Etz Haim  
par Jean Daltroff

Extrait de l'Almanach du KKL-Strasbourg 5760-2000 (avec l'aimable autorisation des Editeurs)


Fronton de la synagogue

© M. Rothé
Le dimanche 14 novembre 1999, la communauté Etz ‘Hayim ("arbre de vie") a célébré un dernier office de Min'ha (prière de l'après-midi) dans sa synagogue de la rue Kageneck puis a transporté les rouleaux de la Thora dans sa nouvelle maison de prières et d'études de la rue de Turenne à Strasbourg pour faire le premier Maariv (prière du soir). La cérémonie se déroula dans un édifice archi-comble en présence du grand-rabbin de Strasbourg et du Bas-Rhin René Gutman, qui avait fait appel à tous les fidèles strasbourgeois, du rav Schlesinger, le rabbin de la synagogue, du Président de la Société Israélite Religieuse et d'autorités spirituelles, consistoriales et communautaires.

Depuis, les bulldozers ont fait crouler les vieux murs de l'austère façade dans un fracas de briques et de débris de bois, réduisant en poussière la plus ancienne synagogue de Strasbourg, la seule qui avait survécu à la seconde guerre mondiale puisque la synagogue consistoriale du quai Kléber avait été incendiée le 12 septembre 1940 et ses vestiges rasés par les nazis en 1941 (1). Le 23 décembre 1999 marquait donc la fin d'une synagogue plus que centenaire.

Pour l'historien, il s'agit, au-delà de la passion légitime provoquée par la disparition de cet édifice à une époque sensible aux lieux de mémoire, dans une "Europe où l'on s'efforce de réhabiliter, de reconstruire ou de donner une destination honorable aux synagogues désaffectées" de retracer le contexte et les étapes de sa construction, de mettre en valeur les caractéristiques des fidèles qui la fréquentaient, d'évoquer les grandes figures de ce lieu spirituel, de souligner l'intensité de la vie juive à l'intérieur de l'édifice de prières et d'études et d'analyser les rapports entre la communauté Etz ‘Hayim et "la grande communauté de Strasbourg" (2).

LA CREATION DU COMITE ETZ 'HAYIM ET LA FONDATION DE LA SYNAGOGUE DE LA RUE KAGENECK

La première synagogue officielle de Strasbourg se trouvait rue des Fribourgeois (1805). Cette synagogue fut transférée en 1822, rue des Drapiers.
A l'étroit, la communauté juive de Strasbourg fit aménager une nouvelle synagogue rue Sainte-Hélène.Cet édifice fut inauguré le 8 septembre1834 et restera en service jusqu'en 1898. Il correspondait aux besoins d'une communauté de plus de 1 500 personnes dont le chef spirituel était le grand rabbin du Bas-Rhin, le jeune Arnaud Aron et le président du Consistoire, l'énergique banquier et adjoint au maire, Louis Ratisbonne (3).

La participation de l'orgue au service synagogal allait agiter les esprits vers 1850. La conférence à Paris en 1856 des grands rabbins français sur la modernisation du culte avait permis d'introduire l'orgue dans les temples et de le faire fonctionner les jours de Shabath et des fêtes par un non-israélite. En Allemagne, l'orgue était devenu le symbole de la lutte que se livraient les orthodoxes et les réformistes. A Strasbourg, le grand-rabbin Arnaud Aron hésitait à introduire l'orgue dans la grande synagogue consistoriale. Il savait qu'une telle décision provoquerait un choc parmi les juifs orthodoxes pour qui, depuis la destruction du second Temple, tout instrument de musique était interdit dans une synagogue sauf à l'occasion d'un mariage.
L'orgue était considéré comme l'instrument des cultes chrétiens. D'un autre côté pour les juifs réformateurs, l'embellissement des cérémonies religieuses par le choeur et par l'orgue tendait non seulement à émouvoir les fidèles, à prévenir le cas échéant leur désaffection mais aussi à manifester la parité du culte israélite avec les autres cultes.

