LES RABBINS DE MULHOUSE
à l'heure industrielle (1798-1940)
par le Rabbin Claude Gensburger
Extrait de l'Almanach du KKL 2002

Dans un premier article paru dans l'Almanach de l'an dernier, nous avons survolé le destin de la Communauté juive de Mulhouse au moyenâge et évoqué les débuts de la deuxième Communauté à l'époque de la réunion de Mulhouse à la France. Nous poursuivons ici cette histoire tout au long du 19ème siècle et jusqu'à l'expulsion de 1940.

Entre Tradition et Modernité (1798-1849)

La deuxième Communauté de Mulhouse connut une expansion rapide. Dix ans après l'inauguration de son oratoire de l'impasse des Boeufs en 1798, elle rassemblait cent-soixantecinq âmes et disposait déjà de trois instituteurs. Elle avait été représentée à l'Assemblée des Notables et au Grand Sanhédrin en la personne de Moyses ARON, lequel prit en 1808 le nom de Moïse SPIRO et fut le premier rabbin consistorial de Mulhouse. Une progression démographique rapide permettra à la Communauté de frôler les quatre cents personnes en 1820.

Son oratoire étant devenu trop exigu, il fut alors transféré dans l'actuelle rue Sainte-Claire. Dès l'année suivante, la Communauté put acquérir l'immeuble voisin (aujourd'hui n°24) pour y transférer son lieu de culte. Il y demeura jusqu'à l'inauguration, en 1849, de la synagogue actuelle, dans la grande artère voisine.

Pour remplacer le rabbin Spiro, décédé en 1822, on désigna un autre Mulhousien pourvu d'un diplôme rabbinique : Reb David Joseph BERNHEIM. En 1830, la Communauté ouvrit son propre cimetière à l'emplacement actuel du parc Salvator.

En 1831 mourut le rabbin Bernheim. On fit alors appel à Samuel DREYFUS, âgé de 26 ans, premier rabbin diplômé de l'Ecole centrale rabbinique, alors implantée à cette époque à Metz. Ce choix n'était pas anodin car, déjà sur les bancs de l'Ecole rabbinique, il s'était distingué par sa culture générale et son ouverture au monde moderne. Avec lui débutera pour l'histoire de la Communauté de Mulhouse un nouveau chapitre, teinté d'un libéralisme modéré.
Le rabbin Dreyfus exposera sa conception d'un judaïsme progressiste dans plusieurs contributions à un journal juif strasbourgeois, intitulé Régénération, ainsi dans le périodique national Les Archives israélites, puis dans un bulletin communautaire Le Lien d'Israël, qu'il rédigera intégralement.

L'action réformatrice du rabbin Samuel Dreyfus allait toutefois se heurter à un fort courant traditionaliste dont le chef de file semble avoir été Reb Baruch WAHL, lui aussi titulaire d'un diplôme rabbinique.

Une première grande réalisation, à laquelle Samuel Dreyfus tenait beaucoup, sera l'ouverture en 1842 de l'Ecole israélite des Arts et Métiers de Mulhouse, la deuxième en France après celle de Strasbourg. Cet établissement avait pour objectif de donner aux jeunes juifs des "métiers utiles" qui devaient remplacer les occupations ancestrales, notamment la mendicité et la pratique de l'usure.

La nouvelle synagogue (1848-1849)

Le projet qui rencontra cependant le plus la faveur du rabbin Dreyfus fut l'édification d'une synagogue monumentale, dont les dimensions et l'architecture devaient témoigner de la place désormais acquise à la communauté juive au sein de la cité. Sa réalisation constitua le couronnement religieux pour l'ascension sociale de nombreux coreligionnaires qui avaient déjà rejoint avec succès le monde de l'industrie, du commerce et de la finance.

La construction de l'édifice, commencée en 1848, fut confiée à Jean-Baptiste Schacre, architecte de la ville de Mulhouse, déjà bâtisseur du temple Saint-Jean à la fin des années 1830. Le même construisit en 1851 la grande synagogue de Dornach, dans la banlieue de Mulhouse. Les plans du bâtiment ont disparu mais la tradition orale nous apprend qu'ils ont fait l'objet d'amples discussions entre libéraux et conservateurs.

