LIQUIDATION DES DETTES
DE L'ANCIENNE COMMUNAUTÉ JUIVE DE METZ (1)
par Maurice ARON
Nîmes, août 1882
(les sous-titres sont de la Rédaction du site)



Exécutoire de la taxe Brancas

Le 31 décembre 1745, le Régent octroya au duc de Brancas et à Madame Fontète (alias Fontaine) la faveur de prélever une taxe annuelle de vingt mille livres, sur les Juifs de Metz et du plat pays (2). Cette taxe était connue sous le nom de "droit d'habitation, de protection et de tolérance". Primitivement de quarante mille livres, elle avait été réduite à vingt mille sur les instances réitérées et toujours plus pressantes des Juifs de Metz. La charge nouvelle qu'elle leur imposait était assez lourde encore, surtout si l'on se rappelle les fortes redevances que payait, aussi annuellement, la communauté juive de Metz au Commandant militaire, au Premier Président, à l'Intendant de la province et à leurs subalternes. La Révolution mit fin à ces vexations : le 20 juillet 1190, l'Assemblée nationale décréta la suppression des droits d'habitation, de protection, de tolérance. et de redevances semblables sur les Juifs" (3).

L'Assemblée cependant n'établit pas une égalité absolue entre les Israélites et leurs concitoyens des autres cultes ; elle supprima, il est vrai (octobre 1790), les corporations et les communautés religieuses considérées elles aussi, comme des corporations. Mais, tandis qu'elle déclarait nationales les dettes et les propriétés des communautés catholiques, elle refusait de se charger de celles des communautés juives. Voici comment s'exprime une pétition au Conseil d'Etat (4) : "On rendra à la communauté des Juifs de Metz la justice de dire, qu'à l'époque de la suppression des corporations, elle a présenté son état de situation au Corps législatif ; et en abandonnant tout ce qu'elle possédait, elle a demandé à être affranchie de ce qu'elle pouvait devoir ; mais leurs créanciers ont tellement sollicité, qu'ils sont parvenus à faire prononcer un ordre du jour sur la demande de la Communauté des Juifs de Metz" (5).

Cette situation exceptionnelle faite aux Juifs créa de sérieuses difficultés à la Communauté de Metz et fit naître de nombreuses contestations entre elle et les autres communautés de la Lorraine. Pour alléger les charges des Juifs de Metz, les syndics de la communauté avaient dressé un état de répartition de la dette, dans lequel ils avaient compris non seulement les Juifs de Metz, mais encore tous les membres des communautés du plat pays, c'est-à-dire de toute la Lorraine. A chacune de ces communautés, et sans que rien ne semblât les y autoriser, ils imposèrent une part à payer de la dette qu'ils appelaient "dette commune à tous les Juifs du plat pays". Cet état de répartition avait pour titre : Sommes que les Juifs, établis dans plusieurs villes et communautés du département,. doivent payer annuellement, à compter du premier janvier de la même année, pour subvenir, conjointement avec les juifs de la communauté de Metz, à l'acquittement des dettes auxquelles la dite communauté est attenue (6). Il provoqua, dès sa publication, des différends entre la communauté métropole de Metz et les autres communautés du plat pays. Celles-ci refusèrent de participer à l'acquittement des dettes des Juifs de Metz, qui avaient atteint, en 1789, le chiffre, considérable pour l'époque, de près de quatre cent quarante mille francs. Dans cette somme figurait également la redevance annuelle de vingt mille livres au duc de Brancas. Nous analyserons ici des documents que nous avons retrouvés parmi d'autres papiers de famille et qui racontent ces contestations entre les Juifs de Metz et ceux du plat pays.

L'opposition des Juifs de Phalsbourg

La communauté de Phalsbourg réclama la première, mais les des Juifs de Metz repoussèrent ses plaintes, et, pour donner un caractère légal et exécutoire à leur état, ils s'adressèrent au Gouverneur de la Généralité de Metz - alors M. de Pont -. Le 24 décembre 1789, ils obtinrent de ce fonctionnaire une ordonnance mise au bas de ce même état et conçue en ces termes : "A permis (l'Intendant) de contraindre ceux (les Juifs) de Phalsbourg et autres au payement des sommes pour lesquelles ils s'y trouvent compris" (7).

Les Juifs de Phalsbourg formèrent opposition à l'exécution de cette ordonnance, prétendant que "la somme de vingt mille livres, concédée jusqu'alors à la maison de Brancas, étant l'objet de cette répartition, ils n'étaient pas dans le cas de faire le payement de la partie qu'ils en avaient jusqu'alors supportée, attendu qu'il existait procès au Châtelet de Paris au sujet de cette redevance dont le payement était interrompu par cette instance ; en conséquence, elle (la Communauté de Phalsbourg) a conclu à ce qu'il fût sursis à la levée de l'imposition, jusqu'à la décision du procès" (8).