Il est vrai qu'à Strasbourg, les autorités communautaires de l'époque avaient le souci de retenir la jeunesse qui pouvait être tentée par le catholicisme. N'avait-on pas assisté aux conversions retentissantes de Théodore et Alphonse, deux des fils du Président du Consistoire Auguste Ratisbonne et de Félix, Nathanaël et Jacob les enfants du rabbin de Saverne, Lazard Libermann ? (4)

Toujours est-il qu'en janvier 1864, fut fondée par un comité où dominaient Alfred Lévy, le président Nathan Blum, artiste, le directeur Baruch Netter, artiste et Alphonse Lévy, artiste-peintre qui deviendra célèbre par la suite, la Société "La Lyrique" dont le but principal était de participer au chant religieux à la synagogue de la rue Sainte-Hèlène (5). En 1869 enfin, le Consistoire décida d'installer un orgue à la synagogue de la rue Sainte-Hélène pour les offices du Shabath.

Puis ce fut la guerre franco-prussienne, la défaite de la France et l'annexion de l'Alsace et de la Moselle à L'Empire allemand.


Le Talmud Torah - document communiqué par Jacquot Grunewald
Il fallut attendre 1881 pour qu'un petit groupe de juifs alsaciens orthodoxes dirigés par Bernard Weill et David Lévy fassent au Consistoire du Bas-Rhin une demande d'ouverture d'un oratoire pour continuer à prier selon leurs traditions (6). Devant le refus du Consistoire, l'affaire fut portée jusqu'au ministère allemand de Berlin, le "Kaiserliche Ministerium für Elsass-Lothringen" qui autorisa la création en décembre 1882 de la communauté Etz ‘Hayim sous la dénomination de "Religionsverein Etz ‘Hayim". Ce comité déposa ses statuts, loua une salle place Kléber et accueillit de nombreux adhérents. Il s'assura l'assistance d'un rabbin engagé comme instituteur hébraïque, Max Staripolsky, originaire de Suwalki en Pologne, qui n'exerça que peu de temps et qui fut remplacé par le rabbin Philippe Deutsch de Stettin.
Le nouvel oratoire fut aménagé rue des Cordonniers donnant sur la Grand'rue, en 1884. Mais rapidement ce local devint trop petit.

La rupture avec le consistoire sera consommée en mars 1888 l'administration impériale informa, en effet, le comité Etz ‘Hayim qu'il autorisait la fondation d'une "lsraelitische Religionsgesellschaft Strassburg" comportant synagogue, école, cimetière indépendant et des fonctionnaires autonomes. Le 26 mars 1888 marquait donc la création de la communauté Etz ‘Hayim mais aussi la défaite du Consistoire sur le plan légal. La Société Israélite religieuse fut officiellement fondée le 25 avril 1890 sous la forme d'une Société anonyme avec émission d'obligations totalisant 54 000 marks-or (7). Parmi les plus importants actionnaires figuraient les marchands strasbourgeois David Lévy, Achille Lévy, Baruch Weyl, Julius Meyer et Samuel Ackermann.

Dans la foulée, la communauté Etz ‘Hayim acheta un terrain de 44 ares pour le prix de 1756 marks-or en mars 1890 pour y créer un cimetière indépendant devant la porte de Cronenbourg en bordure de l'actuelle rue Jean-Pierre Clause. La première inhumation s'y déroula Le 23 juin 1891.

La scission des communautés se concrétisa définitivement avec la construction au 30, rue Kageneck en 1892 par la Société Israélite Religieuse, de son bâtiment communautaire avec une synagogue, un bain rituel, des salles de classe et un immeuble d'habitation donnant sur la rue du Faubourg de Saverne. Il fallut d'abord acheter le terrain soit une dépense de 56 000 marks-or, une petite fortune pour l'époque dans un des quartiers les plus chers de Strasbourg.


