, en outre, exempts de la contribution de 20 deniers strasbourgeois, qu'ils payaient à la paroisse Saint-Pierre comme redevance annuelle, ainsi que d'autres dîmes et impôts qu'ils pouvaient devoir pour let Cimetière et pour les terres.
En compensation de ces droits et obligations, les Juifs payèrent au trésorier, 136 deniers strasbourgeois, que le trésorier Conrad de Muinheim promit d'employer pour le bien de l'église. Jusqu'au placement à intérêts, il devait payer au Chapitre trois derniers strasbourgeois par an.

Le Cimetière était donc situé près du chemin bordant la Hirtzelache. Or, on lit dans Silbermann que la Hirtzelache est mentionnée en 1450 derrière le couvent Ste-Claire sur le Wôrd : elle allait du cours d'eau descendant de la Rauscher-Mühle (Moulin Rauscher), près d'une partie du pré des Pénitentes, jusqu'à l'Ill au-dessous de la ville, entre le pré de Ste-Claire et le Sack. Un texte de 1532 confirme ce renseignement (70).
Le pré des Pénitentes (Reuerinnen-Aue) était situé, d'après le même Silbermann (p. 160) sur le chemin par où on allait au Quai des Arquebusiers et au Waseneck. Nous savons, d'autre part, que le Quai des Arquebusiers et le Waseneck se trouvent au bord de l'Aar près du Contades en face des Bains Weiss (71).
Le Cimetière juif ne se trouvait donc pas à l'intérieur du mur d'enceinte rue Brûlée, comme on le lit chez le même auteur (72), mais extra muros, près de la Hirtzclache (73).
II ressort, effectivement, d'un testament établi, le 23 octobre 1319, par Henri Kolin, que celui-ci était propriétaire d'un champ, situé à côté du dit cimetière. Il y est expliqué que les exécuteurs testamentaires devaient disposer des onze marcs d'argent reçus par lui qu'il recevait des Juifs pour le cours d'eau qui passait par leur jardin près de Strasbourg (74).

Les pierres tombales de l'ancien cimetière juif, exposées dans la Cour des Maréchaux du Musée de l'Œuvre Notre-Dame à Strasbourg, photographiées à travers la grille du musée - © M. Rothé
Il est certain que ce cimetière existait déjà longtemps avant 1325. Cela ressort non seulement du document en question, mais aussi des pierres tombales qu'on a trouvées sur le terrain et qui remontent à une date bien antérieure. Ainsi on a découvert, en 1881, à proximité de la Porte des Juifs,une pierre qui fut érigée le 19 Tamouz 983 (juillet 1223) en l'honneur de la femme Brima, fille de Rabbi Moschéh.
Le monument funéraire de Rabbi Gerschom, fils de Rabbi Samuel, date sans doute aussi du 12ème siècle ou du début du 13ème siècle.

Les Tours des Juifs

On rencontre, pour la première fois, le terme Tour des Juifs clans un document du 29 septembre 1328 (75) et plus souvent chez Koenigshoven, qui écrivait entre 1382 et 1420. La tour en question se dressait près du couvent des Pénitentes (76).
Au 12ème siècle, elle est nommée, turris dieta Waseneke (Tour du Waseneck) (77). H. Fischer a prétendu que son nom provenait du fait que les Juifs avaient à défendre cette tour en temps de guerre parce qu'ils étaient astreints au service militaire (78). Mais il ne donne aucune preuve à l'appui de cette assertion, qui est une pure hypothèse. La tour s'appelait d'abord Tour du Waseneck.Or, nous savons que près du Waseneck se trouvait le cimetière juif avec beaucoup de champs, maisons et jardins appartenant aux Israélites. Il est, dans ces conditions, tout naturel que la Tour du Waseneck ait pris dans le langage populaire, le nom de Tour des Juifs tout comme une autre tour construite au 16ème siècle, à une époque où il n'y avait plus d'Israélites à Strasbourg, fut ainsi nommée parce qu'elle se trouvait à proximité du quartier juif.

