La fresque de la cour du Bain des Juifs à Strasbourg
Robert WEYL - Martine WEYL
Revue des Études juives, Tome 157 1998 - NOTES ET MÉLANGES


La rénovation du pâté de maisons de l'ancienne Librairie-Imprimerie Istra à l'angle de la rue des Juifs et de la rue des Charpentiers à Strasbourg amena la Direction des Antiquités historiques d'Alsace à effectuer une fouille de sauvetage, riche en découvertes, notamment deux bains juifs médiévaux, une peinture murale du 13ème siècle, un fragment d'inscription hébraïque du 13ème siècle, une tablette de cire à inscription hébraïque, une quantité de vaisselle et de verrerie que l'on peut dater de la période d'occupation juive, mais qui ne se distingue en rien de la vaisselle utilisée par les contemporains chrétiens (1). Un des bains juifs ainsi que les deux inscriptions ayant déjà donné lieu à publication (2), notre propos est de nous limiter à l'étude de la fresque médiévale.

Localisation

La fresque se trouvait au premier étage d'une maison à deux étages dont l'entrée est située au 20 de la rue des Charpentiers, sur un mur mitoyen au 19 de la rue des Juifs. À une date que l'on ne peut déterminer avec exactitude, ce mur mitoyen fut percé et une porte aménagée, réunissant ainsi les deux maisons. Or la maison du 19 de la rue des Juifs est dite "zum Judenbad", au bain des Juifs encore en 1587. Elle est mentionnée par un ancien propriétaire, Sébastien Mieg (3) qui raconte dans ses chroniques avoir trouvé au fond de la cave, à laquelle conduisait un bel escalier avec balustrade en pierre sculptée, un réservoir enduit de mastic (?) autour duquel s‘étalait un large rebord de dalles. "C'était l'établissement de bain hébreux" (4). Il ne reste plus rien de ce bel escalier de pierre, mais la voûte de la cave présentait un orifice circulaire zénithal appareillé en briques, d'environ 50 cm de diamètre. Cet orifice, inhabituel dans une cave normale, est caractéristique pour un bain juif, car il permettait d'ajouter de l'eau chaude et d'élever légèrement la température de l'eau de la nappe phréatique, ce qui est autorisé.

L'intention de l'ingénieur des Monuments historiques était de dégager ce qui apparemment était un bain rituel juif, mais un sondage préliminaire montra qu'aucun des murs de la maison n'était fondé en profondeur. Devant le danger d'écroulement, la fouille fut arrêtée et les efforts des chercheurs se portèrent sur la cave du 20 de la rue des Charpentiers où un autre bain signalait sa présence par un orifice zénithal appareillé de pierres. Ce second bain fut dégagé et se trouve en cours de restauration.

C'est donc au-dessus du premier bain juif, sur un mur mitoyen entre le 19 de la rue des Juifs et le 20 de la rue des Charpentiers que se trouvait la fresque.
La découverte de cette fresque fut fortuite. Seules les façades des immeubles 19 rue des Juifs et 20 rue des Charpentiers devaient être conservées, tout l'intérieur arraché pour être réaménagé en logements modernes. En effectuant un sondage des murs, des archéologues découvrirent, masqués par plusieurs couches d'enduit, des éléments polychromes. Le dégagement se fit dans des conditions stressantes car seulement quelques heures avaient été accordées aux archéologues pour dégager la fresque et son encadrement, relever les cotes, photographier, faire des croquis, enfin retirer le morceau de fresque le mieux conservé, l'emballer et le mettre en lieu sûr. Après quoi, les pelleteuses firent leur œuvre.

Un plafond à Metz datant de la même époque

Datation

Les études dendrochronologiques portant sur la charpente de l'immeuble situé au 15 de la rue des Juifs ont permis de dater le gros œuvre des années 1290. Une inscription hébraïque sur pierre, utilisée en réemploi dans une latrine a pu être datée des environs de 1250. La peinture murale dont il sera question ici est faite de plusieurs rangées de médaillons de 25 cm de diamètre, servant chacun de cadre à un motif animal. Or le plafond médiéval du Musée de Metz (5), découvert en 1897 dans l'Hôtel du Vouté, présente une succession de médaillons comportant généralement un motif animal. Ce plafond est daté avec certitude des années 1225. Nous avons ainsi quelques raisons de penser que les peintures murales de la rue des Charpentiers datent du 13ème siècle, époque où l'occupation juive des lieux est certaine.

Description

L'éloignement de cloisons modernes a mis à jour des peintures murales sur un mur de briques présentant un renforcement voûté en berceau surbaissé, profond de 20 cm, large de 4 m 20, haut de 2 m 60 en son milieu, de 1 m 47 au niveau des piédroits. On remarque la présence d'un claveau au sommet de la voûte, un autre à la retombée sur le piédroit. Le mur a été percé au 15ème ou au 16ème siècle d'une porte à chambranle chanfreiné en gré, qui fut rebouché par la suite. Cette modification a détruit la partie médiane du décor.