De son côté, la communauté de Metz, forte de l'ordonnance de l'Intendant , poursuivit activement le payement de la quotité afférente à celle de Phalsbourg, en soutenant que "dans l'incertitude de l'événement du procès, la levée de l'imposition ne devait pas être suspendue ni arrêtée, parce qu'en cas de succès de la part de la maison de Brancas, elle (la communauté) se trouverait exposée à la contrainte pour tous les arrérages, et, au cas contraire, elle offre de faire état à la communauté des Juifs de Phalsbourg de ce qu'elle aurait perdu pour l'objet de la même contribution (9)." De plus, les syndics des Juifs de Metz recourent de nouveau à l'intervention de M. de Pont, qui accueille "avec raison les moyens de la communauté de Metz" et rend, le ler juillet 1790, une seconde ordonnance dont voici les termes : Nous, sans avoir égard, quant à présent, aux fins de ladite Requête (celle des Juifs de Phalsbourg) ordonnons que notre ordonnance du 24 décembre dernier soit exécutée suivant sa forme et teneur, sous la réserve néanmoins des droits et prétentions des suppliants (les Juifs de Phalsbourg) à faire valoir en temps et lieu" (10).

Cette nouvelle décision de l'Intendant n'était qu'un "jugement de provision et de circonstance" accordé à la Communauté de Metz. Sans tenir compte du décret de l'Assemblée nationale, du 20 juillet 1190, qui avait suivi de près l'ordonnance de M. de Pont et qui non seulement abolissait toutes les redevances sur les Juifs, mais stipulait encore expressément "qu'il ne serait accordé aucune indemnité pour le concessionnaire et possesseur actuel de ces redevances ; qu'il ne pourra être exigé aucuns arrérages desdites redevances et que les poursuites qui seraient exercées pour raison d'y ceux soient et demeurent éteintes" (11), les syndics des Juifs de Metz, se fondant sur l'ordonnance de l'Intendant du ler juillet, font, le 4 novembre 1790, asseoir saisie et exécution sur les meubles et effets d'Alexandre Aron, juif de Phalsbourg ; 1° pour une somme de cent quarante-quatre livres, faisant le montant de sa cotte de l'année, échue le 1er janvier 1790 ; 2° pour la somme de cent huit livres, pour trois quartiers de sa cotte, échue le 1er octobre de la même année" (12).

Alexandre Aron, sans doute l'administrateur ou le syndic responsable de la communauté de Phalsbourg, "forme, collectivement avec sa communauté, opposition à cette saisie". Il s'adresse au Directoire du district de Sarrebourg, se réclame du décret de l'Assemblée Nationale du 20 juillet et obtient, temporairement du moins, gain de cause. Voici le prononcé du jugement de ce Directoire (13).

Le Directoire du District de Sarrebourg, ouï le Procureur Syndic, a déclaré Alexandre Aron, ensemble la Communauté des Juifs de Phalsbourg, déchargée de toute contribution, à raison de la redevance, ci-devant concédée A la maison de Brancas et de tous arrérages d'ycelle, abolis par la loi du 20 juillet 1790, A reçu l'opposition formée à la saisie et exécution, faite des meubles et effets d'Alexandre Aron, Juif de la même ville, le 4 novembre dernier, à la requête des Juifs de la Communauté de la ville de Metz. Y faisant droit, a déclaré ladite saisie nulle et de nul effet, a fait pleine et entière main levée au dit Alexandre Aron, sauf à la dite Communauté des Juifs de Metz ; à se pourvoir autrement duement, tant pour raison de l'imposition de l'Industrie que de toutes autres charges légitimes qui peuvent lui être communes avec les Juifs de la ville de Phalsbourg et autres, à l'effet de foire régler et répartir le montant de ce que chacune desdites doit en supporter pour les années 1789 et 1790, et sauf pareillement à ladite communauté des Juifs de la ville de Metz, à se pourvoir autrement duement par devant qui il appartiendra à raison de tous droits et actions qui peuvent lui être imputés, relativement aux dettes et engagements, rentes et arrérages d'yceux qui peuvent lui être communes avec la Communauté des Juifs de Phalsbourg, à l'effet de parvenir à leur reconnaissance et liquidation, les deffenses au contraire réservées (14)".

