FISCHLIN, LE JUIF DE SCHWEIGHAUSEN
Étude de mœurs mulhousiennes au XVIème siècle
par Gustave GIDE
extrait du
BULLETIN DU MUSÉE HISTORIQUE DE MULHOUSE
XVII-Année 189261893


INTRODUCTION

Le document - dont nous reproduisons plus loin les parties essentielles - qui fait le fond de ce travail, complètement basé sur des données historiques puisées aux archives et dont tous les fonctionnaires et noms cités sont de l'époque, figure dans le registre des Contractenprotocollen de l'an 1558. Les titres et dénominations des charges ont été conservés en langue originale, afin de leur laisser le cachet essentiellement mulhousien. Pour plus de renseignements, il suffit de consulter les notes réunies à la fin de notre travail et correspondant aux numéros d'ordre du récit.

PREMIÈRE PARTIE

Le Temple Saint-Etienne
peinture d'Eugène Fuchs (1904-1993)
La petite ville de Mulhouse était plongée dans un profond sommeil. La cloche du matin qui, du haut de la tour Saint-Étienne, devait réveiller les bourgeois et donner le signal de la vie, de l'animation et du travail quotidien, ne s'était pas encore fait entendre. Tout respirait une tranquillité profonde dans l'ancienne petite cité libre.
C'était le premier mardi du mois de juin 1558. Les portes étaient encore fermées et les clefs chez le bourgmestre Frantz Wurmbs ; aussi les bourgeois de garde à la porte de Bâle, jouissaient-ils des senteurs du matin et se reposaient-ils, assis sur le banc placé devant le corps de garde, de leurs fatigues de la nuit (1).

Quatre heures venaient de sonner à l'église Saint-Étienne ; la trompe du Thurmbläser (2) Hans Buechler finissait à peine de se faire entendre, quand Meister Hans Meyer qui commandait le poste, héla ses hommes, afin de faire remplacer la sentinelle qui faisait le guet près du Bollwerk, fortin situé à quelques centaines de pas en-dessous de la porte de Bâle.
A son appel, neuf bourgeois (3) de la ville vinrent se placer devant lui ; c'étaient Jerg Birr, Stephan Hüglin, Conrad Melcker, Hans Schmitt, David Günther, Baschian Rübler, Batt Hechel, Hans Brüstlin et Stoffel Kuelwasser ; quant au dixième, il était de garde et n'était autre que Diebold Biberlin, l'un des héros de notre histoire. "Bourgeois, dit le Wachtmeister Hans Meyer, nettoyez vos armes et mettez vos vêtements en ordre, car vous savez tous que par les temps qui courent, il n'est pas prudent de négliger son service. Notre bourgmestre est du reste très sévère et punit d'une manière exemplaire toute contravention au règlement des corps de garde. Quant à toi, Schmitt, poursuivit-il, tu vas faire disparaître les pots à vin que tu as cherchés hier soir, en cachette, à l'auberge de la Couronne. Tu sais que c'est sévèrement défendu (4) et que si nous étions pris en flagrant délit, nous serions jetés pour deux jours dans le Walkenthurm (5)."

Quand tout fut en ordre, le Wachtmeister commanda la nouvelle sentinelle et attendit que Michel Thyser, le Thorschlüssler (6), que l'on voyait venir de loin, fût près de lui, et qu'il remît en sa présence au gardien de la tour Werlin Ackermann, les clefs de la porte. On sera peut-être étonné de voir tant de formalités pour donner les clefs de la ville, mais les ordonnances étaient sévères, et tous les fonctionnaires devaient se conformer strictement à leur mandat. Ainsi, le soir, le Thorwächter fermait les portes en présence du chef de poste et du Thorschlüssler qui, immédiatement après, reportait les clefs au premier bourgmestre (7) de la ville ; le lendemain matin la même opération se répétait, et ce n'était que dans un cas d'alarme, que le Thorwächter avait le droit d'aller chercher directement les clefs chez le bourgmestre en fonction. "Voilà les clefs, père Ackermann, dit le Thorschlüssler en arrivant, ouvrez tout de suite et dites à ces jeunes bourgeois de vous aider à pousser les portes (8) et à descendre les pont-levis, comme c'est du reste leur devoir quand ils sont de garde. Et vous, poursuivit-il en s'adressant aux autres bourgeois, habituez-vous à l'ordre et à la discipline, car il est à prévoir que nous aurons sous peu des démêlés avec nos voisins. Depuis que nous avons adopté la Réforme, nous avons des ennemis partout. Heureusement que notre autorité est ferme et qu'elle n'a jamais douté du courage et de l'obéissance que nos bourgeois lui doivent (9)." Certes, le Thorschlüssler n'avait pas tout à fait tort, car il savait par ses relations avec les hautes autorités de la ville, que le conseil avait décrété quelques jours auparavant que le service de la ville devait se faire de la manière la plus consciencieuse, qu'il y avait urgence, et que la moindre négligence serait punie rigoureusement.

Pendant le cours de cet entretien, le beffroi de la ville marquait le quart et le gardien de Saint-Étienne avait déjà sonné la cloche du matin (10), quand les hommes du poste rentrèrent dans le corps de garde. Il s'agissait de prendre encore le coup de l'étrier, consistant en une bonne rasade de vieille eau-de-vie de marc que le Wachtmeister offrait, selon la coutume, à ses subordonnés. Tout-à-coup des cris formidables retentirent du côté du Bollwerk...
Malgré la distance, tous les assistants reconnurent immédiatement la voix forte et sonore de Diebold Biberlin, le cordonnier, bien connu en ville pour sa force corporelle et sa voix puissante. Les deux bourgeois partis pour relever le factionnaire, devaient être arrivés, car au milieu des cris et des imprécations (11) l'on reconnaissait parfaitement la voix de Hans Brüstlin, le boucher.
En un clin d'œil, le pont-levis fut relevé et la grille abattue, tous croyant à une surprise ou à un événement grave. Le chef du poste, le Thorschlüssler et les autres bourgeois se mirent en état de défense (12). Ils se précipitèrent du côté de l'escalier qui conduisait à la Stadtlaube (13) d'où l'on pouvait voir jusqu'au Bollwerk. En peu de temps nos bourgeois eurent gravi l'escalier conduisant à la galerie et, anxieux de savoir ce qui se passait du côté du Bollwerk, ils tournèrent leurs regards dans cette direction. Mais rien ne s'offrit à leurs yeux, si ce n'est qu'ils aperçurent au pied du remblai les trois bourgeois aux prises avec un individu , enfoncé dans l'eau jusqu'à mi-jambe (14) et qui se débattait énergiquement. - Faut-il envoyer du secours, demanda Hans Meyer à ses hommes ? Ou faut-il attendre ? C'est peut-être une embuscade et il faut être prudent. Du reste Diebold Biberlin et Hans Brüstlin, qui passent pour les deux plus forts (15) de la ville, arriveront bien à tirer du fossé l'individu avec lequel ils sont aux prises.
- Nous sommes curieux de savoir quel est le gaillard qui a pu se hasarder près du Bollwerk, s'écrièrent tous les assistants. Gare à lui ! il aura à faire à notre premier bourgmestre et au prévôt Hans Leuw, et tout le monde sait qu'ils ne sont pas commodes, ni l'un ni l'autre. Mais voilà l'individu hors du fossé ; ils le traînent à eux trois du côté de la porte de Bâle ! Descendons vite pour leur ouvrir les portes ! ...
En un clin d'oeil le pont-levis fut abaissé et la herse hissée. "Va donc à leur aide, Rübler, cria le chef de poste, tu vois qu'ils ont du mal à traîner ce malheureux là-bas ; il se couche et ne veut plus avancer !! Mais dépêche-toi donc, car c'est aujourd'hui mardi (16)  et le monde va bientôt entrer en ville pour aller au marché. Il ne faut pas empêcher le Stattzehnder (employé de la dîme) (17) Ottmar Fink, de faire son service, et permettre par là, à bon nombre de gens de la campagne de se faufiler en ville, sans payer les droits pour leurs denrées; car nos finances sont délabrées et ont grandement besoin d'être remises en meilleur état."

Les trois bourgeois , auxquels s'était joint Baschian Rübler, venaient d'arriver à deux cents pas de la porte. "Par la foi de mes pères ! s'écria le père Werlin, qui, malgré ses soixante-huit printemps, avait encore bon œil, mais l'individu arrêté est un juif (18) ! Je le reconnais à son costume. Il a perdu son chapeau pointu dans le fossé, et a mis une blouse brune par dessus sa longue houppelande, afin qu'on ne le reconnaisse pas. Hé bien! malheur à lui ; car nos autorités seront inexorables, et le mécréant paiera cher sa témérité. Du reste, il y a assez longtemps que Meister Hans Hummel, le bourreau, n'a plus eu de besogne. Dernièrement, quand je m'étais cassé la jambe, je voulais lui acheter pour vingt schillings (19) un bout de la corde avec laquelle avait été étranglé le domestique de Bollwiller qui avait volé un cheval en ville. Mais, je crois n'avoir rien perdu, et ne manquerai pas l'occasion qui va se présenter. J'achèterai un morceau de la corde avec laquelle sera pendu notre juif, car pareille corde a encore beaucoup plus de valeur que l'autre."

Les hommes de garde n'attendirent pas que le gardien de la porte de Bâle, qui vu sa charge était très bavard, eût achevé son racontar au chef de poste, et allèrent à la rencontre de leurs compagnons d'armes. Quant au Thorschlüssler et à Ackermann, ils étaient restés tous les deux sous les voûtes de la porte, qu'il leur était défendu de quitter. "Le voilà ! Nous le tenons ! Allons, marche, misérable !" Tels étaient les mots que l'on entendait au milieu des injures et des imprécations de toute sorte contre le prisonnier.

Quand les bourgeois arrivèrent à la porte, le Wachtmeister commanda halte, et s'avançant vers ses hommes : "Avant d'entrer en ville, dit-il, il faut garrotter le prisonnier et le faire reconnaître (20) par le père Ackermann. Allons, toi, misérable, dit-il en s'adressant au malheureux, montre-nous ta figure, et dis-nous qui tu es ? Exécute-toi prestement, sinon je te ferai chatouiller avec la pointe d'une hallebarde." On arracha les mains dans lesquelles le prisonnier cachait sa figure, et on le plaça devant les trois fonctionnaires. - Mais, c'est Fischlin (21) le juif de Schweighausen, s'écria le père Ackermann, je le reconnais bien. Comment, dit-il, en s'adressant au prisonnier, tu as eu l'audace de traverser les fossés de la ville pour entrer dans Mulhouse et te soustraire à la taxe de trois batzen, que doivent payer tous les juifs passant les portes de la ville. Le prévôt qui a droit à un tiers de la taxe (22) ne te saura pas grand gré de ton escapade.
- Grâce, pitié, messeigneurs, hurlait le pauvre Fischlin, je n'ai eu aucune mauvaise intention, je le jure sur les prophètes ; pardonnez à mon ignorance des lois de la ville. Je paierai tout de suite pour ma liberté cinq florins d'or ; c'est toute ma fortune ; mais, de grâce, ne m'arrachez pas à ma famille, qui n'a d'autre soutien que moi.
- Tais-toi, cria Hans Brüstlin, (23) je vous connais, vous autres Juifs ; tu es riche, mais tu n'en fais pas semblant. Je me rappelle très bien que l'année dernière tu nous as vendu, à Jerg Schlumberger (24) et à moi, quatre pièces de bétail de toute beauté. Laisse en attendant tes jérémiades de côté ; nos maîtres, les honorables bourgmestres de la ville, te débarrasseront déjà de ce que tu as de trop.
-Allons, Brüstlin, commanda le Wachtmeister, vous entrez dans des détails qui ne sont pas de notre compétence. Quittons le poste, il est cinq heures, et il faut que nous préparions nos marchandises pour le marché ; le juif est garrotté, nous allons le conduire au Rathhaus où les Amtsleute (25) Joss Murer et Aloïse Burner n'auront qu'à le garder jusqu'à l'arrivée du Stattschreiber. Du reste, Diebold Biberlin, qui l'a fait prisonnier, n'aura qu'à rester auprès de lui pour donner des détails précis sur cette affaire. Quant au dénouement, nous l'apprendrons déjà dans le courant de la journée à la Schneiderzunfft (26), où nos magistrats vont tous les matins prendre leur Morgen-mässlin (27).

La Porte de Bâle
Il était cinq heures, quand la garde quitta la porte de Bâle. Elle traversa la Kramgasse (28) et le Rossmarkt (place des Victoires) (29) et se dirigea du côté de l'hôtel de ville, qu'avaient déjà abandonné les hommes de garde. Comme nous l'avons dit plus haut, l'épisode se déroulait un mardi, et toute la place Saint-Étienne offrait, à cette heure matinale, une grande animation. De tous les côtés arrivaient des voitures chargées de denrées les plus diverses. Les bas-fonctionnaires de la ville, tels que Kornmesser (30) Kornzehnder (31) (employés préposés au blé) et les employés attachés au Kaufhaus (douane) (32), prélevaient déjà l'impôt en nature, dû pour le droit de vente au marché. Tout autour de l'église Saint-Étienne étaient étalées des marchandises de toutes sortes ; les boisseliers, les marchands d'étoffes, les cordiers et les couteliers, tant ceux de la ville que des environs, appelaient les passants et leur offraient leurs produits. Le bedeau (33) lui-même qui habitait l'échoppe adossée contre l'église, après avoir fait son étalage, se mit à sonner le second coup de la cloche annonçant le sermon du matin ; puis il se promena majestueusement devant la porte de l'église, attendant le Herr Diacon (34) qui devait, après l'office et le sermon, tenir son cours de catéchisme aux adultes.

Tout ce pêle-mêle offrait un coup d'oeil intéressant et pittoresque. Nos ancêtres ont eu soin d'inscrire dans les registres publics (35) les moindres détails concernant les fonctionnaires et l'organisation de la ville, et c'est ce qui nous permet de nous faire une idée des us et coutumes de l'époque. Les jours de marchés et les quatre grandes foires annuelles étaient alors pour la ville une source de revenus, dont profitait la majeure partie de la population qui se composait d'artisans de tous les métiers (36).  Les bouchers vendaient à l'étal des viandes réputées de tout premier choix, grâce à la surveillance active du Fleischschauer (37) ; les marchands de poissons qui avaient leur étal au Fischbank non loin de l'escalier de l'hôtel de ville, vendaient les plus beaux poissons du Rhin ou des Statt-Teiche (38). L'ouverture du marché public n'avait lieu qu'après le son de la petite cloche (39)  placée au-dessus du perron de l'hôtel de ville, et l'Amtsknecht chargé de la tirer, ne s'exécutait qu'après avoir été prévenu que tous les droits avaient été perçus. Les transactions en vins étaient également très importantes à cette époque et se traitaient généralement chez Diebold Schmerber, l'aubergiste de la Demi-Lune. Ce fut aussi pour ce motif que la ville avait fait installer des dépôts spéciaux, dans lesquels les acheteurs du dehors réunissaient les produits qu'ils avaient achetés en ville. Pour éviter la fraude au désavantage de ces mêmes acheteurs, la ville avait chargé un gourmet assermenté (40) de surveiller les vins déposés jusqu'au moment de leur enlèvement.

Après avoir passé à travers ce tohu-bohu de marchandises, de forains, de voitures, et non sans avoir été poursuivie par une foule de badauds, la garde de la porte de Bâle s'arrêta devant l'hôtel de ville. Les sifflements et les injures pleuvaient de toutes parts sur le malheureux juif, et le chef de garde fut obligé à différentes reprises de le protéger contre les mauvais traitements que voulait lui faire subir une population intolérante (41). - Viens ici, Ulrich Burner, cria Meister Hans au deuxième Amtsknecht, qui prélevait tout près de lui la dîme sur les légumes, conduis-nous dans la salle de la chancellerie, nous avons fait une bien bonne capture ce matin ! C'est Diebold Biberlin qui a eu la chance de mettre la main sur ce misérable au moment où il franchissait les fossés de la ville, près du Bollwerk.
-Grand Dieu de la Justice ! s'écria l'Amtsknecht. Mécréant, reprit-il en s'adressant à Fischlin, si tu savais quel châtiment sera le fruit de ton audace inconcevable ! Attendez, Meister, je vais prendre de cette paysanne les légumes qui me reviennent, et je serai alors à vos ordres. Renvoyez toujours vos hommes et ne gardez que Diebold Biberlin ; même si vous avez de la besogne chez vous, partez, je viendrai vous prévenir si l'on avait besoin de vous.

A ces mots, les hommes de garde se débandèrent et regagnèrent leurs foyers, et avec eux le Wachtmeister. En même temps, Diebold Biberlin tenait à ses côtés le juif Fischlin, plus mort que vif : la pâleur de son visage et le tremblement convulsif qui agitait ses membres, dénotaient assez qu'il avait conscience de sa situation. Aussi, quand le bas-officier de justice le précéda, dans son costume aux armes de la ville (42),  ne put-il s'empêcher, en montant l'escalier du nouvel hôtel de ville, de jeter un regard empreint d'une grande tristesse sur cette place Saint-Étienne qu'il craignait de ne plus revoir que pour être conduit au supplice.
L' Amtsknecht mena les deux hommes dans le couloir conduisant dans la salle de la chancellerie, située dans le hintere Rathhaus (43),  et qui servait de bureau au syndic. Puis il s'éloigna, en enjoignant à Diebold Biberlin de faire bonne garde ; recommandation inutile, car, notre bourgeois n'était pas de ceux auxquels on échappe facilement.
Ulrich Burner, pour se débarrasser plus vite du prisonnier, et pour pouvoir vaquer plus librement à ses occupations, héla le Stattbot (44) Peter Flaser. Celui-ci tenait son cheval par la bride et attendait près de l'étal aux poissons l'arrivée du syndic, qui devait lui remettre l'étui en argent (45),  contenant la correspondance politique destinée à l'étranger. "Peter, lui dit-il, cours chez le Stattschriber Ulrich Wielandt, qui demeure tout près d'ici dans la Teutschenhofgasse ; préviens-le que notre bourgeois Diebold Biberlin, de garde ce matin à la porte de Bâle, a pris un juif de Schweighausen, appelé Fischlin, au moment où il tentait de s'introduire secrètement dans la ville, en traversant les fossés et en escaladant les palissades extérieures."

A cette injonction, le Stattbot enfourcha son coursier et partit au petit trot. Dix minutes après, il revint et annonça à l'Amtsknecht l'arrivée du syndic. Celui-ci entrait peu de temps après dans l'hôtel de ville, et appelant Ulrich Burner : - Fais entrer le prisonnier, et toi, Biberlin, ajouta-t-il avec un accent qui se rapprochait du dialecte parlé à Rouffach, reste là aussi afin que je puisse te donner mes ordres. Préviens également le courrier, qu'il ait à monter chez moi, j'ai une missive à lui faire porter.
- Vos ordres seront exécutés, Herr Stattschriber,
dit le fonctionnaire, en faisant une courbette respectueuse ; il revint quelques instants après, et introduisit le prisonnier et son gardien.

Le greffier-syndic Ulrich Wielandt était un homme dans la force de l'âge et de haute stature. Sa physionomie attestait l'intelligence et l'énergie. Son costume en velours noir seyait bien à la pâleur de ses traits, et son regard vif et résolu dénotait l'homme qui avait l'habitude des grandes décisions. Elle était, il est vrai, souvent lourde, la charge qui incombait au syndic ! Car, outre les affaires publiques, il cumulait encore les fonctions de notaire, d'ambassadeur ; en un mot, tout ce qui demandait des connaissances spéciales était de son ressort. Ce fut aussi pour ces motifs que les syndics jouirent, jusqu'aux dernières années de la République (46), d'une grande considération, et cette considération ne fut pas, sauf quelques rares exceptions, imméritée (47).

Le Stattschriber s'était donc assis à sa table, près de la fenêtre de la chancellerie. A droite était la salle des séances (48), à gauche le caveau (49), avec le trésor de la ville, consistant non seulement en espèces monnayées, mais aussi dans l'argenterie de la ville, celle qui servait aux festins officiels et aux réjouissances publiques. "Approche avec ton prisonnier, Diebold Biberlin, dit-il , en s'adressant à ce dernier , et raconte-moi dans quelles circonstances tu as capturé ce serf téméraire ?" Le bourgeois fit alors le récit de ce qui s'était passé. Il décrivit dans tous ses détails la façon dont il avait entendu le juif chercher à traverser sans bruit le fossé, et décrivit son arrestation malgré sa résistance.
En entendant ce rapport, les sourcils du syndic s'étaient froncés à différentes reprises et, après un moment de silence : - Qui es-tu, dit-il, en s'adressant au prisonnier, toi qui as eu la hardiesse d'enfreindre les lois les plus sévères de la ville, et t'attirer ainsi notre juste colère? tu es juif, je le vois à ton costume, mais quel est ton nom, et à qui appartiens-tu ?  (50)
- Grâce, pitié, miséricorde, supplia le malheureux prisonnier, épargnez-moi J'ai commis ce crime avec une témérité inconsciente, qui, depuis que j'en connais la gravité, me glace d'effroi.
- Parle, mécréant, lui répondit le Stattschriber, et ne te fais pas prier, car autrement le bourreau se chargera de cette besogne. (41)
En entendant ces paroles, prononcées d'une voix vibrante et métallique, Fischlin se sentit presque défaillir, et dans sa profonde détresse implora mentalement Adonay, le Dieu d'Israël et de Jacob (52) de lui venir en aide ; et, s'adressant au syndic : - Je suis, Herr Stattschriber, dit-il, Fischlin, le pauvre juif de Schweighausen, et serf de mon honorable seigneur et maître le Jungkherr Mang von Pfirt, qui m'a mis sous la juridiction de Bernhard Huglin de Soultz. Mais pourquoi toutes ces questions ? Je suis prêt à donner tout ce que je possède pour obtenir ma grâce, en expiation du crime que j'ai commis en enfreignant les ordonnances de la ville, et en manquant ainsi de respect et d'obéissance aux autorités de l'honorable cité de Mulhouse.
- Tais-toi, serf, répartit vivement le syndic, ce n'est pas mon affaire de te juger ; la seule chose que je puisse te dire, c'est que tu paieras ton méfait très cher. Ton châtiment devra servir d'exemple à ceux qui auraient encore l'intention d'enfreindre les lois de la ville et de se soustraire aux taxes imposées par les autorités. Car, non seulement les juifs, mais les étrangers et nos bourgeois et habitants eux-mêmes encourent une punition très sévère en pareil cas. Tu sais, du reste, comme tout le monde, que les magistrats de notre ville libre de Mulhouse ont à cœur de faire respecter leurs lois (53),  et punissent sévèrement ceux qui les enfreignent, mais savent par contre aussi, récompenser ceux qui leur rendent des services, et sont dévoués à la chose publique.

Le pauvre Fischlin voulut encore insister davantage, mais sur un signe du syndic, l' Amtsknecht et Diebold Biberlin s'emparèrent du délinquant et le poussèrent hors de la salle dans le couloir de l'hôtel de ville. "Approche, dit alors le magistrat au courrier, qui était entré dans la salle de la chancellerie pendant l'interrogatoire. Va chez le bourreau, et dis-lui de préparer une cellule au Walkenthurm. Il aura à la rendre propre et devra, dans une demi-heure, venir prendre son prisonnier qui, pendant ce temps, restera sous la surveillance de Diebold Biberlin." Le courrier fit un petit signe de tête, sortit de la salle de la chancellerie et se rendit directement chez le bourreau, qui demeurait dans le fond de la Hugwalchgasse (Rue de la Justice) (54), non loin de la tour qui existe encore de nos jours.

Le bourreau remplissait encore les fonctions de Wasenmeister ou d'équarisseur, et avait à récurer les fossés de la ville, quand ils étaient comblés. Quand le courrier survint, Hans Hummel était occupé à étaler devant sa porte ses lugubres marchandises. D'après une coutume du bon vieux temps, le bourreau recevait outre les cinq livres steblers qui lui revenaient pour une exécution par le glaive, la corde ou le feu, les habits et autres objets ayant appartenu aux suppliciés (55).
A cette époque d'ignorance, les vêtements portés par un supplicié, ou la corde qui l'avait étranglé, et pour laquelle  la ville payait au bourreau cinq livres steblers, étaient vendus par petits morceaux à des gens fanatiques et dévots de la campagne et même de la ville, qui les regardaient comme un talisman contre les accidents et les maladies (56). Outre ces différents objets, le bourreau achetait également, avec l'autorisation de ses supérieurs, le produit des vols, c'est-à-dire les objets volés qui ne pouvaient plus être rendus à leurs propriétaires légitimes, restés inconnus. Tout cela constituait pour le bourreau une petite industrie, aussi les jours de foire et de marché étalait-il, comme venait de le faire Hummel devant sa porte, des couteaux, des outils, des armes et des habits de tout genre et de toute provenance.

- Tiens, c'est vous, Flaser ! cria le bourreau au courrier, en l'apercevant. Quel est le motif qui vous amène chez moi de si bon matin ? Voulez-vous peut-être m'acheter quelque chose ? Tenez, voilà un magnifique couteau à poignée incrustée d'argent qui vient de cet officier autrichien tué près d'Ensisheim par le fameux Birmely, que j'ai pendu il y a deux mois. Je vous le cède à bon compte, à dix schillings, si vous voulez, je crois que ce n'est pas trop cher ? "
- Merci, Meister, je n'ai besoin de rien, répartit le courrier, vous savez que je suis bien monté en armes, du reste je fais le service de la ville depuis plus de vingt ans, et je n'ai eu qu'un seul accident dans le cours de ma carrière, celui de me voir enlever dans une auberge à Sauwisheim (Saushenn) mon étui en argent. Heureusement que mes maîtres, les honorables bourgmestres de la ville, m'ont indemnisé de cette perte. Aussi, depuis cette époque, je ne m'arrête presque plus dans les auberges qui se trouvent sur mon chemin, et me conforme strictement aux ordonnances du conseil, qui, comme vous le savez du reste aussi bien que moi, défendent l'abus de la boisson (57) quand on est dans l'exercice de ses fonctions. Et, tout de même, il est bien bon notre vin du Rebberg ! reprit-il, en faisant claquer sa langue; aussi je ne puis comprendre pourquoi nos pasteurs qui nous défendent presque de boire du vin, demandent tous les ans qu'on leur donne plus d'émoluments en nature. Pensez donc, continua-t-il, en baissant la voix, cette année, les pasteurs recevront chacun un demi-foudre (un foudre de vin était de 20 mesures) de plus que l'année dernière, et il paraît que ce sera du meilleur qui se trouve dans les caves de la ville; je tiens cela de mon frère Stephan, le Kellermeister (58). Mais, en bavardant, j'oublie presque le but de ma visite. Le syndic vous ordonne de préparer et de nettoyer une cellule pour un prisonnier que vous devrez venir chercher dans le couloir de l'hôtel de ville, d'ici une demi-heure. Donc vite, mettez-vous à l'œuvre, car le temps presse.

En entendant les dernières paroles du courrier, les traits du bourreau prirent une expression joyeuse et rayonnante : -A la bonne heure, dit-il, ce n'est pas trop tôt qu'il y ait de nouveau de la besogne ! Voyez-vous, Peter, le métier de bourreau n'est plus lucratif à Mulhouse, et mes services ne sont plus assez rétribués. Il faut que j'adresse une requête aux autorités de la ville, aux fins d'obtenir une augmentation de salaire. Mais, avant que vous partiez, dites-moi donc quel est le prisonnier auquel est destinée la cellule ?
- C'est un juif de Schweighausen, nommé Fischlin, répondit le courrier, vous le connaissez certainement ; il vient souvent en ville, et fait le commerce de bétail ; tous les mardis on le voit à l'auberge de la Couronne, sur le Rossmarkt, où se réunissent tous les juifs des environs. Il a été pincé cette nuit non loin de chez vous au Bollwerk, au moment où il essayait de franchir les fossés de la ville.
" C'est bien dommage, fit le bourreau pour lui-même, les juifs ont de mauvais vêtements et rien en poche d'ordinaire. Mais peu importe, j'aurai toujours mes cinq livres steblers pour l'exécution." Et, se tournant encore une fois du côté de Peter Flaser qui s'en allait :
" Je serai, cria-t-il, aux ordres du Stattschriber dans une demi-heure."

Le bourreau rentra dans sa maison et s'habilla lestement. Il mit son grand manteau aux armes de la ville, qui lui était fourni aux frais du trésor, et qu'il était obligé de revêtir (59) quand il se rendait auprès des autorités, puis, après avoir chargé un de ses aides d'aller nettoyer une cellule au Walkenthurm, il se dirigea du côté de la place Saint-Étienne.
" Vous voilà déjà, lui cria le valet de ville, il y a du gibier ici pour le Schinder, venez, je vais vous introduire chez le syndic. "

On voit bien, sur ce plan, que la ville était entourée de murailles au 17ème siècle

Arrivés devant la porte de la chancellerie, le bas-officier de justice ouvrit la porte et laissa le bourreau entrer seul. Le Stattschriber était toujours assis à la même place et, en entendant la porte s'ouvrir, tourna légèrement la tête, et sans mot dire acheva son travail. Après quelques instants, pendant lesquels le bourreau se tenait immobile près de la porte : "Tu vas prendre, dit alors le syndic à ce dernier, le prisonnier que tu as dû voir en passant. Il est assis sur le petit banc près du couloir, et gardé par Diebold Biberlin, notre bourgeois ; vous le conduirez à vous deux au Walkenthurm, et vous le jetterez dans les fers. Quant à sa nourriture, tu auras à la fournir suivant l'ancienne coutume. Mais je tiens à te prévenir, que si tu continues à nourrir mal les prisonniers, on te supprimera les six schillings qui te reviennent de droit par repas. Comme il y a beaucoup de monde sur la place, et que je veux éviter les attroupements, vous passerez par derrière ; faites bonne garde quant au prisonnier, car vous m'en répondez sur votre tête."

L'Amtsknecht qui était entré dans la salle entretemps, précéda le bourreau, et les deux hommes trouvèrent Fischlin et son gardien assis , comme le syndic le leur avait dit, sur le petit banc, placé près du passage. "Ah ! dit le bourreau en s'avançant, c'est toi, Diebold, qui as fait cette bonne capture et qui as pincé ce juif ; ce fait est certainement unique dans les annales de la ville, et je m'étonne même que Fischlin ait eu le courage de commettre (60) ce crime. Allons ! en route, cria-t-il, et toi, juif, ne fais pas d'histoires, et surtout ne crie pas, car sans cela le haillon aura raison de tes plaintes." Et il poussa durement devant lui le malheureux qui était presque inanimé , puis les trois hommes prirent le chemin indiqué par le syndic, et se dirigèrent du côté du Walkenthurm.

En approchant de cette forteresse, qui était la prison la plus redoutée de la ville , le malheureux Fischlin sembla revenir à lui, et fit des efforts désespérés pour se débarrasser de ses liens. Mais en vain, car Diebold Biberlin et le bourreau se saisirent de lui, le firent entrer violemment et refermèrent la porte derrière lui. Après avoir suivi un couloir humide, dans lequel régnait une demi-obscurité, les trois hommes arrivèrent devant une petite porte basse , par laquelle le bourreau fit passer le prisonnier , qui se trouvait alors dans sa cellule. Après avoir poussé les verroux : - Il aura beau se lamenter, dit le bourreau à son compagnon, en refermant soigneusement la grande porte de la tour, personne ne l'entendra. Du reste, à quoi cela pourrait-il lui servir, il est le seul hôte de ces lieux, car les deux bourgeois, Jacob Schertlin et Jerg Grenzinger, qui avaient été punis de huit jours de prison pour avoir pêché la nuit dans les fossés de la ville, en sont sortis hier. Je vais de ce pas prévenir ma femme, qu'elle ait à préparer le repas du prisonnier pour midi. Je lui recommanderai de mieux soigner les mets, car, depuis que les ouvriers de la ville se sont plaints en haut lieu d'être mal nourris par l'Amtsknecht Mürer, qui, depuis la mort de Peter Sutter, remplit en même temps les fonctions de Stubenknecht (61), on risque fort de voir apparaître à l'improviste Jacob Schoen l'inspecteur (62).3
- Mais vous n'avez probablement pas pensé que les juifs ne mangent que des mets Koscher, et que ceux que nous leurs donnons sont Treife. Que ferez-vous donc, si Fischlin refuse de prendre toute nourriture ? Et, il le fera, vous pouvez en être sûr, car les juifs sont très fervents et tiennent à leur religion, dont ils suivent les préceptes à la lettre. Du reste, vous savez que nos pasteurs nous les citent très souvent comme exemple.
- S'il ne mange pas, lui répondit le bourreau, j'avertirai tout bonnement le bourgmestre. Je vous assure en tout cas que si la chose dépendait de moi, je le forcerais bien à prendre la nourriture des prisonniers. Mais, quand on a des magistrats comme les nôtres, qui sont si jaloux de leur pouvoir, il faut obéir aveuglément et se taire. Moi, qui suis originaire du comté de Wangen, qui appartient à une famille noble de la Basse-Alsace, je ne vous cacherai pas que nos bourgeois de là-bas sont plus libres qu'ici, et paient même beaucoup moins d'impôts que nous. Donc notre soi-disant liberté n'existe que de nom ; aussi, depuis quelque temps, bon nombre d'habitants de la ville sont mécontents de cet état de choses.
- Je ne suis pas tout-à-fait de votre avis, lui répliqua vivement Biberlin. Les impôts que nous payons sont, comme vous le dites, lourds et font des mécontents, mais, en compensation de tous nos sacrifices, nous avons aussi la perspective d'être soutenus aux frais de la ville, si par un malheur quelconque nous devenions incapables de travailler. Nous avons encore bien d'autres privilèges (63)  que vous n'avez pas, et qui nous viennent encore des empereurs. Voilà mon point de vue, le vôtre n'est pas le même, je le sais et je le comprends ; car votre profession vous empêche d'être, jusqu'à présent du moins, élevé au rang de bourgeois (64).  Il faut pour vos fonctions que vous soyez étranger. Mais assez causé; nous voilà arrivés près de la place Saint-Étienne ; continuez votre chemin tout seul, car si ma femme Rosina, la soeur de Hans Grosheintz, le Salzmesser (65), que je vois dans ma boutique, m'apercevait en votre compagnie, elle aurait une peur terrible que vous me portiez malheur.

Le bourreau continua son chemin en ricanant. Les dernières paroles de Diebold Biberlin ne l'étonnaient pas, il se savait craint et n'ignorait pas que tout le monde l'évitait autant que possible. Néanmoins il escomptait déjà le profit que la prochaine exécution lui rapporterait. Lorsqu'il traversa la place Saint-Étienne, dix heures sonnèrent au beffroi de la tour.
"Je ferai peut-être bien d'aller encore du côté de Brunstatt pour voir s'il ne manque rien au gibet, depuis trop longtemps au repos, depuis que le glaive est à l'ordre du jour."
Tout en continuant à faire encore d'autres réflexions concernant sa lugubre charge, Hans Hummel arriva à l'extrême frontière du ban de Mulhouse, près du Tiefen Graben. C'est là qu'était dressé le gibet de Mulhouse et vis-à-vis, sur le Galgenberg (66), le signe patibulaire des nobles de Brunstatt. Deux corps se balançaient à ce dernier, beaucoup plus employé que celui de Mulhouse, car les mœurs maintenant adoucies de la ville y rendaient les exécutions moins nombreuses.
Quand le bourreau eut terminé son inspection, il reprit le chemin de la ville et rentra chez lui au moment où la cloche sonnait l'heure de midi (67).

© A . S . I . J . A .