HISTOIRE DES JUIFS DE STRASBOURG
Grand Rabbin Max Warschawski


PLAN DU DOSSIER

HISTOIRE DES JUIFS DE STRASBOURG

Certains historiens, exploitant les légendes les plus anciennes, veulent faire remonter l'établissement des Juifs à Strasbourg aux débuts du Moyen-Age. Les premiers Juifs seraient arrivés à la suite des armées romaines, remontant la vallée du Rhin et s'installant dans les villes fortes construites par les légionnaires. Mais toute trace de Juifs à Strasbourg est inexistante jusqu'en 1146. L'affirmation de Schoepflin, selon laquelle une communauté importante existait dans la ville dès le 11ème siècle, et que 1500 Juifs auraient été brûlés lors de la première croisade, est très sujette à caution. Par contre, lors de la seconde croisade, en 1146, les Juifs furent molestés à Strasbourg et dans les environs à la suite des discours violents d'un moine, appelé Radulph, qui prêchait la croisade en Allemagne et en Alsace.

A partir de ce moment, les documents de toute sorte attestent la vitalité de la communauté strasbourgeoise. Une pierre commémorative, mise à jour en 1868 à l'emplacement probable de l'ancienne synagogue, près de la rue des Juifs, date de la seconde moitié du 12ème siècle, selon le Professeur Julius Euting (1). On y mentionne un don de 5 florins d'or destinés à la construction de la "Maison de Dieu". D'autre part, Benjamin de Tudele, célèbre voyageur juif qui visita divers pays d'Europe, d'Asie et d'Afrique entre 1160 et 1173, cite la communauté de "Astransbourg" comme une des plus florissantes d'Allemagne, possédant de nombreux savants (2).

On peut donc affirmer, sans risque d'erreur, que la communauté de Strasbourg s'est développée au cours du 12ème siècle. Les Juifs habitaient dans la ville un quartier spécial, souvent mentionné dans des actes de donations ou de ventes. On l'appelle parfois "in vico judaico" ou encore "inter Judeos in Argentina" ou "apud Judeos". Ce n'est pas encore un ghetto, car des non-Juifs y habitaient également et certains Juifs résidaient ou possédaient des biens-fonds hors de ce quartier.

La communauté possédait une synagogue dont l'existence est mentionnée jusqu'au 18ème siècle, un bain rituel, un cimetière situé dans la paroisse Saint-Pierre, à laquelle les Juifs payèrent une redevance annuelle de 1 livre jusqu'en 1325, date à laquelle ils rachetèrent le terrain moyennant une somme de 136 livres.

Ces premiers juifs s'adonnèrent probablement au commerce ou à l'artisanat, comme leurs coreligionnaires des autres villes, car ces métiers ne leur avaient pas encore été interdits. En 1182, la communauté se trouva probablement renforcée par des Juifs de France, expulsés par Philippe-Auguste.

L'imposition des Juifs

Considérés à l'origine comme des étrangers, les Juifs de Strasbourg devinrent, en 1236, "Kammerknechte", serfs de la Chambre impériale, et furent placés sous la protection personnelle de l'Empereur par Frédéric II (3). En tant que Kammerknechte, ils devaient payer annuellement une somme de 200 marks au trésor impérial (somme ramenée plus tard à 60 marks). Mais leur condition juridique n'était pas suffisamment définie. Le terme de Kammerknechte n'en faisait pas des "Leibeigene" appartenant à leur seigneur corps et biens. Pourtant, les empereurs considérèrent bientôt les Juifs comme leur propriété, et en disposèrent selon leur bon plaisir, en cédant les revenus des Juifs de Strasbourg pour une période définie à des créanciers exigeants ou à des vassaux à qui ils voulaient témoigner leur reconnaissance. C'est ainsi que le roi Adolphe céda ses droits sur les Juifs d'Alsace à l'archevêque de Mayence, en 1293, pour rembourser une dette de 1200 livres, et Rodolphe de Habsbourg, pour remercier Henry d'Isny pour sa fidélité, lui offrit une somme de trois mille marks et lui abandonna ses droits sur les Juifs de Strasbourg et de Mayence jusqu'au prélèvement de cette somme.