Plans de la synagogue de la rue Kageneck, du bain rituel et des salles de classe. Coupe transversale et en longueur - Strassburg und seine Bauten, 1884, p.399

Les plans de la synagogue furent dessinés par l'architecte Johan Maximilian lssleiber(Varsovie 1846-Strasbourg 1911). Ce dernier, venu de Pologne à Strasbourg dès 1878 n'était pas un inconnu. Associé à l'université, architecte-enseignant à la Kaiserliche Technische Schule, il avait à son actif la construction de l'Institut de Minéralogie (1887-1890) et la Clinique Ophtalmologique (1889-1892). De 1893 à 1895 il fit élever selon ses plans le Lehrerseminar, l'Ecole normale d'instituteurs protestante, aujourd'hui Inspection Académique, avenue de la Forêt Noire (8). Il avait aussi signé d'autres projets comme la chapelle apostolique de la rue de Niederbronn et deux hôtels particuliers au n°4 et n°37 allée de la Robertsau.

Photographie prise à l'intérieur de la synagogue de la rue Kageneck à l'occasion du 25ème
anniversaire de la prise de fonction du Rabbin Buttenwieser (11-13 octobre 1912) 
document communiqué par Jacquot Grunewald
La synagogue, le bain rituel ou mikvé, et les deux salles de cours coûtèrent à l'époque 45 000 marks-or. Le tout fut payé par des dons et des obligations émises par la SIR. La synagogue édifiée dans le quartier de la gare, là où vivait La majorité des juifs de Strasbourg avait une surface au sol de 312 m2. Dans la cave avait été installée une citerne pour recueillir l'eau de pluie et deux cabines pour le bain rituel. Un nouveau mikvé ou bain rituel, achevé en mars 1917, sera plusieurs fois transformé, notamment après 1945. Au rez-de-chaussée se trouvait la synagogue des hommes de 104 places, d'environ 13 mètres sur 13 mètres avec dans l'abside, l'armoire sainte et la table de lecture qui était centrale. On pouvait distinguer au premier étage, la tribune des femmes de 80 places qui se terminait par une boiserie vitrée la séparant des hommes. Il y avait enfin deux salles de classe pour trente élèves (9). L'inauguration de cet ensemble communautaire eut lieu en 1893.


Après la première guerre mondiale, les communautés religieuses en Alsace n'eurent plus le droit de posséder des immeubles. C'est que la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat de 1905 fut appliquée en Alsace-Moselle après le retour de ces régions à la France. Comme il ne pouvait être question d'une cession au Consistoire, un partage fut donc réalisé : la Société anonyme créée en 1890 fut inscrite sous le nom de Société Israélite religieuse dans le registre de commerce comprenant un conseil de six personnes et la Communauté fut dénommée Etz ‘Hayim dans le registre des associations cultuelles avec un conseil de cinq membres élus par l'Assemblée générale. L'Etz ‘Hayim s'occupait surtout du culte, de l'abattage rituel, de l'instruction religieuse et de l'exploitation du bain rituel. Ses ressources provenaient principalement des cotisations, des dons et des concessions au cimetière. Quant à la Société Israélite Religieuse, elle devait gérer les immeubles et le cimetière. Ainsi en 1912, la SIR avait transformé le bâtiment du 33, faubourg de Saverne en un immeuble de location. Ses revenus provenaient surtout des loyers et des legs (10).


LA VIE CULTUELLE A L'INTERIEUR DE LA SYNAGOGUE DE LA RUE KAGENECK (1892-1939)


Couverture d'une plaquette éditée à l'occasion du 25ème anniversaire de la prise de fonction du rabbin Buttenwieser (11-13 octobre 1912)
coll. M. et A. Rothé


Extérieur de la synagogue, photographié sur la plaquette ci-dessus

Cette synagogue coincée entre deux hauts immeubles avait une façade extérieure discrète avec deux rangées de fenêtres cintrées. Cette façade serait banale si au-dessus de la porte d'entrée n'était gravée une inscription en hébreu "Etz Hayïm" encadrée par deux étoiles de David. A l'intérieur, la porte s'ouvrait après le passage dans le vestibule sur un lieu de prière qui par ses dimensions avait un caractère rural comme les synagogues de la campagne alsacienne.

