MÉMOIRES D'UNE RABBINE
par Raymonde FUKS

Les événements évoqués dans cet article se déroulent dans les années 1935-1936. Le Rabbin Fuks a occupé son poste à Wintzenheim juqu'en 1945, mais en pratique, jusqu'en 1939 (N.d.l.r.)


1. Souvenirs d'une jeune fille peu rangeuse

Il serait temps, grand temps, d'écrire enfin ces "mémoires d'une rabbine", auxquelles je pense souvent. Pourquoi ? Par exemple uniquement pour moi, pour évoquer ce monde qui, déjà, paraît rétro, pittoresque, comme un film de la Belle époque.
Des témoins disparaissent peu à peu.
Parfois on rencontre des "jeunes" qui ont fréquenté la maison de Wintzenheim à nos débuts, fait avec nous des grimpettes à la Holandsbourg et autres ruines vosgiennes. Ils parlent avec ravissement de cette époque et de l'influence que j'aurais eue sur leur formation. Et puis, au détour d'une phrase, on se rend compte que le "jeune" est marié, père de famille, voire grand-ère.

Comment devient-on rabbine ?

Raymonde Fuks en 1937
Il n'y avait jusque là qu'un seul moyen : épouser un rabbin. C'est ce que j'ai fait. Pas intentionnellement, au contraire. J'aurais bien aimé qu'il ait une autre profession, surtout après un premier contact avec mes futures ouailles. Mais n'anticipons pas.
Natou, l'aîné de mes petits-fils, m'a demandé un jour, à mon grand étonnement (car ces chers enfants vivent dans le présent, leur présent) - mais il était amoureux, et à 14 ans, très préoccupé par les problèmes sextimentaux - "Comment as-tu connu Grand-papa ? Avez-vous fait un mariage d'amour ?" Et vlan ! voila la question posée.

Pour y répondre, il faut remonter un peu en arrière, et s'étonner des circonstances si curieuses qui ont fait que nous nous sommes rencontrés. "D. écrit droit avec des lignes courbes", dit un proverbe, portugais je crois. Il a fallu que j'aie des ennuis avec une bibliothécaire un peu folle, du Centre universitaire de Strasbourg, qui m'accusait d'avoir volé un livre. Je l'avais pris en son absence, après l'avoir longtemps attendue à une heure où elle aurait dû être à son travail. Bien entendu, j'avais laissé mes coordonnées. De plus, je préparais une licence bizarre. Ma mère s'était occupée de mes études, et avait décidé qu'il était inutile qu'une fille apprenne le latin. Or, sans latin, les licence de lettres comprenaient entre autres des certificats dont l'étude n'existait pas à la Faculté de lettres de Strasbourg. Du moins, c'est ce que j'ai expliqué à mes parents, pour les encourager à me laisser continuer à Paris. Qu'ils m'aient permis d'y aller, me semble, avec le recul, un petit miracle.

Me voilà donc partie toute seule (!). Avec Mademoiselle Leverrier, notre professeur de littérature, fille d'un astronome célèbre, nous avions, en première, visité Paris et logé à "Concordia", rue Tournesol, dans le 5ème arrondissement, à quelques pas de l'Ecole rabbinique. Je me vois encore dans le hall de cette pension pour jeunes filles, après mon arrivée, au moment de m'inscrire. La secrétaire m'a priée de laisser dans le couloir mes bagages, et c'est avec un grand serrement de coeur, que j'ai abandonné la valise qui contenait, entre autres, mes provisions, amoureusement préparées par ma mère. J'étais persuadée que les portions d'oie rôtie disparaîtraient avec le reste. "Faut se méfier à Paris", m'avait-on inculqué, "et bien surveiller ses affaires; il y a des voleurs partout". A mon grand étonnement, mes bagages m'attendaient sagement, et sont montés avec moi dans la minuscule chambre qui m'était attribuée au 5ème étage sans ascenseur. II y en avait bien un, mais les étudiantes n'avaient pas le droit de s'en servir. Par contre, la fenêtre était du côté de la rue ....toujours à quelques mètres de l'Ecole rabbinique. Pour le moment je n'en savait rien, et de ce côté, personne ne m'intéressait.

Par contre, les jeunes filles qui habitaient "Concordia", et que je retrouvais parfois dans la salle à manger, m'intriguaient. Elles avaient une façon directe, simple et sans complexe, de parler de leurs amours, qui était toute nouvelle pour moi.
II y avait celle qui préparait joyeusement le baluchon qu'elle emportait avec soi, pour passer la nuit avec celui qu'elle aimait.
II y en avait une autre, qui nous mettait au courant de sa tristesse et de sa déception, quand à la distribution du courrier "il" n'avait pas écrit.
Et puis, celle qui recevait chaque vendredi un appel d'un pays lointain, le Danemark, et la conversation durait une bonne demi-heure, et même plus. L'amoureux transi savait pourtant, que tout en répondant à sa flamme, il n'était pas question de mariage. "Comment oserais-je donner à mes enfants un père infirme ?" m'expliquait la jeune fille. Et moi, je restais muette de surprise.
D'ailleurs, toutes ces nouvelles "amies", toutes très B.C.B.G., nous en réservaient. Ainsi, telle mère parlait à sa fille, sans gêne, des précautions à prendre pour ne pas tomber enceinte. Pour la petite oie blanche de province, tout cela était fort nouveau et fort étonnant.

