Sur l'origine de la communauté israélite de Mulhouse
Salomon MOOCK, rabbin


Rabbin MockLe rabbin Salomon MOOCK (ou MOOG) est né le 19 mai 1833 à Froeschwiller (Bas-Rhin).

Elève de l'Ecole rabbinique de Metz, il est nommé rabbin à Thann en 1858. Il inaugure dans cette ville la synagogue le 10 juin 1862, ainsi que celle de Bollwiller le 26 mai 1868.

En 1870, sur sa demande, il est aumônier militaire, attaché à la garde impériale de l'armée du Rhin. Mais à la suite de la défaite française, il opte pour l'Allemagne, et reprend ses fonctions à Thann.

Il conservera néanmoins des relations avec la France et particulièrement avec l'Alliance Israélite Universelle. Il publiera deux articles dans la presse israélite française, dont le texte ci-contre.

En 1873 le consistoire de Haute Alsace le nomme rabbin à Mulhouse en remplacement du rabbin Dreyfus.

En 1874 il publie une lettre pastorale en faveur de la création d'une récole rabbinique à Colmar, et en 1878, une circulaire pour l'édification d'un bain rituel à Mulhouse. Il organise des services religieux pour les enfants les samedis et jours de fête.

Il est décédé le 31 décembre 1898 à Mulhouse.

Au mois de mai 1873 je fus investi de mes fonctions de rabbin de Mulhouse. Peu de temps après, je vais en visite chez M. et Mme Jacques Brunschwig-Padegay deux vieillards imposant le respect par pour leur âge avancé, dont ils portaient toute la marque. M. Jacques Brunschwig avait complètement perdu la vue, mais était doué d'une mémoire vraiment remarquable, rare auprès d'une personne aussi âgée ; il comptait près de quatre-vingt-dix ans. Dès que je lui fus annoncé, il me pria de m'asseoir auprès de lui et me dit : "Soyez doublement le bienvenu ; je vous salue d'abord comme rabbin de Mulhouse, mais surtout comme ex-aumônier de l'armée du Rhin. Je sais qu'à votre départ de Thann pour vous rendre au poste d'honneur, vous avez été l'objet d'une ovation de la part des ouvriers, alors qu'un fabricant a mis généreusement sa voiture à votre disposition jusqu'à Wesserling pour vous rendre de là à l'armée du Rhin. Vous avez eu occasion de remplir une bien belle mission de charité." (...) Il se montrait indigné contre le maréchal Bazaine, qui, dit-il, a vendu la France, car autrement l'armée française n'aurait pu être vaincue. (...)

Hanna, la femme de Jacques Brunschwig, qui n'était guère moins âgée que son mari, me prit à part, me disant : "Les conversations de ce genre mettent toujours mon mari dans cet état, il ne faut pas vous y arrêter ; aussi je vais entamer un autre sujet, qui, j'en ai la certitude, ne vous intéressera pas moins. Je suis à même de vous fournir des données exactes sur l'origine de la belle Communauté dont les soins spirituels vous ont été confiés.

"Mes parents, ajouta-t-elle, ont été les premiers israélites ayant obtenu le droit de séjourner à Mulhouse, et voici dans quelle circonstance : Mon père, qui s'appelait Joël Padegay, habitait la commune de Dornach, où il était un petit commerçant et propriétaire d'une bien modeste maison ; c'était après la proclamation de la première République. A cette époque, Mulhouse, qui, en juillet 1798, a été annexée à la France, faisait partie de la Suisse. Les israélites n'avaient pas le droit d'y séjourner, pas plus que dans les autres villes de la Suisse ; on leur permettait d'y débiter leur marchandise du matin au soir le dimanche et le mardi, et cela moyennant une prestation.

"On arrivait aux sombres jours de la Terreur, où Robespierre dominait la France. Schneider son digne émule de Strasbourg, promenait le fatal instrument de village en village dans le Haut-Rhin ; tous les jours on se racontait en tremblant les victimes de son implacable tribunal. Il avait déjà dépassé Colmar, se dirigeait vers Bollwiller, non loin de Dornach. On connaissait, pour ainsi dire, d'avance les personnes dénoncées comme suspectes et destinées au couteau fatal. Tout d'un coup, on parle de sa prochaine arrivée à Dornach et des personnes désignées comme suspectes. De ce nombre était mon père, Joël Padegay.