Cette synagogue au charme indéniable a été le centre entre 1893 et 1999 d'une vie religieuse orthodoxe intense scandée par le rythme des offices quotidiens, du Shabath et des fêtes.

Elle connut ses heures de gloire de 1892 à 1939. Les membres de la communauté Etz ‘Hayim étaient pour moitié des juifs d'origine alsacienne, pour l'autre moitié des juifs venus d'Allemagne (avec de nombreux réfugiés en 1933 de Francfort, Cologne et Nüremberg dont un certain nombre sont partis vers les Etats Unis), de Pologne,d'Autriche et de Hongrie.

Ainsi parmi les membres de la communauté Etz ‘Hayim entre 1892 et 1920 figuraient de nombreuses familles Bloch, Lévy, Metzger, Herz, Kahn, Katz, Durlach, Ackermann, Klein, Schwartz, Bollack, Wurmser de différentes localités alsaciennes, à l'image d'Achille Lévy d'Odratzheim. David et Joseph Lévy étaient, quant à eux, nés à Bierstadt fusionné dans Wiesbaden, et avaient successivement habité Wolfisheim et Bischheim. D'autres familles venaient d'Allemagne comme les Haussman, les Bickard, les Schneider, les Grunewald, les Nordmann. Ainsi Julius Meyer venait de Hambourg. Sigmund Weiss, le ministre-officiant et sacrificateur à partir de 1926 venait de Hongrie. Oskar Eisenberg, le père du rabbin Josy Eisenberg était né en Pologne. Les grands-parents maternels de Lazare Gehler vinrent à Strasbourg en 1898 et adhérèrent à la communauté Etz ‘Hayim de stricte observance. Puis après leur mariage en 1911, ses parents devinrent é galement membres de la communauté de la rue Kageneck (11).

Le premier Président de la communauté fut un des fondateurs, David Lévy qui était fabricant de vêtements pour hommes à Strasbourg, auquel succéda une personnalité : l'astronome Berthold Cohn, né à Rawitsch en Pologne. Docteur en philosophie, astronome à l'Observatoire de Strasbourg, il avait de très grandes connaissances juives, de sorte que le titre rabbinique lui fut conféré (12). Le rabbin Joseph Aryeh Buttenwieser exerça entre 1888 et 1921.

C'est Robert Brunschwig qui lui succéda en 1920. (13) (…)

La synagogue faisait le plein dans les années 30. Souvent à l'office du vendredi soir et du Shabath matin de nombreuses personnes devaient rester debout. Les cérémonies de bar mitsva (cérémonie d'admission du garçon de treize ans à l'observance des commandements divins) occupaient une grande place dans la vie cultuelle des juifs fréquentant la synagogue de la rue Kageneck.

Lazare Gehler nous a confié qu'il a fait sa bar-mitzva en septembre 1933, le dernier Shabath avant Rosh Hashana. C'est Salomon Grunewald, le ministre-officiant qui l'a préparé deux fois par semaine à son domicile rue Kuhn à cette cérémonie religieuse. Joseph Bollack (futur ophtalmologue à Mulhouse) étant né le même jour que Lazare Gehler, il y eut donc deux bar mitsvoth le même jour en présence du rabbin Brunschwig, des ministres-officiants Grunewald et Weiss. La famille de Lazare G. était venue de Strasbourg, de Sarrebrück, de Suisse.
Lazare Gehler se rappelle qu'il était en culottes courtes et qu'il fit un discours sur une page du Talmud qui avait un lien avec la sidra (section de la Thora) Nitzavim qu'il avait entièrement récitée ce jour-là (14). Un repas convivial simple regroupant la famille et les amis intimes suivit la cérémonie religieuse. Quant à Claude Lévy-Michel qui a fait sa bar mitsvah, le 11 février1939, il nous a raconté les souvenirs suivants "j'ai suivi des cours particuliers rue Kuhn auprès de Monsieur Salomon Grunewald. J'ai lu toute la sidra Yitro avec les Dix Commandements ainsi que la haftara (chapitre tiré des livres prophétiques). Je portais un costume bleu marine avec chapeau de feutre. Mon père, Léon Lévy arborait fièrement son chapeau haut-de-forme (15). Etaient rassemblés dans la synagogue et la famille de Lorraine (les Blum de Sarrebourg, les Daltrophe de Delme etc...) et celle d'Alsace dont ma grand-mère maternelle Cécile Blum née Recht de Schaffhouse ainsi que tous les fidèles habituels. Le repas se fit à la maison, préparé par notre cuisinière Julie Lévy, originaire ".

