PLACE DE LA REPUBLIQUE
Parking et cimetière juif médiéval
par Robert WEYL
Extrait de Echos-Unir n°140, février 1997



Strasbourg 1643. Emplacement présumé du cimetière juif médiéval.

Le projet d'aménagement d'un parking annulaire souterrain sur le pourtour de la place de la République à Strasbourg remet en mémoire le cimetière juif du 14ème siècle. Parmi les historiens les plus connus, Silbermann en 1775, Strobel en 1842, Elie Scheid en 1887, Seyboth en 1890 et Rodolphe Reuss en 1922 avaient localisé ce cimetière sous la terrasse de l'actuel hôtel du Préfet ou dans ses environs immédiats, mais à l'intérieur des murailles de la ville et du fossé des Remparts. La proximité de la Brantgasse ou rue Brûlée constituait sans doute l'argument principal : l'appellation leur paraissant rattachée au "brûlement" des Juifs le 14 février 1349 à l'emplacement de leur cimetière.

Je n'ai jamais partagé cette opinion, car il me paraissait invraisemblable que l'on puisse élever un bûcher à l'intérieur d'une ville aux rues étroites bordées de maisons à colombages, le moindre coup de vent pouvant embraser toute la ville. Moïse Ginsburger, avait entrevu la vérité mais pensait pouvoir situer le cimetière aux Contades, du côté de l'Aar. Dans les années 70, j'entrepris des recherches aux archives de la ville en vue d'une meilleure localisation. Dès les premières recherches, il devenait évident que le cimetière se trouvait en dehors de la ville, non loin du ]udenthor, sur un espace appelé Waseneck, près d'un bout de rivière, dit Hirzlache. Une localisation plus précise s'avéra difficile en l'absence de cadastre.

Lorsqu'un notaire dressait un acte de vente, il localisait l'immeuble ou le terrain par rapport aux voisins : Pierre entre Paul et Jean. C'est ainsi que le cimetière est mentionné plusieurs fois avec les noms des propriétaires voisins. Il s'agit généralement de jardins, de vergers ou de maisons de pêcheurs. Au surplus, aucune dimension n'était indiquée, ce qui rendait une reconstitution topographique malaisée. Dans un premier temps j'avais situé le cimetière à l'emplacement de l'actuel Conservatoire de Musique, mais cette localisation me laissait insatisfait.

L'étude des Almendbücher ou Almendzinsbücher devait me rapprocher de la vérité. Véritables registres comptables établis par des fonctionnaires de la ville, ils notaient les amendes encourues par les personnes ayant d'une manière quelconque empiété sur le domaine public.
Les registres datés de 1427, 1466 et 1570 permettent de suivre le cheminement des inspecteurs à travers rues et chemins, et donnent une certaine idée de la topographie de la ville. Partis d'un secteur appelé Rosengarten qui englobe aujourd'hui tout le secteur entre l'église Saint-Pierre-Le-Jeune Catholique, la rue Castelnau, l'avenue des Vosges (dans ma jeunesse on parlait encore du Roseneck) les inspecteurs arrivèrent au secteur dit "In der juden Kirchhof" que l'on peut situer place de la République, côté ouest.

Le cimetière se serait ainsi trouvé entre l'actuel monument aux morts et la station de taxis au bord du fossé des remparts. Selon l'Almendbuch de 1427 le cimetière juif se trouvait entouré de murailles et les stèles étaient probablement restées en place après les événements de 1349. Lorsqu'en 1475 Charles Le Téméraire fit mine de se diriger sur Strasbourg pour l'investir, le Magistrat ordonna la destruction de tout ce qui pouvait donner abri à un assaillant.
C'est ainsi que furent rasées de nombreuses maisons, quelques églises et couvents, tous les arbres et aussi le cimetière juif. Les stèles furent abattues à la masse, comme on peut s'en rendre compte au musée de l'Œuvre Notre Dame qui abrite de nombreux fragments retrouvés. Privé de murailles, les stèles détruites, le cimetière demeurait un champ de repos jusqu'à l'arrivée, en 1577, du Stadtbaumeister Specklin, chargé de moderniser les vieilles fortifications de la ville.

L'essentiel de son travail consiste à construire en avant des anciennes fortifications une série de bastions et pour les élever on remua beaucoup de terre. On aménagea des terrasses en élévation et l'on creusa des fossés remplis d'eau. Le plan de Mérian de 1643 nous montra au premier plan un alignement de bastions allant du (Neue) Judenthof au Roseneck. Après ces travaux, il ne devait pas rester grand-chose du cimetière juif. Un plan de Strasbourg de 1680 montra que déjà avant l'annexion de Strasbourg par la France l'espace actuel place de la République-Palais de Justice était occupé par un imposant ouvrage militaire que Vauban ne fit qu'améliorer.

Le dernier témoin du cimetière juif fut "di Bastei am Judenkirchhof" devenu par la suite "di Bastei am Kirchgarten" ce que les Français traduisirent par "Bastion au jardin aux cerises". Après le désastre de 1870, les occupants allemands rasèrent les fortifications datant des 16ème, 17ème et 18ème siècles, nivelèrent le terrain et construisirent une ceinture fortifiée englobant la ville nouvelle. Il en reste quelques éléments rue Jacques Kablé.

La question m'a été posée : existe-t-il une chance de retrouver des vestiges du cimetière juif médiéval lors du percement du parking souterrain place de la République ? Je pense que les chances sont minimes de retrouver quelques ossements ou quelques fragments de stèles noyées dans des tonnes de déblais, tant cette terre fut tournée et retournée au cours des siècles.

Avec un dossier aussi ténu, il n'est pas possible de demander aux pouvoirs publics de faire des investigations poussées comme nous le fîmes pour le bloc d'immeubles rue des Juifs, rue des Charpentiers.
Néanmoins, il est bon de se souvenir que la stèle scellée au mur de la salle Aron Wolff à la Synagogue de la Paix, dédiée au "jeune et savant rabbi, un prince de la Tora" fut trouvée tout à fait par hasard, quai Kellermann, sur un camion en partance pour la décharge publique.

Robert Weyl          

NB :      Aux dernières nouvelles, le parking de la place de la République ne serait plus un projet actuel.


© A . S . I . J . A .