L'opposition formée par Alexandre Aron contre le recouvrement des deux sommes de 144 et de 108 livres portait également contre la prétention des syndics de Metz demandant à la communauté de Phalsbourg le payement de six mille livres, Cette somme représentait la part à payer par les Juifs de Phalsbourg pour liquider la dette de quatre cent quarante mille livres, contracte par la communauté de Metz. Sur ce point encore, le Directoire du district de Sarrebourg est favorable à la communauté plaignante de Phalsbourg ; considérant (15), dit-il, que cette communauté (de Metz) est encore moins fondée à englober, dans ces rôles, comme l'état par elle produit l'indique, une somme annuelle de six mille livres, pour étrennes aux gouverneurs, aux officiers des Juridictions et du militaire, contre la prohibition expresse de la loi du 29 novembre 1790" (16).

Tous ces détails nous sont fournis par un manuscrit in-folio de quatorze pages et six lignes, ayant pour titre : Extrait des registres du Directoire du district de Sarrebourg, du 23 février 1791. Il se termine par ces mots : Fait et délibéré à Sarrebourg, les jour, mois et an que dessus, par les administrateurs composant le Directoire du district de Sarrebourg, signés : SAIMTIGNON, président, BÉNÉ, HENRIET, BOILEAU, HANZO, LEVASSEUR, procureur syndic, et MOURER. - Collationné, MOURER." Sur la couverture on lit le détail des frais de l'instance faite par la communauté de Phalsbourg, et qui se montent à 88 livres 95 sols.

Les communautés juives de Moselle se joignent à l'opposition

Cette décision du Directoire du district de Sarrebourg n'était pas, on l'a vu par le prononcé de son jugement, sans appel. Aussi la communauté de Metz passe outre et requiert l'exécution des ordonnances de M. de Pont contre la communauté de Phalsbourg et contre les autres communautés qui refusaient de payer la somme pour laquelle elles étaient comprises dans l'état de répartition dressé par ses syndics.

L'Assemblée nationale se préoccupa alors d'une situation qui tendait à s'éterniser et, le 20 mai 1791, elle décréta, sur le rapport de son Comité des finances, que "provisoirement toutes les contestations qui pourraient résulter du rôle fait par les Juifs de Metz, en recouvrement de la somme de quatre cent vingt-neuf mille sept cent trente-sept livres douze sous six deniers, sur tous ceux qu'ils prétendent être contribuables dans ledit rôle, ainsi que celles qui pourraient naître des autres rôles à faire pour les charges qui leur sont propres, seront portées par devant le Directoire du district de Metz, département de la Moselle, pour y être statué sur l'avis de la municipalité, sauf à faire prononcer en dernier ressort par le département, s'il y a lieu, les nouveaux rôles seront visées par le seul Directoire du district de Metz" (17).

Les Juifs de Nancy réclamèrent les premiers contre ce décret provisoire, et adressèrent à l'Assemblée nationale une pétition par laquelle ils demandèrent à n'être pas compris dans le rôle des syndics des Juifs du Metz, n'ayant jamais été membres de cette communauté. Les Juifs de la sous-préfecture de Thionville, ceux de Phalsbourg, Sarrebourg, Bourscheid et Mittelbronn firent de même. Les documents que nous possédons nous apprennent la marche que suivirent ces dernières communautés pour s'opposer à l'exécution du décret. Avant de les étudier, il est utile d'en donner ici la description. Ces documents, au nombre de six, sont les suivants :

  1. Un manuscrit in-folio de huit pages. Il commence par ces mots : "Le Conseil soussigné, qui a lu le mémoire à consulter pour les citoyens français, sectateurs de la loy de Moïse, établis sur l'arrondissement de la sous-préfecture de Thionville, département de la Mozelle (sic), et les pièces à l'appui : Estime, etc." A la fin : "Délibéré à Paris, le quinze floréal, an neuf (4 mai1801) par nous, anciens jurés soussignés. — Signé : DUMESNIL-MERVILLE, FEREY" (18).
  2. Un in-quarto imprimé, de 15 pages, avec ce titre : Pétition aux citoyens, conseillers d'Etat, membres de la section de l'Intérieur. Ce texte commence ainsi : "Citoyens conseillers d'Etat, les citoyens français, sectateurs de la loi de Moïse, établis dans l'arrondissement de la sous-préfecture de Thionville, département de la Moselle, représentent aux citoyens conseillers d'Etat, membres de la section de l'Intérieur, que les pétitionnaires, formant environ quatre cents familles sont forcés, pour prévenir la ruine totale dont elles sont menacées, de recourir à votre autorité, contre les arrêtés tant de l'administration centrale du département de la Moselle que du préfet de ce département, qui ont rendu exécutoire contre eux un prétendu Rôle dont le montant s'élève à plus de quatre cent mille francs." A la fin de la Pétition, on lit : "Signé : MAYER LEVY, l'un des pétitionnaires, fondé de pouvoir des autres pétitionnaires." Une ligne plus bas : "Le cit. DUMESNIL-MERVILLE, conseil." In fine : De l'imprimerie Demonville, rue Christine, n° 12."
    Cette pétition n'a point de date, elle est signée, comme la pièce précédente, par le citoyen Dumesnil-Merville, qui fut sans doute l'inspirateur et le rédacteur de ces documents ; nous pouvons donc, sans crainte de nous tromper, donner à la pétition la date du manuscrit précédent, c'est-à-dire celle du 15 floréal an neuf (19).