Avant la seconde guerre mondiale, selon le témoignage de Lazare Gehler, une saine ambiance animait la communauté Etz ‘Hayim, fondée sur le respect des uns envers les autres et sur les convenances. Cette communauté avait sa propre cacherouth reconnue par tous à Strasbourg sous le contrôle du rabbin Brunschwig.

Peu de temps avant le déclenchement de la guerre, Strasbourg fut évacuée, et les membres des différentes communautés juives se retrouvèrent à Limoges, à Périgueux ou plus globalement dans le Limousin et le Périgord. Les juifsde Strasbourg payèrent un lourd tribut : près d'un millier de personnes furent fusillées, déportées, moururent de privations ou au combat. La seule communauté Etz ‘Hayim eut à déplorer trente déportés dont le rabbin Brunschwig et son épouse et trois fusillés Henri Klein, le rabbin Samy Klein (1915-1944) et le rabbin Aron Wolf (1918-1944) (16).

LA SYNAGOGUE

Pour les juifs qui revinrent s'installer à Strasbourg, l'ampleur du désastre était considérable. La synagogue du quai Kléber avait disparu, et pourtant la vie allait reprendre son cours petit à petit. C'est le rabbin Abraham Deutsch qui fut chargé de la reconstitution de la grande communauté.

La synagogue Etz ‘Hayim fut la seule qui ne fut pas détruite, car elle se trouvait coincée entre deux immeubles d'habitation. Elle avait cependant été spoliée et pillée, tout le mobilier avait disparu et il ne restait en place que les quatre murs.

Cette synagogue avait, en effet, servi de dépôt à une entreprise de menuiserie pendant la guerre. Léon Lévy restaura la synagogue avec l'aide de Monsieur Henri Bloch et ce fut là que tous les juifs de Strasbourg, rescapés de l'horreur, se retrouvèrent pour prier sans distinction autour de Sigmund Weiss, le ministre-officiant de la synagogue de la rue Kageneck. Il avait une très belle voix puissante de baryton.


Intérieur de la synagogue sur la plaquette éditée à l'occasion du 25ème anniversaire de la prise de fonction du rabbin Buttenwieser

Edouard Bing le futur président de la communauté de Strasbourg, nous a laissé un poignant témoignage sur la situation dans laquelle se trouvaient les juifs de Strasbourg au sortir de la guerre :

"Lorsque dans une petite salle au premier étage de la rue Kageneck garnie d'une quinzaine d'hommes venus de tous les coins de France, la voix du ministre-officiant volontaire se leva, un sentiment tout nouveau s'empara de nous, le sentiment de renouer avec le passé, d'en avoir fini avec ces migrations de tous les jours. Et quand à la fin de l'office, nous prenions congé l'un de l'autre, nos remerciements allaient à ceux, qui, sans attendre qu'une population juive stable se fut rétablie, avaient voulu que le premier minyan présent à Strasbourg put être l'occasion d'une prière en commun, et qui avaient donné à chacun de nos coreligionnaires arrivant dans notre ville l'occasion de venir rendre grâce à Celui qui nous avait permis d'être parmi les survivants (17)."

Intérieur de la synagogue, © M. Rothé

Tous les juifs prièrent ensemble au rez-de-chaussée jusqu'en 1950, à l'exception des Polonais qui occupèrent le premier étage.