VI. — LA FIN DE LA COMMUNAUTÉ

Les rapports entre les membres de la première Communauté israélite et les habitants de Strasbourg ne paraissent pas avoir été mauvais avant le début du 14ème siècle.

En 1337 seulement, selon d'anciens récits, un Juif, dont on ne connaît pas le nom, fut accusé d'avoir tué une jeune fille, Else ou Elisabeth, qui était en condition chez une dame Fusterler.
La jeune fille fut enterrée à l'église Saint-André. Bientôt on parla de signes miraculeux et de rassemblements qui se faisaient près de la tombe. Mais ces racontars ne durèrent pas longtemps : le Juif fut torturé, cousu dans une peau de porc, conduit par la ville et roué vif (79).
D'après une chronique plus récente, le crime aurait été commis dans la maison qui a été reconstruite en 1748 au coin de la rue des Veaux et de la maison des ouvriers municipaux. On y voyait là une tête juive qui ne devait pas être bien ancienne (80).

Selon Sébastien Munster (Cosmographey, 672), des poursuites auraient eu lieu dès l'année suivante, 1338, contre les Israélites de Strasbourg. Peut-être étaient-elles en rapport avec celles d'Armleder, d'une ampleur plus grande, qui sévissaient alors dans tout le pays (81). Pour se préserver de ces dernières, Strasbourg et les villes impériales s'allièrent, le 19 mai 1339, aux princes souverains d'Alsace (82).

Des alliances analogues furent conclues plus tard encore, notamment en 1343 et en 1345, entre Colmar, Sélestat, Ribeauvillé, la noblesse d'Alsace, l'évêque et la ville de Strasbourg (83). Par une conexiquence naturelle, tandis que les riches chrétiens étaient mis à l'abri, les Juifs furent livrés comme "boucs émissaires" à l'irritation de la population. A Strasbourg comme ailleurs, les mécontents ne manquaient pas. Les corporations se soulevèrent en accusant les Juifs d'avoir empoisonné les puits et les sources.
A la tête du Conseil se trouvaient alors trois hommes intègres, Gosse Sturm, Cuntze de Winterthur et Peter Swarber, qui étaient persuadés de l'inanité de ces accusations et prêts à tout tenter pour sauver les inculpés. Ils firent adresser des lettres à plusieurs villes pour savoir ce qu'elles avaient à reprocher à leurs Juifs (84).

Le nommé Rodolphe d'Oron. de Lausanne répondit le 15 novembre 1348, en rapportant les aveux obtenus de l'un d'eux du nom de Bonjour, sous la torture.
La ville de Berne fit savoir qu'un autre avait déclaré avoir vu deux de ses coreligionnaires, nommés Koepplé et Kursemer, empoisonner le puits de Soleure. Un autre, livré aux flammes, avait clamé que tous les Juifs étaient au courant de faits de ce genre. Mais à Cologne, qui avait aussi demandé des renseignements, il fut simplement répondu qu'on ne savait rien de cette affaire.
On avait rapporté que la ville de Zofingue (Suisse) possédait le poison au moyen duquel les Juifs contaminaient les puits. Strasbourg en demanda un échantillon : Zofingue refusa, par lettre du 23 décembre 1348, en ajoutant que des chiens, des porcs et des poules avaient péri par ce poison et que trois juifs et une femme avaient été, en conséquence, roués vifs.
Non moins formelle fut la réponse de Colmar, en date du 29 décembre. Le Juif Heggmann, soumis à la torture, avait déclaré que le chantre Jacob de Strasbourg, lui avait remis à lui-même et à sa tante, dame Belin, du poison à jeter dans les puits. Il en avait aussi envoyé à Endingen dans le pays de Bade.
Souvent ce furent des Juifs baptisés qu'on accusa d'avoir fourni le poison. C'est ainsi qu'un certain Bourcart de Munsingen déclara, par écrit, avoir tué deux juifs convertis, parce qu'il avait appris d'eux, que le poison leur était venu de Mayence.
Par contre, selon une lettre du châtelain de Gillon, le chirurgien Balavigny avait affirmé que le poison était venu de Tolède. A Fribourg en Brisgau et à Waldkirch on disait même qu'un Juif l'avait apporté de Jérusalem et que ce produit ne tuait que les Chrétiens.
On contait encore qu'une femme Guthilt avait passé la mer pour s'en, munir. D'Avignon on écrivit à Strasbourg pour demander si l'on devait en expédier. Dans plusieurs lettres, les Juifs strasbourgeois furent accusés d'avoir joué un rôle particulièrement important dans cette affaire. Kentzingen écrivit que l'un d'entre eux, un certain Abraham, avait tué un enfant d'un an, et que les Juifs allemands de Strasbourg, notamment Jacob le Riche, Susskind et le dit Abraham, avaient incité leurs coreligionnaires à empoisonner les puits.