  3. Manuscrit in-folio de deux pages et quelques lignes, donnant la copie de cinq lettres échangées entre le secrétaire général et plusieurs autres notabilités, entre Dumesnil-Merville et Mayer Levy, de Thionville. Ces lettres indiquent la marche que suit, au Conseil d'Etat, la pétition des Juifs de la sous-préfecture de Thionville. A la fin du manuscrit, on lit : "copie de cinq lettres conformément aux originaux qui reste (sic) entre mes mains, MAYER LEVY."
  4. Une requête, sur papier timbré de cinquante centimes, par laquelle "les sectateurs de la loi de Moyse, établis à Phalsbourg, Mittelbronn, Bourscheid et Imling, arrondissement de Sarrebourg", déclarent "au citoyen président et juges du tribunal civil de Sarrebourg qu'ils élisent, en temps que de besoin, leur domicile en celui du citoyen COLLE, avoué près le dit tribunal, qu'ils constituent leur avoué." Au bas de cette requête (non datée) : "Pour les fondés de pouvoir des autres pétitionnaires, BARACH ARON."
  5. Un exploit, sur papier timbré de vingt-cinq centimes, du sieur Colle, avoué, assignant "près le tribunal civil de Sarrebourg le citoyen Boucherat, receveur de la cy-devant communauté de Metz, en sa qualité et en son domicile élu chez le citoyen Leclerc, à Sarrebourg". Cet exploit est daté du 15 fructidor de l'an neuf (1er décembre 1801). Au bas de la signature du sieur Colle, la phrase suivante, d'une écriture beaucoup moins soignée : "Viennent les parties à l'audience du 23 du présent mois, fait à Sarrebourg en la chambre du conseil, le 15 fructidor, an neuf de la République, HEURIET, COLLIGNON" (20). Sur la même feuille et portant la même date du 15 fructidor, on lit l'exploit de l'huissier Machet, attestant qu'il a notifié l'assignation ci-dessus au citoyen Boucherat, à son domicile élu chez le citoyen Leclerc. Au-dessous de la signature de l'huissier Machet : "Enregistré à Sarrebourg, le 15 fructidor, an 9. A trente-sept francs, quarante centimes - y compris le décime par franc, savoir 1 fr. 10 c. pour chaque sectateur, nu nombre de trente-quatre " (21).
  6. Enfin, un dernier manuscrit, sur papier timbré de 25 centimes, ayant comme titre : Pour translat, et reproduisant deux quittances que nous croyons devoir transcrire telles quelles, sans rien changer à leur forme.
    A. — Ce jourd'hui, 20 février 1781, le sieur Samuel Aron, collecteur de Phalsbourg, a payé aux receveurs la somme de huit cent quatre-vingt-quinze .livres quatre sols, pour solde de sa collection jusqu'à janvier 1781. Ce que j'atteste, fait à la chambre desdits receveurs à Metz, ledit jour. Signé, Nathan Norten sergent de la communauté de Metz."
    B. — Ce jourd'hui cy-bas, les receveurs de la communauté des Juifs de Metz ont reçu du sieur Michel Aron, collecteur de Phalsbourg, par les mains du sieur Louis Wolf, l'un d'eux, la somme de douze cent trente-huit livres, quatre sols, pour solde de sa collection de 4 ans échus, savoir du moins de janvier 1785 jusqu'à janvier 1789 ; ainsy lesdits receveurs n'ont plus aucune prétention sur ledit sieur Michel Aron, collecteur, pour sa dite collection de quatre ans, fait à Metz, le 27 avril 1789 . Signé Nathan Norten, sergent de la communauté des Juifs de Metz." Au-dessous, on lit : "Je soussigné Barach Aron, citoyen de Phalsbourg, certifie le translat des dites deux pièces représentées par les citoyens Samuel Aron et Michel Aron et rendue à l'instant, sincères et véritables et conformes aux originaux de mot à mot. Phalsbourg, le 15 ventôse de l'an 9 (5 mars 1801), BARACH ARON." Et plus bas : "Vu pour légalisation par le maire de Phalsbourg, PARMENTIER."