Ces derniers l'emportèrent sur deux aspects architecturaux importants : l'accès à l'étage des dames et la place du ministre officiant. L'appui du rabbin Dreyfus à ceux qui s'opposaient au refus d'une entrée unique pour les hommes et les femmes (1) eut pour conséquence la construction du magnifique escalier extérieur que l'on peut encore admirer de nos jours, bien qu'il ne soit plus utilisé. Ce modèle architectural, unique en France, a existé en Europe centrale et orientale. De nos jours encore la synagogue orthodoxe de Zurich et celle d'Elone Moré, en Judée-Samarie, en sont de bonnes illustrations.

La seconde particularité de cette synagogue était l'existence d'une petite fosse, située entre l'Almémor (2) et l'Arche sainte (3) et comblée en 1959. Une disposition semblable existait dans la grande synagogue de Dornach et, jusqu'à l'expulsion de 1940, c'est là que priait le ministre officiant. Il est vraisemblable que la fosse de la synagogue de Mulhouse avait à l'origine la même destination, comme ce fut le cas à l'époque talmudique ou dans la Altneuschul de Prague. Cette pratique était en conformité avec le verset du Psaume 130 "Des profondeurs je t'invoque, ô Seigneur".

Les innovations acceptées par l'aile traditionaliste de la Communauté furent au nombre de trois : les deux cornes d'abondance entourant les Tables de la Loi qui surplombent l'Arche Sainte, la traduction française des versets sur les deux pans de mur du côté Est et surtout la chaire du rabbin, imitée des autres cultes.

L'entrée des fidèles se faisait par la rue des Rabbins et l'on peut encore admirer de nos jours l'élégante sobriété de la façade. L'inauguration eut lieu le 13 décembre 1849 en présence des magistrats de la ville et avec la participation des militaires devant une foule évaluée à deux mille personnes. Ce fut pour le rabbin Dreyfus l'occasion d'exalter l'accession des Juifs à la citoyenneté française et la fraternité entre les religions.

Une Communauté aux assises solides (1849-1898)


L'Hopice-Hôpital israélite à Pfastat


L'ancien bain rituel




Oneg Shabath en 1938
Le Consistoire départemental ayant appuyé l'action des éléments conservateurs, le rabbin Samuel Dreyfus eut l'idée, pour le faire évoluer, de présenter en 1850 sa candidature pour le poste de grand rabbin du Haut-Rhin. C'est toutefois le rabbin Salomon-Wolf KLEIN, candidat des traditionalistes, qui obtint la faveur du Consistoire et des autorités civiles. Pour la même raison la communauté de Mulhouse, forte de son importance, demanda pour la première fois en 1859 le transfert du Consistoire départemental et du Grand rabbinat du Haut-Rhin de Colmar à Mulhouse.

Sur le plan socio-culturel le rabbin Dreyfus fut à l'origine de la Société Israélite des Jeunes Gens, association qui avait pour double but d'accroître la culture et de développer la bienfaisance. Son action fut ensuite complétée par la fondation d'une mutuelle d'entr'aide, la Société des Enfants d'Israël. En 1862, Samuel Dreyfus inaugura l'hôpital-hospice israélite du Haut-Rhin, créé avec l'aide de Lazare Lantz (4), et implanté rue Koechlin à Mulhouse (il sera transféré à Pfastatt en 1930 et porte actuellement le nom de "Résidence René Hirschler").
Le rabbin Dreyfus mourut en 1870, laissant une œuvre considérable, à mi-chemin entre modernité et tradition. Il s'était lui-même situé entre "les novateurs effrénés" et les adeptes d'une "religion fermée" (5).