Toutes ces lettres, dont le contenu fut sans doute bientôt connu du public strasbourgeois, fournirent aux nobles criblés de dettes le moyen désiré d'exciter encore davantage les corporations contre les malheureux juifs. Ceux-ci n'avaient pour les défendre que quelques membres du Conseil. Ces derniers convoquèrent pour le 8 février 1349, à Benfeld, une Assemblée afin de délibérer sur la question. Y assistèrent les délégués du Conseil, de l'évêque, de la noblesse et des villes de Bâle, de Fribourg et de la Province.
Les délégués du Conseil déclarèrent courageusement qu'ils n'avaient rien à reprocher à leurs Juifs, qu'ils ne les croyaient pas coupables d'avoir empoisonné les puits et que la ville était tenue de les protéger à cause des lettres de protection qui leur avaient été accordées et des sommes importantes qu'ils avaient dû payer. Ces paroles soulevèrent dans l'Assemblée une tempête d'indignation. "Pourquoi donc, s'écria-t-on, avez-vous fermé vos puits et enlevé les seaux ?" De tous côtés on criait et on menaçait les délégués strasbourgeois. Finalement on décida de chasser les Juifs des villes rhénanes même contre la volonté des souverains.
Strasbourg fit part aussitôt de cette décision à toutes les villes qui n'avaient pas envoyé de délégués à l'assemblée, en les priant de suivre son exemple et de prendre la défense des innocents.

L'agitation ne cessait pas. A Strasbourg même les rumeurs les plus fantastiques se propageaient dans le peuple. On expliquait que le Conseil avait été acheté par les Juifs, que c'était la raison pour laquelle il les protégeait. Sachant cela, le Conseil les fit réunir dans leur quartier pour mieux les garantir. Mais leurs adversaires n'en furent que plus irrités. Une délégation des artisans se rendit chez Swarber et demanda l'arrestation et l'emprisonnement des empoisonneurs. Swarber répondit : "On a accepté l'argent des Juifs, on leur a promis de les protéger pendant un certain, temps, ou leur a remis des lettres de sauvegarde. Il faut que ces promesses soient tenues." Les délégués répliquèrent en termes grossiers. Ils sommèrent Swarber de donner aux artisans une partie de l'argent que les Juifs avaient dû payer pour leur sauvegarde.
Swarber les fit arrêter et mettre en prison. Mais tous sauf un purent s'évader. Ils se rendirent immédiatement au poêle des tanneurs et des bouchers. Ceux-ci, qui devaient beaucoup d'argent aux Juifs, espéraient être quittes de leurs dettes, en supprimant leurs créanciers.
A la nouvelle de ce qui s'était passé à l'Hôtel-de-Ville, ces gens excitèrent les corporations et les nobles, qui se rassemblèrent alors place de la Cathédrale avec leurs bannières. Les conseillers firent tout leur possible pour calmer les esprits. Cela ne servit à rien. A l'exemple des bouchers, la foule passa la nuit en armes dans la maison dite Gurtlerhof, dans la rue du Dôme.
Le lendemain 9 février, on chercha de nouveau à calmer les séditieux. Ce fut, cette fois-ci encore, sans résultat. La foule demandait à grands cris la démission des trois conseillers soi-disant parce qu'ils étaient vendus aux Juifs. Ils finirent par céder. Le surlendemain, 10 février, la bourgeoisie déclara déchus les autres conseillers et s'empara du. sceau et de la bannière de la ville.
Nicolas de Bulach et Gosse Engelbrecht, délégués de la noblesse, et deux délégués de la bourgeoisie furent nommés conseillers. Chacun d'eux devait exercer ses fonctions pendant un trimestre. Le boucher Jean Betschold fut nommé Ammeister pour un an. Alors seulement la place de la Cathédrale fut évacuée par la foule.