Tous les documents énumérés ci-dessus tendent au même but : refus des communautés du plat pays de payer leur quotité pour acquitter les dettes de la communauté de Metz. On peut donc les étudier en même temps et dans une vue d'ensemble.

La communauté de Metz appuie ses prétentions sur le décret de l'Assemblée nationale du 20 mai 1791 ; ses syndics dressent non plus seulement un rôle de répartition, mais d'imposition. Cette qualification nouvelle donne à son rôle un caractère obligatoire et accorde aux syndics, agissant en son nom et pour son comte, le droit d'agir par la contrainte contre les communautés réfractaires : c'est ce qu'ils font.

Le 5 messidor de l'an III (23 juin 1795), ils obtiennent de l'administration centrale du département de la Moselle, une ordonnance de contrainte contre leurs coreligionnaires du plat pays. Ceux-ci ne se laissent nullement intimider et persistent dans leur refus de payement. Le 9 fructidor de l'an VI (26 août 1798), une seconde ordonnance de contrainte est prononcée par la même aqdministration du département de la Moselle. En outre, les 12 nivôse et 8 ventôse (2 janvier et 26 février 1801), le préfet de la Moselle prend encore deux arrêtés contre les communautés rebelles (22).

Ces deux arrêtés ne convainquent pas davantage les opposants; ils refusent de reconnaître le bien fondé des exigences de la communauté messine.
Pourtant les deux arrêtés du préfet reçoivent un commencement d'exécution.
Le préposé à cette perception (de la quotité des juifs de Thionville et autres) s'est empressé de faire circuler des avertissements. Les contraintes sont lancées et, dans ce moment, quatre cents chefs de famille sont exposés à des frais de garnisaires et à la vente de leurs meubles" (23).

Les Juifs du plat pays sont exaspérés de ces exécutions sommaires et ils adressent une pétition au Conseil d'État. Cette pétition et le manuscrit n° 1 qui, nous l'avons dit, est une simple consultation, exposent, à peu près dans les mêmes termes, les motifs invoqués par les communautés du plat pays pour être exemptées de contribuer à l'acquit des dettes de la communauté de Metz. Voici comment s'expriment les pétitionnaires : "Ceux-là seuls, disent-ils, qui résident en la ville de Metz, formaient la Communauté ; ceux-là seuls concouraient à la nomination des syndics et élus au nombre de huit, chargés de l'administration de toutes les affaires de cette Communauté." Les autres Juifs qui s'étaient établis dans la généralité de Metz étaient autant étrangers à la communauté des Juifs qui résidaient en la ville de Metz, que tous les autres Juifs répandus sur toute l'étendue de la France. Ceux qui étaient fixés au dehors (de Metz) payaient un droit particulier à ceux des seigneurs qui leur permettaient d'habiter dans l'étendue de leur seigneurie. Et plus loin : "L'administration des syndics et élus se trouvait donc concentrée dans l'intérieur de la cité ; cette vérité importante n'a jamais pu faire l'objet d'un doute raisonnable ; une circonstance particulière servira à la confirmer."

La circonstance invoquée par les pétitionnaires est celle de la redevance Brancas. "Si, disent-ils, les Juifs du dehors, autrement dit du plat pays, avaient fait partie, de la communauté de Metz, ils auraient été de droit chargés de concourir au paiement de la rente accordée à la maison Brancas, et c'est parce qu'ils étaient étrangers à cette communauté qu'il a fallu des lettres patentes particulières et ad hoc, pour les faire concourir au paiement de cette gratification. Aussi n'est-ce pas comme faisant partie de la communauté des Juifs de la ville de Metz que ceux du dehors ou du plat pays ont été assujettis à concourir à la prestation de cette gratification, mais comme Juifs du dehors ou du plat pays ; expression qui écarte jusqu'à l'ombre d'identité avec les Juifs composant la communauté de la ville de Metz."

Ainsi donc les communautés "du dehors" affirment n'avoir jamais été membres de la communauté de Metz ; elles ne participaient pas aux avantages et aux privilèges de cette communauté, pourquoi devraient-elles en supporter les charges ?