La défaite de 1871 allait entraîner le départ pour les "départements de l'intérieur" d'un nombre non négligeable de Juifs mulhousiens, tel l'industriel Emmanuel Lang. La fidélité à la France n'était toutefois pas absente de l'esprit de ceux qui restaient. Ce n'est donc pas par hasard que, pour remplacer le rabbin Dreyfus, on choisit en 1873 le quadragénaire rabbin de Thann Salomon MOOCK, qui s'était distingué durant les hostilités par son engagement volontaire comme aumônier de l'armée française. (6)

Jusqu'à sa mort, qui surviendra en 1898, le rabbin Moock n'a pas cessé de prêcher en langue française et d'écrire dans les journaux juifs de Paris, aussi bien dans les libérales Archives Israélites que dans le traditionaliste Univers Israélite. Animé d'une profonde piété, il consolidera encore les assises de la Communauté. C'est ainsi qu'ayant constaté l'insuffisance des connaissances juives dispensées dans les établissements publics, il doubla les "heures de religion" (expression alors utilisée pour les cours d'Instruction religieuse) par un enseignement plus intensif de l'hébreu dans ce qu'on appelait alors le Héder (ancêtre du Talmud Torah).

En 1880 on inaugura, dans la cour de la synagogue, un bâtiment comprenant un oratoire pour les jours de semaine, servant aussi de salle de réunion, ainsi que des logements pour le personnel de la communauté. Sur l'insistance et grâce au travail acharné du rabbin Moock, on édifia l'année suivante un bain rituel rue Gutenberg. (7) Cette politique de construction fut parachevée en 1882 avec la réalisation d'un nouvel accès à la grande synagogue, donnant sur la rue du même nom. Cette extension permit de gagner plusieurs places tout en ouvrant la possibilité d'accéder de l'intérieur aux galeries des dames. En 1883, grâce à un don privé, on y introduisit des orgues. Le rabbin Moock y organisa le samedi matin des offices destinés aux écoliers avant l'heure de départ pour les classes. En 1890 la Communauté comptait 2132 personnes, chiffre qui dépassait largement celui de la Communauté Israélite de Colmar et avait atteint sa vitesse de croisière.

Une Communauté solidaire (1898-1929)

Ce fut Félix BLUM, ancien rabbin de Brumath puis de Phalsbourg, qu'on appella en 1898, après le décès du Rabbin Moock, à la direction spirituelle de la Communauté de Mulhouse. Auteur d'un travail savant sur Le Sanhédrin de Jérusalem, c'était aussi un homme fin et cultivé, grand admirateur de Platon. Fermement attaché à la France, le rabbin Blum continua la tradition mulhousienne des sermons en langue française. C'est sous son rabbinat que fut fondé en 1911 "l'Abri", oeuvre qui avait pour vocation de s'occuper des enfants indigents dont les mères étaient obligées de travailler. Cette époque vit aussi l'apparition du mouvement sioniste Blau-Weiss et de sa branche cadette.

Durant la Grande Guerre les sentiments francophiles des Juifs de Mulhouse ne firent que s'exacerber.
Lors des deux offensives des armées françaises, la Communauté accueillit en 1914 les réfugiés juifs du Sundgau, puis en 1915 ceux de Cernay (8) et de la région du Vieil-Armand. Les forces françaises parvinrent par deux fois à pénétrer dans Mulhouse. L'Ecole de Travail israélite (nouvelle dénomination de l'Ecole Israélite d'Arts et Métiers) et l'Hôpital israélite furent alors mis à la disposition du service de santé de l'armée. Le rabbin de Mulhouse se vit bientôt signifier par l'administration allemande l'interdiction de prêcher en français. Félix Blum dut se soumettre à cette injonction mais, maniant couramment la langue allemande, il multipliait les allusions favorables à la cause des alliés, ce qui lui valut à plusieurs reprises des ennuis avec les autorités du Reich. Plusieurs jeunes Juifs, dont le futur député Alfred Wallach, parvinrent à traverser les Vosges pour s'engager dans l'armée française. Le rabbin Félix Blum fit valoir ses droits à la retraite en 1922.