Le mercredi 11 février, le nouveau Conseil prêta serment. Le jeudi, ce fut le tour de la bourgeoisie. Le vendredi 13 février, le Conseil s'occupa de la plainte contre Peter Swarber, ancien Ammeister. Sa fortune fut confisquée et partagée entre ses enfants et le Conseil, comme s'il s'agissait d'une succession. Plusieurs conseillers retournèrent leur part, d'autres l'employèrent à de bonnes œuvres. Swarber se retira à Benfeld, où il mourut aimé et estimé de tous ses concitoyens. Les deux autres conseillers furent autorisés à rester à Strasbourg, mais il ne pouvaient faire partie du Conseil pendant dix ans.
Les Juifs, qui pendant tout ce temps avaient été enfermés dans leur quartier, furent jugés le même jour. A l'unanimité, le Conseil décida que tous seraient brûlés vifs, sauf ceux qui se feraient baptiser.
Le lendemain, samedi 14 février, jour de saint Valentin, la foule surexcitée se rendit dans le quartier juif, entraina les malheureuses victimes dans leur cimetière et les brûla sur un bûcher préparé à cet effet. Parmi les martyrs se trouvait le rabbin Jacob.
On arracha les enfants à leurs parents, qui auraient voulu les entraîner dans leur supplice et on les baptisa de force. Ceux-là seulement qui se convertirent eurent la vie sauve. Ceux qui avaient voulu fuir furent tués dans les rues. Quelques-uns seulement purent se sauver (85).
La suppression des créanciers éteignit les obligations contractées envers eux : Les débiteurs reprirent leurs gages et leurs lettres. L'argent comptant fut distribué aux corporations.
Les deux chroniqueurs Fritsche Closener (1362) et Jakob Twinger von Koenigschoven (1386) (86) sont d'accord pour dire que c'est lui seul qui provoqua le drame. Si les Juifs avaient été pauvres et n'avaient pas eu les seigneurs et les artisans pour débiteurs, ils n'auraient pas été livrés au feu.
Le publiciste Jakob Wencker cde Strasbourg (1686-1743) a copié des notices extraites de livres de comptes édités par Hans Kaiser (87). On y voit le détail des dépenses effectuées :

Enfin nous apprenons par Fritsche Closener que le Conseil décida de ne plus admettre de Juifs pendant un an.
Il est curieux qu'aucune source ancienne n'ait indiqué le nombre des Juifs exterminés en 1349. Un chroniqueur moderne parle de 2000 victimes, un autre de 900. Les deux chiffres sont probablement exagérés.