"Quoi qu'il en soit, continuent les pétitionnaires, il paraît que les administrateurs de cette Communauté (de Metz), pour étendre ses ressources, et peut-être leurs avantages personnels, ont imaginé, sans y être spécialement autorisés, d'ouvrir un emprunt particulier, qui s'est trouvé promptement rempli, encore qu'il se soit porté à des sommes immenses, puisque les rentes viagères à acquitter se sont élevées à plus de soixante mille francs.
Les contrats sont passés outre les syndics de la Communauté des Juifs de Mets, d'une part, et les prêteurs de l'autre ; les premiers se sont engagés personnellement et solidairement, tant pour eux que pour leurs successeurs et tous les membres de la Communauté ; ces syndics ont donc reçu les fonds, ils en ont donc disposés (sic) à leur volonté, jamais ils n'en ont établis (sic) l'emploi, et ceux qui les remplacent aujourd'hui n'en veulent pas moins que l'on supplée aujourd'hui au prétendu vide de la caisse ; s'ils dirigeaient cette prétention contre la Communauté au nom de laquelle ils annoncent que l'emploi a été fait et à laquelle ils supposent qu'elle a profité, les pétitionnaires n'auraient point à s'en plaindre ; mais vouloir l'étendre à ceux qui sont étrangers à cette Communauté, vouloir combler leur ruine pour le paiement d'emprunts qui leur sont étrangers, qu'ils n'ont ni consentis, ni autorisés, d'emprunts auxquels ils n'ont point concouru ; c'est, pour ne rien dire de plus, le comble de l'absurdité" (24).

Et plus loin : Les Juifs de Metz abusèrent grandement de ce décret (du 20 mai 1791), puisque non seulement ils obtinrent que le rôle en question fût déclaré exécutoire par le District de Metz, contre tous les Juifs qu'ils avaient imaginés (sic) de comprendre dans ce rôle, encore qu'ils fussent étrangers et nu district de Mets, et au département de la Moselle. Ils furent tellement secondés par ce district, qu'il se permit d'annuler un arrêté du district de Sarrebourg sur lequel il ne pouvait prétendre d'autorité" (25).

Au reste, soutiennent les pétitionnaires, jamais les syndics de la communauté de Metz n'ont justifié de l'emploi des sommes qu'ils ont reçues :

"En supposant même, lisons-nous dans le manuscrit, qu'il fût possible de les (les Juifs du dehors) faire concourir aux dettes dont il s'agit, il faudrait avant tout qu'il fût judiciairement constaté qu'il est véritablement dû des sommes quelconques et que celles provenantes soit de la caisse commune, soit des emprunts, soit des aliénations faites de meubles et immeubles qui auraient appartenu à la Communauté des Juifs de Metz, n'ont pas suffi pour acquitter ces mêmes dettes.
"Jusqu'à compte rendu et appuré on la forme ordinaire, il est impossible de rien répéter contre des individus quelconques, parce qu'il est de principe constant que les comptables sont débiteurs par cela seul qu'ils n'ont pas rendus leurs comptes."

Les pétitionnaires ne se plaignent pas seulement de la façon arbitraire des syndics de Metz de dresser leur rôle, ils se récrient encore contre la juridiction adoptée dans l'espèce. Il n'appartenait ni au département de la Moselle, ni au Préfet de ce département de résoudre la question en litige. C'est une question d'intérêt privé, et à ce titre, elle doit être portée devant les tribunaux ordinaires et non devant l'Administration. Nous copions encore ce paragraphe de la Pétition (26) :

Il n'y a point de compte rendu (de la part des Syndics de Metz), ni de situation fixée ; il a été toutefois présenté, on ne sait par qui, un rôle au Préfet (après le 9 fructidor, an 6 = 26 août, 1798), qui par deux arrêtés des 12 nivôse et 8 ventôse an 9, l'a non seulement rendu exécutoire, mais encore a ordonné qu'aucun des individus portés sur ce rôle ne serait admis à se pourvoir qu'en justifiant qu'il a payé moitié du montant porté audit rôle.
Cependant les pétitionnaires ne doivent rien ; ils sont dans le cas d'en justifier de la manière la plus positive. Ils ne demandent que des juges pour pouvoir se faire entendre, et le Conseil d'État est trop juste et trop éclairé, pour se refuser à leur donner cette satisfaction. C'est du conseil seul qu'ils peuvent l'obtenir, parce qu'ils sont hors d'état de payer au delà de 220,000 francs, pour être admis à se pourvoir, L'arrêté du 12 nivôse, an 9, qui renferme cette disposition désastreuse, a été rendu sans entendre les pétitionnaires, Ont-ils réclamé ? Leur réclamation a été communiquée à leurs adversaires qui ont eu la faculté de se défendre, sans que les premiers aient été admis à discuter leurs réponses... Le Préfet de la Moselle était incompétent, pour connaître d'une contestation purement litigieuse entre particuliers, et le 28 ventôse, Il n'en a pas moins rendu un nouvel arrêté qui maintient les dispositions jusqu'alors inouïes en matière d'intérêt, privé, de l'arrêté du 12 nivôse précédent."

Des créances répétés par des particuliers contre des particulier., dit à ce sujet le manuscrit (n° 1), ne peuvent jamais faire l'objet d'un rôle d'imposition, parce que ce terme n'a d'application qu'on matière de contributions dues au gouvernement.