Il fallut d'abord reconstruire et remeubler le bâtiment. L'Aron Hakodech ou arche sainte fut offerte par des membres de la communauté Etz ‘Hayim. Les fidèles achetèrent leurs places pour les quatre années suivantes, le bain rituel fut restauré. Le grand-rabbin Abraham Deutsch réussit à unifier les deux communautés. Le vendredi soir, il participait à l'office à la grande synagogue, et le samedi matin, il présidait l'office à la synagogue Etz ‘Hayim.

C'est ainsi que fut signé le 16 mars 1952 un protocole aux termes duquel la caisse de la Communauté Israélite de Strasbourg encaissait les recettes et payait les dépenses de la Communauté Etz ‘Hayim (18). Ainsi le premier soin de la Communauté Israélite de Strasbourg fut-il d'accorder aux membres de la Communauté Etz ‘Hayim le droit de vote aux élections de la grande communauté. Cette politique de la main tendue fut poursuivie et élargie dans tous les domaines de l'administration communautaire. En 1961 un nouveau protocole fut élaboré qui mettait fin au régime de caisse unique. Ainsi la Communauté Etz ‘Hayim administrait le bain rituel en s'adjoignant, pour ce faire, un membre de la commission administrative et la grande communaué continuait à organiser L'abattage rituel, un membre de la Kageneck venant prêter son concours pour les décisions à prendre en ce domaine.

Mais la communauté Etz ‘Hayim pensait à l'avenir et nomma un rabbin propre à sa synagogue. Son choix se porta sur le rabbin Samuel Aquiba Schlesinger. Il fut intronisé dans ses nouvelles fonctions le 28 mai 1967 lors d'une cérémonie à la synagogue de la rue Kageneck. Issu d'une vieille famille de rabbins autrichiens, il naquit à Eisenstadt. Il acheva ses études rabbiniques à la yeshivah Slobodka en Israël et auprès de Mosché Feinstein à New York. Avant sa venue à Strasbourg, il était un grand érudit à qui on avait notamment confié l'édition commentée du Yad David du grand-rabbin David Sintzheim. Il était donc le représentant de l'orthodoxie classiquede l'Europe Centrale et de l'Europe de l'Est (19).

Il dut faire face à plusieurs défis :
- un effritement de la fréquentation des jeunes. Il est vrai que ses remarquables cours de Talmud et ses sermons donnés en langue allemande ne furent plus ni compris ni suivis par la jeunesse issue du baby-boom.
- une émigration de nombreuses familles en Angleterre et en Israël.
- la concurrence de nombreux offices et lieux d'étude orthodoxes à Strasbourg comme ceux de la rue de la Nuée Bleue, de la rue Silbermann et de l'allée Spach.
- une synagogue géographiquement mal placée, d'où les problèmes de recrutement et de financement.

La communauté Etz Hayim regroupait cependant encore 110 membres en 1990 (20).

Au terme de cette étude, il convient de souligner que la disparition de la synagogue de la rue Kageneck marque la fin d'une histoire : celle de la création de la communauté Etz ‘Hayim, de ses pères fondateurs, de ses guides spirituels et de tous les fidèles attachés à cet édifice qui n'avait pas été détruit par les nazis.

Le transfert de cette maison de prières et d'études rue Turenne est le choix de la communauté vivante sur celui des pierres. Mais cet article montre bien qu'au-delà des pierres, cette synagogue avait un nom, une vie et un caractère spécifiques.

"On ne se souvient que de ce qu'on a vu, fait, senti, pensé à un moment du temps, c'est-à-dire que notre mémoire ne se confond pas avec celle des autres. Elle est limitée assez étroitement dans l'espace et dans le temps. La mémoire collective l'est aussi" a pu écrire Maurice Halbwachs (21).
Puissent tous ceux qui ont aimé cette synagogue qui vient de disparaître de l'espace strasbourgeois méditer sur les paroles de l'initiateur de la sociologie de la mémoire.


© A . S . I . J . A .