La communauté juive de Strasbourg entre le libéralisme et la tradition (1808-1988) Robert WEYL - suite -

L’esprit de réforme règne au XIXe siècle

La participation de l’orgue au service synagogal — ou son interdiction —allait agiter les esprits vers le milieu du siècle.

En 1846 une pétition circula dans la communauté de Strasbourg et elle recueillit 66 signatures de chefs de famille. Elle demandait au Consistoire l’introduction de l’orgue dans la synagogue. Or trois raisons principales s’y opposent. Depuis la destruction du Temple, tout instrument de musique est interdit à l’intérieur d’une synagogue, sauf à l’occasion d’un mariage. Il est interdit de jouer d’un instrument de musique le Shabath et les jours de fêtes. L’orgue est considéré comme l’instrument par excellence des cultes chrétiens. Enfin, on se servait au Temple de Jérusalem d’un instrument qui pourrait être l’ancêtre de l’orgue, ce qui serait une raison supplémentaire d’en interdire l’usage.

La pétition de 1846 fut rejetée par le Consistoire, ce qui suscita l’indignation de Jérôme Aron, le directeur d’un petit périodique réalisé en multigraphie, La Pure Vérité, "petite feuille consacrée aux intérêts des Israélites par un Israélite désintéressé" (11).

Le Grand Rabbin
Salomon Ulmann

Dix ans plus tard, du 13 au 23 mai 1856 eut lieu à Paris la Conférence des Grands rabbins français, au nombre de neuf. Il y avait Salomon Ulmann, grand rabbin de France, Lazar Isidore (Paris), Arnaud Aron (Strasbourg), Salomon Wolf Klein (Colmar), Isaac Libermann (Nancy), Cahen (Marseille), Michel Aron Weill (Alger), Marx Durckheim (Bordeaux), et Marx (?) (Bayonne). Vu son âge, Lambert de Metz s’était excusé. De nombreux problèmes furent soulevés. Les tenants de la tradition, Salomon Wolf Klein (Colmar) et Isaac Liebermann (Nancy) s’étaient très vite démarqués de leurs collègues. Mais, malgré leur opposition, la résolution suivante fut adoptée à propos de l’introduction de l’orgue :

« La Conférence, tout en déplorant la tendance à entourer les cérémonies d’une pompe peu compatible avec le caractère de simplicité qui distingue le culte israélite, déclare qu’au point de vue doctrinal: il est permis d’introduire l’orgue dans les temples et de la faire toucher, les jours de Sabbat et fêtes, par un non-israélite. Toutefois l’établissement de l’orgue dans les synagogues ne pourra avoir lieu qu’avec l’autorisation du grand rabbin de la circonscription, sur la demande du rabbin communal du ressort».

La Conférence de 1856 recommanda la fusion des rites ashkenaz et sefarad, des modifications dans la célébration des offices, elle introduisit le Service des Morts à l’office de Kippur, la bénédiction des enfants des deux sexes nouveaux-nés à l’office de Min’ha du Shabath, la révision des Piutims, etc...

De retour à Colmar, Salomon Wolf Klein manifesta son indignation à l’égard des réformateurs, participa à la création d’une Commission des Conservateurs du Judaïsme et rédigea une lettre pastorale, expliquant son attitude à Paris. Lorsque le Consistoire Central eut connaissance de l’attitude du grand rabbin Salomon Wolf Klein, et malgré l’intervention en sa faveur du grand rabbin Salomon Ulmann, il demanda au ministre de le suspendre pour un mois. Le Consistoire de Colmar veilla à ce que la décision du ministre fut respectée et fit retirer le siège d’honneur qu’il occupait à la synagogue. A Strasbourg, la Résolution du rabbinat français comportant autorisation d’introduire l’orgue fut sans conséquence immédiate, le grand rabbin Arnaud Aron hésitant à l’introduire.

L'orgue de la synagogue de Mulhouse
Photo Michel Rothé ©

Les Juifs d’Alsace avaient eu jusqu’à la Révolution des contacts étroits avec leurs coreligionnaires d’Allemagne, le Rhin ne devint véritablement une frontière qu’à la Révolution, mais rien de ce qui se passait outre­Rhin ne pouvait laisser les Juifs d’Alsace totalement indifférents. Or, si en France les Juifs demeuraient assez tièdes en matière de religion, tout aussi éloignés de l’orthodoxie que des idées de réforme, adoptant un culte encore assez proche de la tradition mais enjolivé par de la musique d’orgue et des chœurs, le conflit entre les modernes et les défenseurs de la tradition avait atteint, en Allemagne, un degré de violence extrême.