Il n'était pas permis à l'administration centrale du département de la Moselle d'ignorer au 5 messidor de l'an 3 (23 juin 1795), et encore moins au 9 fructidor de l'an 6 (26 août 1798), non plus qu'au préfet du département aux 12 nivôse et 8 ventôse an 9, que le décret du 20 mai 1791 n'était qu'un décret de circonstance, qu'il n'avait été rendu que provisoirement et dans le cas de l'existence alors d'une communauté des Juifs de Metz. Ces deux autorités (le département et le préfet de la Moselle), loin de déclarer le prétendu rôle dont il s'agit exécutoire, devaient renvoyer ceux qui leur en faisaient la proposition à se pourvoir par les voyes de droit, parce qu'encore une fois il ne s'agissait point de contribution ou imposition, mais d'une répartition de sommes prétendues répétées par des particuliers contre d'autres particuliers, par des citoyens français contre d'autres citoyens français qui, en matière d'objet litigieux, ne pourraient être soumis qu'à l'autorité judiciaire (27).

Il est donc de la justice du Conseil d'Etat d'annuler les arrêtés du préfet de la Moselle, et en tant que de besoin ceux de l'administration centrale. Mais cette justice que les pétitionnaires ont droit d'attendre ne serait d'aucun fruit pour eux, si provisoirement le conseil ne suspendait les exécutions, ce qu'on se propose de faire en conformité des arrêtés des 12 nivôse et 8 ventôse an 9, puisque le résultat de ces exécutions opérerait la ruine totale de quatre cents familles (Si ces familles devaient, avant de se pourvoir, payer 220,000 francs) (28).

Voici les conclusions de la Pétition :

A ces causes, requièrent les pétitionnaires qu'il plaise au Conseil d'Etat ordonner que la loi du 28 septembre 1794 (28), ensemble l'article de l'acte constitutionnel de l'an 8 (29), seront exécutés selon leur forme et teneur, en conséquence déclarer nuls et de nul effet, comme incompétemment rendus, les arrêtés du préfet de la Moselle des 42 nivôse et 8 ventôse an 9, et tout ce qui s'en est ensuivi et pourrait s'ensuivre, et en tant que de besoin les arrêtés de l'administration centrale du même département, du 5 messidor un 3 et 9 fructidor an 6: et pour être fait droit aux parties et sans leur préjudicier, les renvoyer devant les juges qui doivent connaître de leur contestation, sauf l'appel ou de droit ; ordonner provisoirement qu'il sera sursis à l'exécution desdits arrêtés, et qu'à cette fin main-levée sera faite de toute saisie, et tout garnisaire (sic) tenus de se retirer des maisons où ils auraient été placés.

Nous avons donné à la Pétition une date approchant de celle de la consultation, soit du 15 floréal an IX. Le citoyen Dumesnil-Merville, qui est sans doute, on s'en souvient, l'auteur de la consultation et probablement aussi l'inspirateur de la Pétition, a hâte de connaître la marche que prend l'affaire au Conseil d'État. A la date du 22 floréal, le secrétaire général du Conseil d'Etat écrit la lettre suivante :

Paris, 22 floréal an IX. (11 mai 1801).
CONSEIL D'ETAT.
Le Secrétaire Général du Conseil d'Etat, au citoyen BOUQUEL, jurisconsulte.

Le Conseil d'Etat, citoyen, aux termes de ses règlements, ne pouvant s'occuper que des affaires qui lui sont envoyées directement par les consuls, n'a pu prendre connaissance de la pétition que vous lui aviez adressée au nom des citoyens de Thionville, professant la loi de Moïse, tendante à réclamer contre leur inscription au rolle des sommes à payer par chacun des membres de la cy-devant communauté des Juifs de Metz, destinées à l'acquit des rentes viagères qui sont à la charge de la ditte communauté, comme n'en faisant point partie, j'ai, en conséquence, renvoyé au Ministre de l'Intérieur qui la soumettra au gouvernement s'il le juge convenable.
Je vous salue. Signé LOCRÉ ; le chef du secrétariat général, signé HUGOT.