Pour remplacer Félix Blum un concours fut organisé, auquel se présentèrent plusieurs pasteurs expérimentés. Or ce fut sur un jeune rabbin de vingt-sept ans, Jacob KAPLAN, que le choix se porta. Le rabbin Kaplan avait pour atout de s'être engagé volontairement pendant la Grande Guerre dans l'armée française et d'y avoir mérité la croix de guerre pour son dévouement et son héroïsme. Il sut surtout subjuguer ses auditeurs grâce à la clarté et à la noblesse de son éloquence. Par sa piété, son ascendant et ses qualités de diplomate le rabbin Jacob Kaplan fit oeuvre de rassembleur. Stimulant la générosité, il fut à l'origine de la création de diverses 'Hévroth (9) et de la Société des Vivres. (10)

Jacob Kaplan fonda aussi la Jeunesse juive de Mulhouse, ainsi qu'une section locale de "Chema Israël (11)", association créée à Paris par le rabbin Maurice Liber pour accroître le niveau de la culture juive. Il patronna aussi la formation d'un groupe local du nouveau mouvement des Eclaireurs Israélites, fondé à Paris par Robert Gamzon en 1929 le rabbin Kaplan sera appelé à d'importantes fonctions dans la capitale. Ce sera le début d'une remarquable carrière (parisienne et lyonnaise pendant l'Occupation) qui allait le conduire jusqu'au Grand Rabbinat de France.

Une Communauté vivante (1929-1940)

Jacob Kaplan fut remplacé par René HIRSCHLER, un jeune rabbin de vingt-trois ans dont Mulhouse sera le premier poste rabbinique. Sa largeur d'esprit, sa prestance, sa fougue oratoire (12), et la force de ses convictions enthousiasmèrent les fidèles. Grâce à son dynamisme il sut donner à la Communauté mulhousienne un lustre inégalé. Son attention se porta notamment sur la jeunesse et les jeunes qui ont eu la chance de le côtoyer se souviennent encore de ses cours (13), de ses cercles d'études (14) et de cet extraordinaire Oneg Shabath (15) qui, avec l'aide des animateurs des mouvements de jeunesse, notamment de Jean-Jacques Rein, rassemblait cent cinquante enfants de huit à quinze ans. Ils n'oublient pas non plus les offices de jeunes conduits par Armand Rein qui se déroulaient dans la magnifique Maison communautaire construite en 1938 sur l'initiative du Rabbin Hirschler. Ce bâtiment comprenait, au premier étage une salle polyvalente servant d'oratoire des jeunes et de local pour les Oneguime ou les conférences de Chema Israël, au rez-de-chaussée, des locaux administratifs et, au sous-sol, un nouveau bain rituel. (16)

Sur le plan associatif et culturel, le mouvement des Eclaireurs Israélites connut un bel essor sous la direction de Sigmund Hait (Loup-Gris), les conférences se multiplièrent, une association des femmes sionistes, Galhei, ancêtre de la Wizo (17), vit le jour. Le rabbin Hirschler sut aussi galvaniser les associations, notamment pour l'accueil de réfugiés juifs d'Allemagne après 1933. La Communauté ouvrit même un éphémère Foyer d'accueil et d'assistance qui rendit un service remarquable.

C'est aussi par sa plume que le rabbin Hirschler parvint à stimuler le zèle des fidèles grâce à la parution de Kadimah (18), au début simple bulletin communautaire mais qui, avec la collaboration de rabbins de la France entière, devint une publication remarquée. Dans chaque parution un conte pour enfants et adultes était signé "Grande Sœur", pseudonyme de Simone HIRSCHLER, l'épouse du rabbin.

En 1939, René Hirschler sera élu grand rabbin du Bas-Rhin. Son successeur René-Samuel KAPEL, ancien rabbin de Belfort, ne pourra jamais occuper le poste auquel il avait été installé en raison de la mobilisation. En juin 1940, devant l'avance de l'armée allemande, de nombreux Juifs quittèrent la ville. Les autres furent expulsés par les nazis en septembre, tandis que la synagogue, saccagée par l'occupant, allait servir d'atelier de décors et de peinture pour le théâtre municipal. Le Grand Rabbin Hirschler, Grande Soeur, Jean-Jacques Rein et de nombreux mulhousiens moururent en déportation. C'était la fin de la deuxième Communauté israélite de Mulhouse.
Iconographie : © Michel Rothé

© A . S . I . J . A .