Outre les impôts qu'ils devaient à l'empereur, les Juifs de Strasbourg étaient taxés par l'évêque, qui, parfois, usait de violence pour les faire payer. Berthold de Bucheck, lors de son avènement, exigea d'eux le paiement de trois mille livres, dont il avait besoin pour tenir ses promesses envers ses électeurs, et pour le mariage de ses nièces (4). A la suite de leurs hésitations devant une somme aussi considérable, l'évêque les fit tous arrêter un jours de Shabath et ne les relâcha que lorsqu'ils lui eurent offert six mille livres.

Les Juifs semblaient donc être d'un bon rapport, et il est logique que la Municipalité ait voulu avoir à son tour sa part du gâteau. Elle commença par leur imposer la fourniture des bannières de la ville (5), ainsi que certaines taxes -impôt sur les amendes prononcés par le tribunal rabbinique, cadeaux de Noël, etc.-. Walther de Geroldseck, évêque de Strasbourg, y vit une atteinte à ses droits, et interdit à la ville de taxer "ses Juifs", craignant de voir se tarir une des source de ses revenus réguliers. La dispute entre la ville et son évêque dégénéra en lutte ouverte, et les troupes de l'évêque furent écrasées au Hausbergen le 8 mars 1262. A la suite de l'armistice signé après cette bataille, la ville obtint des privilèges importants, mais la question des Juifs ne fut pas réglée. On décida cependant qu'ils seraient exemptés d'impôts pour les cinq années à venir (6).

En fin de compte, les Juifs eurent à payer annuellement mille livres à la ville, 12 marks à l'évêque et 60 marks à l'empereur.

Les chefs de la communauté étaient responsables du paiement de ces impôts collectifs, et répartissaient la somme entre les diverses familles, selon la fortune de chacun. En 1342, Louis de Bavière institua une taxe individuelle de protection de un florin par personne possédant au moins 20 livres. C'était le "Guldenpfennig". Un certain nombre de Juifs avaient en outre obtenu des garanties spéciales de protection des édiles strasbourgeois moyennant un impôt annuel (7).

Prêteurs d'argent

Or, la situation économique des Juifs avait beaucoup empiré au cours des 13ème et 14ème siècles. Ils avaient peu à peu été exclus de la plupart des professions artisanales et commerciales lorsque les corporations étaient devenues toute puissantes. Il ne leur restait pratiquement que les métiers de boucher ou le commerce de chevaux auxquels ils pouvaient s'adonner. Pour acquitter leurs redevances sans cesse plus importantes et pour faire vivre leurs familles, ils durent se rabattre sur le métier de prêteurs d'argent. L'Eglise avait interdit le commerce de l'argent à tous les chrétiens. Mais d'autre part le développement économique de Strasbourg et la rareté du numéraire exigeaient l'institution d'un système de crédit, qui échut presqu'exclusivement aux Juifs.

Lors d'une réunion de la Confédération des villes rhénanes, à laquelle appartenaient également Strasbourg, le taux de l'intérêt légal avait été fixé en 1255 à 2 deniers par livre et par semaine, c'est-à-dire à 13,33% l'année (8). Ce taux d'intérêt semble aujourd'hui extraordinaire. Mais la plupart des prêtes étaient à très courte échéance et constituaient pratiquement les seuls revenus des Juifs. Le prêt d'argent étaient d'autre part un placement lourd de risques pour eux. Une fantaisie de l'empereur pouvait exonérer du remboursement des intérêts une famille ou une ville entière, et parfois annuler complètement les dettes envers les Juifs (le pape en avait donné l'exemple en exemptant les premiers croisés de tous les intérêts dus aux Juifs).

En interdisant aux Juifs la possession de biens-fonds, en 1332 (9), la ville leur porta un coup très dur. La haine des débiteurs envers leurs créanciers allait toujours croissant, mais aussi longtemps que la direction du "Magistrat" se trouva entre les mains de l'aristocratie et de la haute bourgeoisie, la communauté n'eut pas à souffrir des violences d'un déchaînement populaire. En 1338, lors de la révolte fomentée par un ancien boucher, Zimberlin, plus connu sous le nom de Armleder, un pacte signé par les représentants de diverses villes d'Alsace et certains seigneurs dont l'évêque de Strasbourg, garantit les Juifs contre toutes les attaques des bandes de pillards. Effectivement, Armleder n'osa pas s'aventurer avec ses troupes en Basse-Alsace. Deux ans plus tard, en 13, les Juifs du diocèse de Strasbourg obtinrent une nouvelle lettre de protection de la part de l'évêque.


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