HISTOIRE DES JUIFS DE STRASBOURG
Grand Rabbin Max Warschawski

La Peste noire

"Juif empoisonnant un puits"
Puits
Toutes les promesses s'avérèrent illusoires lorsque s'abattit sur l'Europe le terrible fléau de la Peste noire. Strasbourg n'avait pas encore été atteinte par l'épidémie au début de l'année 1349. Mais les nouvelles parvenues de tous côtés créèrent un climat de panique parmi la population de la ville. On accusait les Juifs d'avoir empoisonné les puits, et le peuple exigea leur expulsion ou leur extermination.

La municipalité ouvrit une enquête et demanda des précisions à diverses villes alsaciennes et suisses, au sujet des "aveux" qu'auraient faits (sous l'effet de la torture) quelques Juifs emprisonnés (10). Une réunion fut convoquée à Benfeld, le 8 février 1349, réunion qui avait pour but de décider du sort des Juifs de la Basse-Alsace. Berthold von Bucheck se montra particulièrement violent à leur égard ; seuls, trois délégués de la Municipalité de Strasbourg, Conrad Kuntz von Winterthur, maire de la ville, le juge Sturm et l'ammeister Peter Schwarber, défendirent leur cause en rappelant les garanties de sécurité que leur avait accordés la ville moyennant finances. La majorité des délégués se décida contre eux. Une délégation d'artisans se rendit auprès de l'ammeister pour exiger la condamnation des Juifs. Schwarber ayant refusé, les artisans l'accusèrent de s'être laissé acheter, et lui demandèrent ironiquement de partager avec eux l'argent qu'il en avait reçu. Le magistrat fit emprisonner une partie de la délégation. C'est alors que la révolte éclata.

Les corporations coururent aux armes, et établirent leur quartier général au Gurtlerhof, rue du Dôme. Les émeutiers pénétrèrent le lendemain, 10 février, dans les maisons des trois représentants favorables aux Juifs, les déposèrent, ainsi que tout le conseil municipal, et s'emparèrent des sceaux et de la bannière de la ville. Puis la foule nomma un nouveau conseil, dont l'ammeister était le boucher Johannes Betschold, assisté par Nicolas de Bulach et Gosso Engelbrecht. Les nouveaux magistrats prêtèrent serment et procédèrent au jugement de leurs prédécesseurs. Schwarber fut condamné au bannissement, déchu des droits de bourgeoisie et sa fortune fut partagée entre les nouveaux élus, à l'exception d'une part, qui revint à ses enfants. Il termina ses jours à Benfeld. Ses deux compagnons furent exclus du conseil pour une durée de dix ans.

Le samedi 14 février 1349, jour de la Saint-Valentin, on cerna le quartier juif. Tous ses habitants furent traînés par la foule au cimetière de la communauté, où on les entassa sur un immense bûcher. Deux mille Juifs furent brûlés vifs. Seuls échappèrent un certain nombre d'enfants et quelques adultes qui abjurèrent leur foi. Les biens des suppliciés furent partagés entre les bourgeois, l'évêque et la municipalité. Les créances furent détruites et certains gages rendus à leurs propriétaires qui habitaient hors de Strasbourg.

L'Empereur Charles IV, après avoir menacé la ville de représailles pour avoir osé massacrer ses Juifs, lui accorda, quelques mois plus tard, son pardon. Un arrêté fut pris par le Magistrat, qui interdit pour deux cents ans toute admission de Juifs dans la ville, et dans les possessions de Strasbourg.

L'anéantissement de la population juive de Strasbourg ne préserva pas la ville de l'épidémie de peste noire. Elle s'abattit sur elle quelques semaines après le massacre.

La plupart des historiens et chroniqueurs, en rapportant l'épisode du "Judenbrand", n'hésitent pas à en attribuer la responsabilité à la cupidité des bourgeois de Strasbourg, désireux de s'approprier les biens des Juifs, ou de se libérer des dettes qu'ils avaient contractées envers les membres de la communauté (11).

des Juifs à Strasbourg

La décision formelle de ne pas admettre de Juifs durant une période de deux siècles fut bientôt annulée. Quelques Juifs, prévoyant les persécutions, étaient parvenus à quitter la ville en temps utile et avaient survécu au massacre. Ils s'étaient installés en Alsace et outre Rhin. Vingt ans après le Judenbrand, en 1369, le "Magistrat" répondit favorablement à six familles juives qui demandaient à revenir dans la ville (12). Elles y furent admises, moyennant une taxe de 300 florins payable à la caisse municipale, 10 marks aux seigneurs d'Oettingen sur les domaines desquels ils avaient vécu jusqu'à ce jour, 12 marks à l'évêque et les impôts impériaux. En échange de ces taxes, ils furent libérés de toutes les corvées et obtinrent, contre une redevance supplémentaire de 1 livre de pfennings strasbourgeois un terrain, pour leur servir de cimetière. Ils pouvaient racheter ce terrain pour une somme de 500 livres.