"La petite Communauté israélite de Dornach était dans la consternation ; car, à cette époque surtout, les israélites se considéraient comme solidaires l'un de l'autre. Joël n'était pas à la maison, il colportait ses marchandises dans un village voisin ; c'est à la sueur de son visage qu'il nourrissait sa nombreuse famille ; il était père de huit enfants.

"C'était en plein été, il ne faisait nuit qu'à neuf heures du soir ; Joël rentre, comme c'était son habitude, vers sept heures pour ne pas manquer l'office de Min'ha ; il était plein de poussière, la journée était rude mais bonne ; il se dirige tout heureux vers sa demeure, mais est tout stupéfait en voyant la plupart de ses coreligionnaires de Dornach, hommes et femmes, réunis autour de sa maison ; il pressant un malheur, et s'empresse de s'enquérir. Il apprend la fatale nouvelle. "Je mets ma confiance en D., dit-il, en l'Eternel qui ne délaisse jamais ceux qui comptent sur son puissant appui."

"On lui conseille de partir au plus vite avec les siens et de chercher un refuge à Mulhouse (*). Malgré les pressants avertissements de ceux qui l'entourent et l'engagent à partir aussitôt, Joël entre dans sa maison, change de vêtements, se lave les mains et la figure et se met à faire la prière de Min'ha, mais avec une ferveur qui arrache des larmes à tous les assistants, avec une ferveur, me dit Mme J.Brunschwig, comme le jour de Kipour. Après la prière, il fait un paquet dans lequel il place avant tout ses tefilîn différents livres de prière, les tashrishim (vêtements mortuaires) de lui et de sa femme ; celle-ci ramasse à la hâte les habits de samedi de tous les siens, en fait également un paquet, et tenant un de ses enfants à la main, un autre sur le bras, s'apprête en versant de chaudes larmes à quitter avec son mari le gîte domestique. Joël, le coeur ému, approche la main de la mezouza, et avec un pieux recueillement dit à haute voix : "C'est en ton secours, ô Éternel, que j'espère. L'Eternel est mon gardien, il est mon Protecteur".

"Tout d'un coup, on voit venir à pas précipités un vieillard, la figure ornée d'une longue barbe blanche comme l'albâtre, les yeux vifs, la taille haute, la démarche droite et fière et tenant un long bâton à la main, mais il ne s'en servait pas comme appui. Spontanément, la foule s'écarte pour livrer passage à ce beau vieillard, dont la tenue commandait le plus grand respect.

"Le vénérable arrivant s'approche de la femme de Joël et lui dit : "Hanna, j'ai faim, je n'ai rien pris depuis ce matin et j'ai parcouru un long chemin." Hanna lève les regards, contemple le vieillard avec surprise et s'assure aussitôt qu'elle ne se trouve pas en présence d'un de ces mendiants nomades qui, jeunes et vieux, affluaient dans les Communautés israélites du Haut-Rhin ; elle les connaissait pour ainsi dire tous, savait leurs prénoms, comme eux connaissaient également le sien.

"Il faut dire que Hanna pratiquait les vertus domestiques avec un rare talent. C'est avec des paroles toujours sympathiques et bienveillantes que les malheureux, les nombreux pauvres du dehors furent accueillis dans sa demeure. (...) Mais elle n'était pas moins aimée et appréciée des pauvres de la localité ; car la veille des Shabbath et jours de fêtes elle chargeait des enfants, à tour de rôle, de porter une bonne part des meilleurs mets dus à son grand talent d'excellente cuisinière. Tous les pauvres la connaissaient, la louaient, l'aimaient et l'estimaient.

"Ce noble et digne vieillard qui me demande l'hospitalité et que je n'ai jamais vu, qui peut-il être ?" se dit-elle. "Le Seigneur, loué soit son saint nom, aurait-il déjà exaucé l'ardente prière de mon mari ? Serait-ce un envoyé de Dieu ? Est-ce peut-être Elie le prophète, le protecteur permanent des juifs persécutés ?"