VII. — LES SUITES DU DRAME

Les conséquences fâcheuses de l'horrible massacre ne devaient pas tarder à se faire sentir.
Le margrave Frédéric de Bade écrivit aux administrations de lui retourner la couronne que son père avait engagée aux Juifs, et qui devait se trouver parmi les objets confisqués par le Conseil de Ville. Il fut fait droit à cette demande. Une lettre du margrave lui-même, datée de Mai 1349, en fait foi (88). Pour le garantir contre toute action ultérieure de la part des Juifs de Strasbourg et d'ailleurs, l'empereur Charles, par lettre du 31 mars 1349, déclara nulles et non avenues toutes les créances qu'eux ou leurs héritiers pouvaient avoir sur lui (89).
Le comte Louis d'Oettingen demanda, par lettre du 1er mai 1350, le paiement des sommes que lui devaient les Juifs de Strasbourg (90). Le Conseil refusa et il y eut procès. Jean de Lichtenberg, prévôt de la Cathédrale, beau-frère des comtes Louis et Frédéric d'Oettingen, fut nommé arbitre. Les comtes furent déboutés de leur demande, mais seraient admis
à faire valoir leurs droits et privilèges, si la Ville de Strasbourg admettait de nouveau les Juifs (91).

De graves difficultés surgirent entre l'empereur et la ville, lorsque les nouveaux conseillers recommandèrent aux localités qui n'avaient pas encore brûlé leurs Juifs d'imiter l'exemple de Strasbourg. L'empereur, que cette nouvelle irrita, fit écrire aux autorités qu'il s'opposerait énergiquement à toute tentative de ce genre (92).
D'autres calamités suivirent bientôt, vers le mois de juin 1349, la peste noire fit son apparition. Des cas isolés se produisirent en différents quartiers. La rumeur s'en répandit très vite dans la population. Les gens dont la conscience était la moins tranquille se débarrassèrent des objets volés au profit des couvents. D'autres, plus politiques, étaient d'avis qu'il fallait s'entendre avec l'empereur et partager avec lui les dépouilles. C'est ce qu'on fit. Par une lettre du 6 juillet 1349, l'empereur assigna 400 marcs aux Dominicains de Strasbourg et par une autre du 12 septembre 1349, il pardonna aux habitants le traitement infligé par eux aux Israélites (93).
Pendant ce temps le fléau continuait de sévir avec une telle violence, qu'en six mois 16.000 personnes, représentant un tiers environ de la population, furent fauchées par lui (94).

Une légende rapporte que, lors du pillage de la Synagogue de Strasbourg en 1349, on trouva une de ces cornes de bélier dont les Juifs se servent pour annoncer l'année nouvelle. Comme aucun des assistants ne savait l'usage de cet objet singulier, l'un des pillards aurait dit que les Juifs s'en servaient pour communiquer avec l'ennemi en temps de guerre, afin de l'aider à prendre plus aisément la ville.
De là viendrait un usage qui s'est maintenu à Strasbourg jusqu'à la Grande Révolution. Le Conseil de ville, explique-t-on, fit confectionner deux cornes en bronze. L'une avait pour mission de signifier, à huit heures du soir, aux Juifs attardés encore dans la ville qu'ils devaient en sortir sans retard. On sonnait de l'autre à minuit, afin de rappeler continuellement aux habitants la prétendue trahison des Juifs (95).
Le 27 février 1791, au cours d'une délibération sur l'état-civil des Juifs d'Alsace, deux membres de la Société des amis de la Constitution, Brunck et Ehrmann, demandèrent l'abolition de cet usage. Une résolution fut prise dans ce sens par les membres du Conseil, au cours de juillet 1791 (96).

D'après une autre version, c'est Marx Berr, fils de Cerf Berr de Médelsheim, membre de la même Société, qui, suivi de plusieurs de ses collègues, se rendit à la Cathédrale et brisa l'objet du litige en deux morceaux.
Les cornes furent conservées d'abord à la Bibliothèque municipale. Quand celle-ci devint la proie des flammes, lors du. siège de la ville en 1870, on parvint à sauver quelques objets en métal, parmi lesquels se trouvait le cor brisé des Juifs. Il fut déposé dans le Bureau du Maire et, à partir de 1883 replacé à la Bibliothèque, puis, en dernier lieu au Musée historique. C'est un des rares objets qui rappellent encore le souvenir de la première Communauté israélite de Strasbourg.

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