La population juive s'étant accrue entre temps, une ordonnance de 1375 garantit les Juifs contre les persécutions, les abus judiciaires, et confirma leurs droits d'avant 1349. Mais cette ordonnance leur interdit toute association commerciale avec des coreligionnaires non domiciliés à Strasbourg, et exigea le serment de la communauté, garantissant la fortune et la solvabilité de nouveaux arrivants éventuels.

En 1383, la ville accepta encore seize familles juives (13), sur la recommandation des comtes d'Oettingen, et émit à cette occasion une nouvelle ordonnance, qui réglementait le statut juridique et judiciaire des Juifs. Elle interdit, en particulier, au tribunal rabbinique de prononcer des sentences à l'égard d'un Chrétien, et renvoya toutes les affaires entre Juifs et Chrétiens devant le tribunal du Prévôt.

La même année, la ville engagea un médecin juif, Gutleben, pour une durée de six ans. Il devait exercer son art sur les bourgeois et les fonctionnaires de la ville. Son salaire était de 50 florins par an, et il pouvait, en outre, prêter de l'argent à intérêt.

C'est peu de temps après que les Juifs de Strasbourg furent à nouveau soumis à des lois d'exception ecclésiastiques. Ils avaient refusé d'acquitter leurs impôts envers l'empereur Wenzel, soutenus par la municipalité de Strasbourg. Pour les punir, Wenzel remit en vigueur, le 3 septembre 1386, les vieilles lois, qui imposaient aux Juifs le port d'un costume spécial, et leur interdit l'emploi de domestiques et de nourrices chrétiennes.

Les conditions économiques étaient à ce moment très précaires, la peste noire ayant reparu à diverses reprises jusqu'aux débuts du 15ème siècle. Il semble que la haine contre les Juifs se soit à nouveau déchaînée à Strasbourg. La ville condamna la communauté à payer, en 1347, une amende de deux mille livres pour une raison qui reste obscure, mais que Koenigshofen considérait comme injuste.

Le bannissement

En 1389, pour finir, un édit de bannissement fut promulgué contre les Juifs, qui interdit à tout jamais leur réadmission dans la ville de Strasbourg . Cet édit, exécuté à la lettre, demeura en vigueur durant quatre siècles et, seule, la Révolution française ouvrit à nouveau les portes de la cité à nos coreligionnaires.

Expulsés de la ville et de ses possessions, les Juifs s'établirent en général dans les villages avoisinants, principalement à Bischheim, Lingolsheim et Wolfisheim.

Le départ des Juifs de Strasbourg semble avoir été très précipité, car ils durent abandonner de nombreux biens, parmi lesquels se trouvaient également des objets du culte. C'est ainsi que la Bibliothèque municipale posséda, jusqu'en 1870, des manuscrits hébraïques provenant de la communauté primitive, et quelques ornements synagogaux. Ces documents furent détruits lors de l'incendie qui ravagea la bibliothèque.

Parmi les biens juifs tombés aux mains de strasbourgeois, se trouvait également un shofar. Ignorant l'usage de cette corne de bélier (preuve supplémentaire de l'ignorance ou de la mauvaise fois des clercs de l'époque), les Strasbourgeois la prirent pour une trompe, fabriquée par les Juifs, en vue de signaler aux ennemis de la ville le moment favorable à une attaque. La municipalité en fit couler deux exemplaires en bronze, revêtus des armes de la ville. Les veilleurs de la cathédrale furent chargés de sonner chaque soir de ces "Gruselhorn", lors de la fermeture des porte de la ville, pour inviter les Juifs qui s'y trouvaient à quitter Strasbourg. Ils en sonnaient également à minuit, pour rappeler à la population la soi-disant trahison des Juifs. Cet usage se maintint jusqu'en 1790. L'un des Gruselhorn fut détruit durant le siège de Strasbourg en 1870 ; l'autre, endommagé, fut sauvé et se trouve encore au Musée Historique.

C'est ainsi que disparut la première communauté israélite de Strasbourg, après des siècles d'une existence souvent précaire et toujours mouvementée.


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