"Et de dire : "Hélas ! mon bon et vénérable coreligionnaire, il ne m'est pas donné de remplir en ce moment, envers vous, les devoirs sacrés de l'hospitalité ; un grand danger plane sur moi et les miens ; nous sommes obligés de chercher nous-mêmes un abri, nous sommes obligés de fuir. Mais voici la clef de notre maison ; entrez, servez-vous à votre guise. Je mets tout à votre disposition ; puissé-je contribuer à votre soulagement."

"Le vieillard, au lieu d'entrer dans la maison, dont la clef lui avait été remise, suit Joël et les siens avec des yeux dont jaillissent la bonté et la commisération ; sa belle taille se redresse, il lève le mains, et d'une voix retentissante, au point que tous les assistants inclinent respectueusement la tête, il dit : "Yevorekhekho Hashem Veyishtmarekhekhoh.;" "D. vous bénisse et vous préserve."

"Joël et les siens se dirigent vers Mulhouse. Le souvenir du vénérable vieillard ne quitte pas un instant la pieuse Hanna. "Ah ! c'est sûrement, dit-elle à son mari, c'est sûrement un malakh un ange, un envoyé du bon Dieu ; c'est le saint prophète Elie, qui a déjà si souvent apporté son bienfaisant concours aux israélites en détresse."

Hotel de Ville de Mulhouse "En route, Joël dit à sa femme qu'il comptait sur l'assistance d'un brave homme de Mulhouse, M. Laed, membre du Conseil, exempt de tout préjugé contre les israélites et qui, en différentes occasions déjà, lui avait rendu des services. Non seulement il lui achetait régulièrement des marchandises, mais déjà bien souvent il lui avait fait des avances d'argent, quand il s'agissait de transactions commerciales pour lesquelles ses ressources étaient insuffisantes.

"Joël ne fut pas déçu dans son attente. Arrivé avec les siens chez M. Laed, il raconte à celui-ci le danger auquel il se trouve exposé et, le visage inondé de larmes, il le supplie d'offrir un refuge à lui et aux siens. M. Laed, un digne et brave homme, dont on ne saurait assez bénir la mémoire, n'hésite pas un instant. Malgré la loi défendant rigoureusement le séjour des juifs à Mulhouse, il accueille Joël et sa famille éplorés avec des paroles réconfortantes et leur assigne deux chambres au second étage de sa maison.

"Le séjour d'une famille juive qui comptait plusieurs jeunes enfants ne pouvait pas rester longtemps ignoré, d'autant plus qu'à cette époque la population de Mulhouse n'était pas bien grande. Aussi M. Laed ne perd pas de temps : il fait d'actives démarches auprès des personnages les plus influents de la ville, qui étaient en grande partie de ses amis. Il plaide chaudement la cause de la famille Joël, fait usage de tous les arguments que les devoirs d'humanité fournissent. Ses démarches sont couronnées de succès ; le séjour de la famille Joël à Mullhouse, d'abord toléré, devient définitif.

"La bénédiction divine a suivi Joël à Mulhouse ; il prospère dans ses affaires, au point qu'il devient bientôt propriétaire d'une maison dans l'impasse des Boeufs. Plein de reconnaissance envers le Seigneur, qui l'a miraculeusement délivré d'un danger imminent, puissamment secouru son travail quotidien, il fait voeu, en inaugurant sa maison, d'en consacrer le premier étage à un local de prières dès que Mulhouse comptera le nombre de familles israélites voulu pour former une Communauté. Cette promesse, il l'a saintement remplie; c'est dans sa maison que fut installé plus tard le premier Temple de la nouvelle communauté israélite de Mulhouse.