La seconde et la troisième lettres sont signées Maquinéhau : l'une est datée du 9, l'autre du 17 thermidor an 1X (27 Juin et 5 juillet 1801). Le nom du destinataire ne se trouve pas indiqué dans le manuscrit. Nous donnons la seconde de ces deux lettres, à cause des noms propres qu'elle renferme.
Paris, 17 thermidor an IX,

En réponse, Monsieur, à votre lettre du 14, j'ai l'honneur de vous annoncer que votre affaire se poursuit à la section de l'intérieur du Conseil d'État, composée des citoyens Rederer, président, Benezech, Cretet, Fourcroy, François (30), Regnaud et Shée.
J'ai été plusieurs fois chez le citoyen Rederer, sans pouvoir lui parler. On l'aborde difficilement (31). M. Dumesnil a écrit au secrétaire général Locré, son ancien confrère, auquel il demandait le nom du rapporteur, il lui a été répondu officiellement qu'il fallait s'adresser au citoyen Redorer. Mais ayant apris qu'un citoyen Hochet, son ami, était le sécrétaire de la section de l'intérieur, il lui a écrit ; je lui ai remis moi-même sa lettre à laquelle il a répondu hier et lui indiquant pour reporteur le Citoyen Bénézech, fort ami de M. Dumesnil qui se disposait de le voir relativement à votre affaire et de parvenir à faire une Extrait de ce qui a été dit par le Préfet et le Ministre de l'intérieur, et refondre tout dans un procès (32) à distribuer à tous les membres du Conseil d'Etat.
Votre dévoué,
"MAQUINÉHAU" (33).

Voici la teneur de la quatrième lettre du manuscrit :
Paris, 17 thermidor an IX,

DUMESNIL-MERVILLE, ancien avocat aux conseils, Défenseur avoué au tribunal de cassation à MAYER-LEVY.

Encore que je n'ai pas lieu d'être fort satisfait de la manière dont vous en agissez avec moi, je n'hésite pas de vous informer qu'à force de démarches je suis parvenu à découvrir que vous avez pour raporteur dans votre affaire le Conseiller d'état Benézech, j'était fort connu de ce magistrat dans l'ancien régime, j'ose espér.er qu'il s'en rappellera dans les circonstances où je désire mettre à profit vos intérêts, notre ancienne liaison. Je vous salue.

"DUMESNIL-MERVILLE."

Voici enfin la cinquième lettre que nous mettons à cette place, bien qu'elle soit antérieure à la lettre qui précède, parce qu'elle occupe ce rang dans le manuscrit que nous avons sous les yeux :
CONSEIL D'ETAT.
Paris, le 9 thermidor an IX de la République.
Le Secrétaire Général du Conseil d'Etat au citoyen DUMESNIL DE MERVILLE.
"L'affaire dont vous me parlé existe au Conseil d'Etat. Si vous avez quelques éclaircissements à donner, je vous engage à voir le citoyen Rederer, président de la section de l'Intérieur.
Recevez mes salutations,
J. G. LOCRÉ."

Il paraît que les syndics de Metz continuent à ne tenir aucun compte de la pétition des "Juifs du dehors" ; ils savent que la question litigieuse est portée devant le Conseil d'État, que celui-ci est en voie de la résoudre, puisque le conseiller Benezech est nommé rapporteur. Ils font cependant exercer des poursuites contre la communauté du plat pays ; c'est ce que nous apprend le manuscrit auquel nous avons donné le numéro 4. Voici comment s'expriment les Juifs plaignants de Phalsbourg, de Bourscheid, de Mittelbronn, etc., dans leur requête au Président et juges au tribunal civil de Sarrebourg : "Les exposants ont la preuve que le citoyen Benezech, Conseiller d'Etat est nommé rapporteur et qu'il est au moment de. remplir sa mission.
Cependant, au mépris de la diligence de leurs effets et de l'autorité du Conseil d'Etat, des contraintes sont décernées contre les exposants, des garnisaires leur sont envoyés, commandements de payer dans la huitaine leur sont faits, sous la date du 9 fructidor courant (34), et ils touchent au moment de voir réaliser la menace de saisie, vendre etc... Recevoir les Exposants opposants aux dites poursuites, contraintes etc., etc. Et pour être statué sur leur opposition, renvoyer les parties par devant le Conseil d'Etat, seul compétent dans l'état actuel des choses, et cependant faire défense de passer outre sur toutes protestations et réserves que de droit.
Et vous ferés Justice."

Nous n'insisterons pas davantage sur ces documents. Nous ne possédons pas l'arrêt du Conseil d'Etat, mais nous avons un arrêté du 5 nivôse an X (26 décembre 1802) dont on trouvera le texte dans Halphen (p. 15) et par lequel le Préfet de la Moselle est chargé de nommer une commission qui fera tous les ans la répartition entre les débiteurs des sommes exigibles, et sur la proposition de laquelle le Préfet autorisera la mise en recouvrement des rôles. On trouvera encore d'autres détails sur ces faits dans Halphen, note P, mais ici s'arrêtent les documents inédits que nous avions à notre disposition et que nous voulions nous borner à analyser.

Note de la Rédaction : Voir à ce sujet l'article de Pierre Mendel : La Révolution française et les Juifs de Metz.


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