Fragment de fresque détaché de son support en attente de remploi
Strasbourg, 20 rue des Charpentiers, 13e siècle.
Reproduction polychrome à la gouache par Martine Weyl, 1986
La fresque est constituée de cinq rangs superposés de médaillons. Chaque médaillon, tracé au compas (le trou de centrage existe encore) a un diamètre de 25 cm. il comporte un sujet occupant la presque totalité de la surface et un encadrement fait de deux cercles concentriques de couleur rouge-orange. Le sujet est généralement un animal mythique tracé de la même couleur rouge-orange que les cercles d'encadrement. Le corps du sujet paraît peint en blanc. Entre les médaillons, le peintre a occupé l'espace en y peignant de grandes fleurs à 5 pétales d'un bleu vif aujourd'hui pâli. Quelques sujets de ces médaillons sont encore reconnaissables. Les découvreurs de ces peintures ont cru reconnaître (6) :
- deux griffons se faisant face;
- deux dragons blancs se faisant également face et portant une sorte de caparaçon;
- une fleur rouge sur fond jaune;
- un personnage blanc maniant un instrument (houe) sur fond rouge;
- un cerf bondissant sur fond rouge.

Croquis du mur avec renforcement et fresque
À la lumière de ce que nous enseigne l'enluminure juive des 13ème et 14ème siècles, je serai beaucoup moins affirmatif quant à sa distinction entre griffons et dragons, et j'y verrai de simples motifs décoratifs des animaux mythiques comme on en trouve à profusion dans les livres de prières de l'époque.
L'utilisation de médaillons répétitifs, leur alignement régulier, fait immédiatement penser à un tissu de type sassanide, tissus qui firent leur apparition en Europe au moment des Croisades. Si, comme nous le pensons, la niche aménagée dans le mur était destinée à servir d'encadrement à un lit, la peinture du fond de la niche s'arrêtant à 65 cm du sol, devait imiter à bon marché, un de ces précieux tissus. On ne peut pas dire que le peintre strasbourgeois se soit particulièrement appliqué. Les contours sont tracés d'une main ferme dans un rouge orangé, les animaux mythiques sont blancs sur fond jaune, un bleu turquoise colore les grandes fleurs entre les médaillons. Le peintre ne se soucie pas du détail.

L'impression de nous trouver devant une imitation de tissu d'ameublement est encore renforcée lorsque l'on constate que le peintre n'a pas hésité à couper ses médaillons dans les angles, dans le haut au contact de la voûte, ou dans le bas. Les médaillons n'ont pas été coupés par la voûte et les piédroits, mais peints à l'intérieur de ceux-ci.

Après intervention auprès du Ministre de la Culture, le bain fut classé en urgence parmi les monuments historiques. Je pensais qu'on pourrait l'aménager pour le rendre accessible au public et représenter dans une petite annexe du bain, un local qui servit peut-être jadis de vestiaire la fresque, ou ce qui en restait, fresque provenant comme nous l'avons dit, du premier étage du même immeuble. Quelques inscriptions trouvées à proximité et provenant de la synagogue médiévale auraient complété cet ensemble. Mais le manque d'intérêt manifesté par les élus de la communauté juive pour l'archéologie médiévale entraîna l'inertie de la municipalité de Strasbourg. De ce fait, le bain demeure à l'état de ruine, inaccessible même à un public spécialisé, et la seule fresque juive identifiée à ce jour en France reste abandonnée dans une réserve de la DRAC, si elle n'a pas été détruite au cours de divers déplacements. Quant à la tablette de cire, elle aussi unique, et dont j'ai donné la description par ailleurs, elle fut perdue lors d'une exposition à Spire, où elle n'arriva jamais. J'en avais réalisé une réplique qui ne remplacera hélas pas l'original perdu.

Notes :
  1. Nous ne parlerons pas ici des magnifiques fresques et des plafonds peints du 15 de la rue des Juifs que l'on date du 14ème ou du 15ème siècle, soit après la période d'occupation juive, ni des caves du même bâtiment. Ces caves impressionnantes présentent deux travées longitudinales séparées par une ligne de piles et auraient pu constituer une synagogue conforme au modèle médiéval, si les conclusions de M. Zumstein conservateur au Musée de l'Œuvre Notre-Dame à Strasbourg, et celles de M. Gunter Stein, conservateur du Musée de Spire au vu de la technique de la taille des pierres, n'avaient abouti à une datation du début du 16ème siècle.
  2. M.D. Waton. Des bains juifs à Strasbourg. Cahiers alsaciens d'Archéologie, d'Art et d'Histoire, t. XXIX, 1986, p. 532.
    R. Weyl et M.D. Waton. Découverte de deux inscriptions hébraïques, Rue des Juifs à Strasbourg, Cahiers alsaciens d'Archéologie, d'Art et d'Histoire, t. XXX, 1987, p. 145.
  3. Ph. Mieg. Histoire généalogique de la famille Mieg. 1395-1934, Mulhouse, 1934. p. XXXVI.
  4. A. Seyboth. Strasbourg historique et pittoresque depuis son origine jusqu' en 1870. Strasbourg. 1894 (rééd. 1971), p. 221.
  5. Wolfram Keune. Les Musées de Metz, p. 226 et p. 227; Gérald Collot. Le Cadre de vie jusqu'à la Renaissance. p. 53. Planches.
  6. Jean Pierre Rieb et collaborateurs. Un ensemble médiéval exceptionnel, rue des Juifs à Strasbourg. Archéologie Médiévale en Alsace. Bulletin de la Société industrielle de Mulhouse, n°3, 1987, p. 149.
Remarque :
Actuellement, fin 2007, le bain est accessible au public - individuellement une seule fois par an, lors de la Journée du Patrimoine, ou en passant par l'Office du Tourisme, uniquement en groupe - mais hélas sans les aménagements tant espérés.
La tablette de cire a été, fort heureusement, retrouvée depuis.
Quand aux travaux et recherches de Robert Weyl, ils sont le plus souvent passés sous silence.
Martine Weyl


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