"Joël avait fait un autre voeu encore : de ne jamais oublier le concours salutaire que M. Laed lui avait prêté. M. Laed était un homme de bien dans toute l'acception du mot : il avait certainement agi avec désintéressement ; il n'obéissait à d'autre mobile, en recueillant les malheureux fuyards, que de se conformer à des devoirs d'humanité ; il cherchait donc à se soustraire à toute reconnaissance, de quelque manière que cela fût. Cependant Joël insista, fit l'impossible pour écarter tout scrupule, fit tant que M. Laed accepta tous les ans, sa vie durant, un vêtement complet choisi dans la meilleure draperie des magasins de Joël.

"Le calme revient partout en Alsace; le règne de la Terreur avait cessé ; Joël et sa femme se rendent à Dornach pour visiter la modeste maison qu'ils avaient dû abandonner en toute hâte. Arrivés sur place, ils trouvent la clef sur la porte de leur maison, au grand étonnement des habitants israélites de Dornach, qui, en passant bien souvent devant cette maison, en voyaient toujours la porte bien close et n'y ont jamais aperçu de clef.

"La surprise est bien plus grande encore, quand Joël et Hanna visitent leur ancien domicile ; tout y est dans le plus parfait ordre, tout à la même place qu'au jour où ils ont pris la fuite. "Ah ! je le savais bien, dit Hanna; ce beau vieillard qui s'est présenté au moment de notre départ et que personne n'a voulu ni pu reconnaître, c'était un envoyé du Seigneur, c'était le bienfaisant Elie le prophète, c'est lui qui a veillé sur nous et notre maison; c'est la sainte bénédiction qu'il nous a donnée au moment de notre départ qui nous a protégés et nous a porté bonheur : que sa sainte mémoire soit bénie !"

Ici, c'est M. J.Brunschwig qui prend la parole et continue ainsi le récit de sa femme : "Peu d'années après, alors que quelques autres familles israélites des environs étaient venues se fixer à Mulhouse, une grande fête eut lieu dans la maison de Joël, à laquelle furent invités non seulement le peu d'habitants israélites de Mulhouse, mais encore beaucoup de coreligionnaires des environs et particulièrement les hommes marquants de tout le Haut-Rhin, qui par par leur piété, leur savoir et leur charité, faisaient honneur à notre culte ; c'était l'inauguration au premier étage de la maison de Joël du premier Temple de la Communauté israélite de Mulhouse.

"Sur la demande de tous les assistants, deux personnages occupaient à cette fête des places d'honneur : c'étaient Joël et M. Laed. Les fidèles suivaient avec une attention, un recueillement et un intérêt particuliers le développement de deux discours prononcés sur cette circonstance : l'un avait pour texte Rois 32:4-5 "Je n'accorderai pas de sommeil à mes yeux, ni d'assoupissement à mes paupières, jusqu'à ce que j'ai trouvé un lieu digne d'être consacré à l'Eternel". Le texte de l'autre discours était Sanhédrîn 105 : "Les Justes de toutes les nations ont part à la vie future." Naturellement les regards de tous les assistants se portaient pleins d'admiration et de reconnaissance sur Joël et M. Laed."

Ce récit, qui fut souvent interrompu par les observations et rectifications de M. J. Brunschwig et qui dura plus d'une heure, m'avait vivement intéressé et impressionné; naturellement je fis la part de la légende. Je pris congé des deux vieillards, m'excusai de les avoir quelque peu fatigués, et promis de revenir dans quelque temps. "Oh ! oui, me dit M. J. Brunschwig, j'y tiens, car vous m'avez promis des détails sur votre campagne de Metz."


(*) On lui conseilla de se réfugier à Mulhouse, ville suisse, voici pourquoi : En 1789, où des émeutes s'étaient produites dans les villages du Sundgau et où les biens et la vie des juifs étaient en danger, ceux-ci s'enfuirent et purent atteindre Mulhouse, qui leur offrit un généreux refuge jusqu'à ce que les autorités eussent partout rétabli l'ordre et la sécurité. Je suis en possession d'une bien touchante prière dont je vous enverrai la traduction et qui pendant de nombreuses années fut récitée tous les samedis dans les Synagogues du Sundgau pour bénir la mémoire des généreux Mulhousiens qui avaient offert un refuge aux israélites persécutés. (Note de l'auteur) Retour au texte

Ce texte a été publié dans L'Univers Israélite.


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