J'avais hâte de retrouver le milieu juif. Avant de partir à Paris, le jeune rabbin de la communauté de Haguenau m'avait donné quelques conseils, et en particulier, m'avait indiqué où je pourrais manger : il existait en plein Quartier latin, en face du Luxembourg, un restaurant juif, sympathique et, bien sûr, pas cher. Je n'avais qu'à y aller et me recommander de sa part. J'ai pris cela à la lettre, et arrivée au foyer "Médicis", je demandai le "Patron". Un jeune homme très souriant, se présenta. Je lui donnai le bonjour du rabbin Jaïs, comme convenu. Je n'avais pas remarqué un groupe d'étudiants attablés, qui me regardaient avec curiosité, et suivaient l'entretien. L'un d'entre eux, dès que j'eus prononcé la première phrase, se mêla de la conversation, et la bouche pleine, s'écria: "Jaïs, je le connais bien. Jaïs, comment va-t-il ?"
J'étais outrée. Quel mal élevé! Personne ne me l'a présenté, il nous interrompt, et, de plus, il parle la bouche pleine ! Pour être tout à fait honnête, j'avais aussi découvert qu'il avait de très beaux yeux, et je m'étais dit qu'il faudrait se méfier...

C'est ainsi que celui qui est devenu le père de mes quatre enfants est entré dans ma vie. Le "Patron" m'indiqua une place à la table des étudiants qui avaient suivi notre conversation. Il y avait là, à part le "petit rabbin", des jeunes affamés, intéressants et tous impécunieux. Comme le pain était gratuit, ils prenaient en général un seul plat, et trompaient leur faim avec le pain. Cela me gênait beaucoup, car j'aurais voulu manger normalement. Les discussions à table étaient vives et variées. après le repas, tout le groupe allait boire un café chez "Capoulade", et à tout de rôle, un des jeunes gens, après avoir fouillé toutes ses poches, en sortait de quoi payer pour tout le monde. Ce qui me frappait aussi chez le "petit rabbin", c'est qu'il nous parlait souvent des pièces de théâtre qu'il avait vues à l'Atelier ou ailleurs. Il s'arrangeait donc avec son maigre budget. J'aurais bien voulu qu'il m'invite à l'accompagner, mais l'idée ne semblait pas l'effleurer.

Après tout, cela ne m'étonnait pas tant que cela. Je me trouvais laide et mal fagotée - quand ma mère achetait des vêtements, ils devaient avant tout être "solides", c'est-à-dire durer longtemps -, et puis je marchais avec difficulté. Un pédicure avait traité mes verrues plantaires comme des cors ordinaires, avait coupé en profondeur, et mes pieds étaient en sang après chaque sortie. "Vise-moi c'te figure de Mater Dolorosa" avait dit à haute voix, une passante.

Malgré cela, j'avais des copains à la Fac et même dans le groupe du Foyer. A la Sorbonne, j'avais retrouvé des Alsaciens. D'instinct, nous nous regroupions dans la cour, et échangions des nouvelles du "pays". "Ma mère m'a écrit qu'il a tellement neigé chez nous, qu'elle a pu nettoyer tous nos tapis dans la neige" - soupirs nostalgiques des exilés. Au cours d'Histoire, le professeur avait averti les étudiants que le jeune homme qui allait faire un exposé venait "de nos provinces retrouvées", et qu'il n'avait que plus de mérite de s'exprimer en français. Ce qui était une façon délicate de prévenir qu'il avait un accent germanique, et qu'il n'y avait pas lieu de s'en moquer. Et effectivement, personne ne rit.

Les vacances de Pâques approchaient, et j'allais rentrer. A la "Garkisch Médicis" aussi il y avait du nouveau. Le "petit rabbin" avait été contacté par un solide juif alsacien, qui, parait-il, était "Parness" d'une minuscule communauté nommée Wintzenheim, qui cherchait un rabbin. Je n'avais jamais entendu parler de ce village - il est vrai que je venais du Bas-Rhin. Notre ami, lui, cherchait une communauté, et le directeur de l'Ecole rabbinique n'avait aucune envie de l'aider à en trouver. "Je vous ai donné l'instruction, maintenant, débrouillez-vous !" Il fut donc convenu qu'il allait se présenter, et devenir, comme disaient les copains, "grand rabbin de Wintzenheim". Cela me faisait beaucoup rire. J'ignorais, qu'effectivement, Wintzenheim avait été au siècle dernier, le siège du grand-rabbinat du Haut-Rhin.

En attendant les vacances, j'avais encore bien du pain sur la planche, en dehors de mes cours. Depuis un certain temps, j'observais au Foyer, un "couple" assez original : deux enfants venaient régulièrement manger, Jacques et Mireille. Le frère avait environ 11 ans, et surveillait paternellement sa petite soeur, qui en avait 7 ou 8. Ils jouaient aux grandes personnes, et commandaient leur menu de steack-frites après beaucoup de réflexion. Ces enfants solitaires m'intriguaient. Difficile de leur poser des questions, ils étaient sur la défensive, je ne leur en posai pas. J'appris plus tard qu'ils avaient une mère absente, parce que malade. Elle était dans un hôpital psychiatrique. Le père était libraire tout près de l'hôtel où vivaient les enfants. Mais un jour, je découvris un Jacques titubant, malade, il avait visiblement un gros rhume et une forte fièvre. Cette fois les défenses tombèrent, et il accepta avec soulagement que je l'accompagne et m'occupe de lui et de sa soeur. