Au printemps 1945… de nouveaux juifs pour une nouvelle Communauté ?
par Jean-Bernard LANG
Extrait du BULLETIN DE LA COMMUNAUTÉ DE METZ, n° 92, avril 1999, Pessah 5739
(les sous-titres sont de la Rédaction du site)


Office dans la synagogue de Metz au lendemain de la seconde guerre mondiale
Retour des dirigeants communautaires


Le grand rabbin Nathan Netter


Salomon Binn, ministre officiant

Après sa libération le 22 novembre 1944, Metz offrait l'allure d'une ville sinistrée, non seulement à cause des nombreuses destructions entraînées par les combats sporadiques qu'avaient livrés la garnison allemande, mais aussi par les changements démographiques que la guerre avait imposés. Beaucoup de Messins, francophiles, avaient été expulsés. Au cours de cet hiver 1944-45, ils revenaient peu à peu, et dès décembre 1944, l'ancien maire, Gabriel Hocquard, reprenait ses fonctions. Il en allait de même pour la Communauté israélite. Son grand rabbin, Nathan Netter, auguste vieillard de près de 80 ans, avait échappé à la mort et venait reprendre son poste.

Né en Alsace en 1866, le grand rabbin, célèbre pour un accent alsacien (il était né à Niedernai) dont il n'avait jamais pu se débarrasser, était le stéréotype même de ces rabbins de la fin du 19ème siècle, voulus par le Sanhédrin de Napoléon, et mis peu à peu enplace par les Consistoires. Erudit (les mauvaises langues disaient, surtout en matières profanes), historien, écrivain, il avait de la pratique de la religion une vision un peu esthétique qui lui faisait penser qu'un service religieux attire au "temple" une foule d'autant plus grande que le spectacle est beau. D'où sa fierté d'avoir des organistes talentueux et des chœurs mixtes dignes des meilleures formations. Cet homme respecté par les uns, controversé par les autres, avait cependant son talon d'Achille.

Rabbin de Metz depuis 1900, on lui reprochait, en ces temps de patriotisme sourcilleux, d'avoir eu de trop bonnes relations avec les représentants du Kaiser Guillaume, ce dont il se défendit constamment avec indignation. On aurait pu cependant lui faire d'autres griefs puisque les immigrants qui commencèrent à affluer dès 1909, à cette époque de Galicie, l'accusaient de partager l'aversion que les Juifs lorrains portaient aux nouveaux venus, aversion qu'ils étendirent après la première guerre mondiale à tous ceux qui fuyaient la Pologne, la Lituanie ou la Russie à la recherche d'un refuge. Il est cependant nécessaire de nuancer. Le modèle tant décrié aujourd'hui des "Français israélites" avait sa grandeur. En un siècle et demi, les Juifs lorrains (et alsaciens) étaient passés de la besace du colporteur au magasin à la mode quand ce n'était pas au cabinet médical ou à l'étude de l'avocat. Ils avaient la conviction (que Vichy allait mettre tragiquement en pièces) que leur intégration à la société française allait tôt ou tard faire disparaître l'antisémitisme, et lors des deux guerres, ils avaient fait preuve d'un patriotisme intransigeant. L'arrivée des Juifs de l'Est les inquiétait car ils craignaient confusément que leur altérité, la distance qui les séparait de la langue et de la culture française, ne soient un terreau sur lequel irait croissant une xénophobie qui finirait par les entraîner dans la même opprobre, ruinant ainsi tant d'efforts. Ils n'avaient d'ailleurs pas tout à fait tort, rappelons-nous de la manière dont la propagande nazie utilisa en 1944 les noms étrangers des résistants de la M.O.I. dans "L'affiche rouge".

De fait le grand rabbin avait des amis d'origine polonaise, les clivages étant d'autant, sinon plus, d'ordre linguistique et sociaux qu'"ethniques". Ce fut lui, conscient des différences de rites entre Polonais et Lorrains qui encouragea la création de la synagogue Adath Yeshouroun confiée avant la seconde guerre mondiale au Rav Kahlenberg, malheureusement mort en déportation.

Quant à la pratique religieuse, il ne faut pas oublier qu'environ 30 % des Juifs messins avaient opté pour la France après 1871 et avaient quitté la ville. Ils avaient été remplacés par des Juifs allemands, fonctionnaires, industriels ou commerçants, le plus souvent assimilés, qui prônaient un judaïsme "moderniste" à la mode en Allemagne à cette époque. En France aussi d'ailleurs, ce dernier avait séduit certains membres du Consistoire central, mais il choquait trop les habitudes des fidèles alsaciens et lorrains des petites localités pour être accepté. Il est incontestable que le rrand rabbin Netter avait été influencé par ces lointains ancêtres des "juifs libéraux".
Il n'était d'ailleurs pas le seul. Avec lui, se réinstallait le 'hazan Salomon Binn, pourtant d'origine polonaise, mais ayant appris la liturgie "occidentale" au Luxembourg. Il officiait à Metz depuis les années 1920. Ministre officiant et chef de chœur unanimement apprécié, c'était lui le "metteur en scène" des offices magnifiques dont la Communauté était légitimement fière.
Le troisième homme de cette "troïka" était l'inamovible Eugène Weill, président de la Communauté. Moins âgé que le grand rabbin, il avait cependant déjà largement dépassé la soixantaine et il était en fonction depuis 1926... lui aussi passait pour ne pas apprécier outre mesure ses coreligionnaires d'Europe orientale.

Ces hommes reprennent donc tout bonnement leurs fonctions, la parenthèse de ce qu'ils appellent "l'exil" refermée. Comme beaucoup, ils ne se rendent pas immédiatement compte du drame sanglant auquel ils ont eu le privilège d'échapper. Le deuxième rabbin de la communauté, Elie Bloch, a été déporté pour avoir voulu jusqu'au bout se dévouer à sa mission : porter assistance aux Juifs messins d'origine étrangère ou apatrides internés à Poitiers. Mais en août 1945, il n'est que "porté disparu" et l'on espère encore son retour, de sorte que la proposition de Netter de nommer le Rabbin Robert Dreyfus, alors en poste à Haguenau, sera écartée comme prématurée.

Les fidèles rentrent peu à peu, mais pas tous. Certains se sont durablement intégrés dans leur région d'accueil et ne reviendront jamais. On n'a alors aucune idée des pertes en vies humaines perpétrées par la sanglante faux du nazisme.

Eugène Weill (à dr.), président de la Communauté, accueille MM. Dubois, préfet de Moselle,
et Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères

Rétablissement des structures communautaires

La première tâche va être de remettre debout les structures communautaires. La première réunion de l'après-guerre se tient le 27 mai 1945, quelques jours seulement après l'armistice. Eugène Weill et ses quatre administrateurs examinent une situation qui est tragique sur le plan financier puisque les sommes qu'ils ont en caisse ne couvrent les dépenses de fonctionnement (salaires du rabbin, du 'hazan, du secrétaire, etc.) que pour un trimestre. Le président, très conscient que la guerre a bouleversé les bases sur lesquelles s'établissait jadis la taxation, fait adopter l'idée que chaque membre de l'administration (ils sont cinq) ira négocier avec environ vingt chefs de famille afin d'établir avec chacun une nouvelle base de participation financière volontaire. On estime donc à ce moment qu'il y a une centaine de familles juives dans la ville. Parallèlement, on lance des démarches en direction de la mairie pour qu'elle procède à l'enlèvement du vieux mobilier et des autres objets hétéroclites qui sont entreposés dans la synagogue qui, de ce fait, n'est pas utilisable en l'état. On déplore aussi, signe des temps, le peu d'assiduité des fidèles aux offices (manque fréquent de mynian) et la faible quantité de ménages exigeant de la viande abattue rituellement, ce qui empêche une boucherie cachère de fonctionner dans des conditions économiques satisfaisantes.

Finalement, il sera du mérite d'Eugène Weill de résoudre la crise financière. Ayant résidé à Lyon pendant la durée de la guerre et y ayant noué des attaches, il obtiendra deux dons importants en provenance de cette ville, un du Consistoire du Rhône, et un autre d'un généreux donateur. La situation financière sera définitivement assainie à la suite d'un accord passé en septembre 1945 entre l'Administration et la Ville de Metz. En 1924 en effet, la Communauté avait acheté route de Strasbourg, à côté du cimetière de l'Est, un terrain assez important (1 ha 75 a) afin d'y créer un nouveau cimetière, celui de Chambière étant trop petit pour envisager de l'utiliser longtemps. En attendant, la ville louait ce terrain aux termes d'un bail qui était venu à expiration en 1939. L'Hôtel de Ville proposa alors, en échange de la poursuite de la location, de prêter à l'Administration, à titre gracieux, la somme considérable de 500 000 F ce qui permit à la Communauté de démarrer enfin ses activités.

Fusion des deux communautés

Une autre tâche s'imposait, tout aussi nécessaire, indispensable même, celle de la fusion des deux communautés, séparées depuis l'avant-guerre par des différences que la lente perception de la Shoah rendait dérisoire. L'atroce réalité de celle-ci, en effet, était bien mieux perçue chez les adhérents de la "communauté polonaise" alias Knesseth Israël ou Adath Yeshouroun, où malheureusement on mesurait mieux, pour avoir été le gibier de prédilection tant des nazis que de Vichy, l'étendue du massacre. Cette Communauté, qui se sentait un peu marginale au milieu de ses coreligionnaires, n'avait pas toujours été soudée. Elle était née avant la guerre de 1914 lorsque certains Juifs originaires de Galicie, et donc sujets autrichiens, étaient arrivés à Metz, à l'époque l'extrême occident de l'Empire allemand. Des accords spéciaux négociés alors entre les Gouvernements de Berlin et de Vienne dans le cadre de leur alliance, favorisaient les déplacements de leurs sujets respectifs sur l'étendue des deux territoires (ainsi Hitler, sujet autrichien, qui s'installa à Münich en 1912).

Allocution du Rav Heiselbeck lors d'une remise officielle d'un Sefer Torah a Adass Yechouroun
La Galicie, province pauvre de l'Autriche-Hongrie, arrachée à la Pologne à la fin du 18ème siècle, était polonaise à l'ouest (Cracovie), ukrainienne (on disait Ruthène) à l'est (Lemberg, aujourd'hui Lvov). Dans cette province presqu'entièrement rurale, où dominaient les grands domaines des magnats, les Juifs, très nombreux, vivaient le plus souvent dans la misère la plus abjecte mais avaient au moins un privilège sur leurs frères de la Pologne russe voisine : ils recevaient, sur un pied d'égalité avec les autres peuples de Galicie, l'enseignement dispensé en langue allemande, alors qu'en Russie le numerus clausus empêchait les Juifs d'accéder à l'éducation profane. Lorsqu'à la fin du 19ème siècle, la misère grandit encore du fait de la surpopulation, les éléments les plus courageux décidèrent de partir à la recherche d'une vie plus décente en utilisant les seuls avantages qu'ils possédaient : la pratique plus ou moins accomplie de l'allemand (bien entendu, leur véritable idiome restait le yiddisch) et leur passeport austro-hongrois qui pouvait leur faciliter le passage en Allemagne. Ils essayaient le plus souvent de se fixer à Prague, à Vienne, à Francfort ou à Berlin. D'autres tentaient leur chance dans des villes plus petites mais tous, encore très attachés aux traditions religieuses recherchaient une localité disposant d'une communauté, d'une synagoque, d'un enseignement religieux, d'un bain rituel, etc. C'était le cas à Metz, où certains semblaient avoir déjà suffisamment de moyens pour s'installer dans les nouveaux quartiers construits autour de la gare, à une époque où l'ancienne rue des Juifs (rue de l'Arsenal) était dans un tel état d'insalubrité qu'elle n'était plus habitée que par un prolétariat inquiétant, en majorité non-juif d'ailleurs, parfois même contaminé par l'antisémitisme. Pis encore était le sort des maisons de l'ancien ghetto qui donnaient sur le quai du Rimport, elles avaient été transformées en maisons closes... D'ailleurs les autorités, tant juives qu'impériales, envisageaient sérieusement le transfert de la synagogue, bâtie pourtant à peine cinquante ans plus tôt, vers un quartier plus sûr.

Toute autre est l'immigration qui commence vers 1920 en provenance pour l'essentiel de la Pologne ex-russe. Certains Juifs partent, chassés par la misère atavique (l'émigration, notamment vers l'Amérique a débuté vers 1880/90), d'autres sont allés travailler en Allemagne, parfois après avoir été capturés sous l'uniforme russe après l'occupation du pays par l'armée du Kaiser en 1915, et plus tard, sont passés en France. D'autres enfin ont été recrutés sur place à partir de 1919 par des commissions françaises chargées d'embaucher des travailleurs. C'est que la France est exsangue après la mort d'un million et demi d'hommes et l'invalidité plus ou moins grande de près du double. Il faut reconstruire, et les industriels comme le Gouvernement, ouvrent largement les portes aux étrangers.

C'est ainsi que des juifs polonais arrivent en Lorraine comme trente ans plus tard le feront les musulmans d'Afrique du Nord. Ces hommes et ces femmes arrivent d'un autre monde, d'un monde impitoyable où, pour survivre, puisqu'on n'a pas la force, il faut utiliser la ruse. Ils se logent comme ils le peuvent dans les locaux vétustes de la rue de l'Arsenal, au moins jusqu'en 1931, date à laquelle ce quartier déclaré insalubre sera démoli, et dans les rue voisines, la rue des Jardins ou le quartier du Pontiffroy notamment. Pour certains, la place d'Armes est une frontière que l'on ne franchit pas, celle qui sépare la ville des pauvres de celle des nantis. A 150 ans près, ces Juifs sont accusés par la vox populi des mêmes vices que les autochtones l'étaient avant la Révolution française  : malhonnêteté "congénitale", avidité au gain, dureté envers les non Juifs, ruse, déloyauté, absence du sens de l'honneur etc... Les Juifs autochtones, qui avaient tant fait pour échapper au terrible héritage, voient resurgir l'image de Shylock, ce qui explique la tiédeur de leur accueil. Ajoutez à cela les clivages religieux, voire politiques.

Les Juifs français sont des traditionnalistes un peu tièdes et politiquement plutôt au centre-gauche. Ce n'est pas le rad'soc "cassoulet" comme dans le Sud-Ouest, plutôt le rad'soc "Yete fesch" à ne pas confondre avec le "gefultes fisch" polonais ! Les nouveaux venus, eux, sont souvent politisés. Certains sont d'ailleurs presque totalement déjudaïsés, religieusement sinon socialement, et militent dans les rangs du Parti communiste. C'est surtout le cas au Pontiffroy où vivent les bal melou'h, tailleurs, cordonniers, artisans de touts genres. Alors que pratiquement le seul lieu où se rencontrent jeunes polonais et jeunes lorrains sont les EIF, ils ont leur propre organisation de jeunesse, les "Amis de l'enfant", lisent la Naïe Presse au lieu de la Parizer  Haynd et ne fréquentent guère les offices. D'autres, les Bundistes, d'ailleurs peu nombreux à Metz, souhaitent la naissance d'un "socialisme juif". Il y a ceux qui sont attirés par le sionisme, et d'autres enfin, restés religieux, qui se scandalisent des pratiques cultuelles des Alsaciens-Lorrains, et surtout des orgues et des choeurs mixtes.


Me Paul Lazarus, président de la
Communauté de Metz de 1966 à 1988
(Photo A. Rieger)
 
M. Henri Lévy, président de la
Communauté de Metz de 1960 à 1966
(Photo A. Rieger)
Décimés, meurtris après la Shoah dont, mieux que les autochtones, ils tirent les conséquences, les Juifs est-européens ont su les premiers surmonter leurs propres différences. Les premiers "mariages mixtes" ont été ceux qui unissaient des familles "galiciennes" aux "polonaises". Ils ont le vif sentiment d'être des survivants. Dans son livre Vingt siècles d'Histoire d'une communauté juive, le grand rabbin Netter affirme qu'à la veille de la seconde guerre mondiale, près de 600 familles de l'Est vivent à Metz. Le chiffre semble important, peut-être y a-t-on compté tous ceux qui ne faisaient que transiter par Metz et y séjournaient pendant un temps plus ou moins long avant de repartir tenter de se fixer ailleurs. Au retour, en 1945, il semble qu'il n'y ait guère plus de 3 à 400 personnes. Ces derniers, sous la direction d'hommes éminents comme MM. Prager et Fuhrmann, reconstituent leur communauté, remettent en état leur synagogue, organisent la collecte des fonds nécessaires, font venir de Suisse le Rav Heiselbeck, rabbin orthodoxe, érudit et .... latiniste. De son côté, à la même époque, la communauté "officielle" compte 304 électeurs inscrits (en 1959).

A l'aube d'une nouvelle ère

La crise était surmontée, une nouvelle ère s'annonçait. Elle se caractérisera par la part de responsabilités  de plus en plus importante prise par nos coreligionnaires d'origine est-européenne, dont la communauté finit par fusionner avec l'officielle, en fait plus sur le plan administratif et financier que sur celui du rite et de l'observance. Cette séance du 22 janvier 1959, après les élections de décembre 1958, fut à juste titre qualifiée de solennelle et d'historique. Y assistaient : Lucien Cahen, doyen d'âge et Président de séance, Henri Lévy, Vice-président de l'Administration sortante, Nathan Prager, ancien Président de la Knesseth, Rudolf Bergman, Sylvain Binn, Joseph Eilstein, Hirsch Erbsman, Zwi Heger, Maurice Honigbaum, Paul Lazarus, Jean Lévy, Oscar Lévy, Marc Rieger, Samuel Radot et Julien Picard.

Et peu à peu s'opéra lentement, sous leur influence, et grâce à l'appui d'un rabbinat de moins en moins tenté par le modèle du "Français Israélite", un retour à plus de rigueur dans l'exercice de la religion (suppression ultérieure de l'orgue et du choeur mixte, enseignement biblique et talmudique plus poussés, etc.). Au-delà des différences, cette fusion, dans laquelle Paul Lazarus joua un rôle de premier plan, fut un pas vers l'unité du peuple juif, mais elle ne se fit pas sans douleur. Il fallut pour cela surmonter aussi bien les vieilles méfiances que les vieilles rancunes, oublier l'arrogance des uns et le mépris des autres de sorte qu'elle fut le fait des éléments les plus dynamiques et les plus jeunes de l'époque, ceux qui s'étaient rendu enfin compte que les vieux clivages étaient devenus non seulement ridicules mais nuisibles à la nécessaire solidarité.


© A . S . I . J . A .