Dans les états soumis directement à l’influence française, les Juifs avaient été émancipés. Dans le Royaume de Westphalie, Jérôme Bonaparte avait institué un Consistoire à Cassel et mis à sa tête un laïque, Israël Jacobsohn. Celui-ci institua des offices avec chœur, cantiques en allemand, prières en hébreu et en allemand. Il institua une confirmation solennelle des garçons et des filles à la manière protestante, interdit tout culte privé ailleurs que dans les synagogues officielles. En 1812, Jacobsohn institua à Berlin un service avec musique instrumentale et prières en allemand, et en 1819 inaugura la première grande synagogue avec chœur et orgue. La prière était faite en hébreu et en allemand. La Torah était lue avec la prononciation séfarade (ce que l’on appelait encore il y a peu de temps en pays ashkenaz "gala‘h yiddish", de l’hébreu de curé) sans cantillation. Les piutim étaient supprimés et remplacés par des œuvres poétiques d’origine séfarade. Toute allusion à la venue du Messie était supprimée. On voulut aussi modifier le comportement des Juifs à l’intérieur de la synagogue, et l’on édicta des règlements interdisant de se balancer durant la prière, de prier à haute voix en même temps que l’officiant, de se déchausser en signe de deuil le 9 Av, de manifester bruyamment durant la lecture de la Meguila d’Esther à Pourim, de briser un verre lors de la cérémonie du mariage...

La tombe de Louis Ratisbonne

Face à cet esprit de Réforme, deux rabbins prononcèrent un interdit, un ‘Herem. Il était interdit à un Juif de pénétrer dans une synagogue où se trouvait un orgue. Ce ‘Herem fut prononcé en 1819 par le rabbin Aquiba Eger de Posen (1761-1837) et par le rabbin Mardochée Benet de Nikolsburg (1763-1829), les rabbins les plus représentatifs et les plus respectés de l’orthodoxie allemande. L’orgue était devenue le symbole de la lutte que menaient Orthodoxie et Réforme en Allemagne. La cloche qui depuis 1854 sonnait les heures des offices, et pendant un certain temps le glas aux enterrements, à la synagogue de Buchau-am-Federsee en Wurtemberg demeure, malgré tout, une exception.

On comprend l’hésitation du grand rabbin du Bas-Rhin Arnaud Aron à autoriser l’introduction de l’orgue dans la grande synagogue de Strasbourg. Il ne pouvait ignorer qu’une telle décision heurterait vivement une partie importante des fidèles. On voulait s’attacher une jeunesse qui lorgnait du côté du catholicisme et l’on se souvenait douloureusement des conversions retentissantes de Drach, des frères Ratisbonne (les enfants du Président du Consistoire Auguste Ratisbonne), des frères Liebermann (les enfants du rabbin de Saverne). Jérôme Aron, dans la Pure Vérité avait écrit;

"ne dédaignez pas les moyens propres à leur faire aimer et respecter cette religion qui va en s’affaiblissant, et qui périra entièrement par votre faute, si vous ne relevez pas le sentiment religieux en donnant au Culte la décence, la pompe et la gravité majestueuse qui lui conviennent." (11).

Quant à la prière en français, elle fut toujours rejetée par le rabbinat de France, car elle risquait de briser l’unité du peuple juif.

Le Rabbin Robert Brunschwig
 Aumonier de la  Sarre

Les choses en restèrent là jusqu’en 1869 lorsque brutalement le Consistoire prit la décision d’installer un orgue dans la synagogue de la rue St- Hélène. Ce fut un choc pour les Juifs traditionalistes. L’attitude d’André Neher est révélatrice de cet état d’esprit. Dans ses mémoires (12), il rappelle qu’il fut dans sa jeunesse professeur d’allemand à Sarrebourg, et qu’en hiver, le temps lui manqua pour revenir à Strasbourg avant l’entrée du Shabath.

Il interrogea alors son maître, le rabbin Robert Brunschwig, pour savoir s’il valait mieux prier seul dans sa chambre à Sarrebourg ou se joindre à un office communautaire enjolivé par de la musique d’orgue. Le Maître consulté répondit sans hésitation qu’il valait mieux prier seul. Mais Neher ne voulut pas se séparer de ses élèves et désobéit au rabbin Brunschwig. Sur le tard, André Neher s’interroge et se demande si sa décision était la bonne. Mais revenons à la situation créée en 1869.

De nombreux Juifs, blessés par l’intrusion de l’orgue frappé de ‘herem, se demandaient s’il ne valait pas mieux prier chez eux. Peu de temps après ce fut la guerre, la défaite de la France et l’annexion de l’Alsace au Reich allemand. Beaucoup d’alsaciens optèrent pour la France et allèrent s’établir outre-Vosges. La moyenne des émigrants juifs était supérieure à la moyenne générale. L’annexion de l’Alsace par la France en 1648 et l’amélioration de la situation économique et sociale des Juifs qui en avait résulté étaient restés vivants dans la mémoire collective des Juifs d’Alsace.



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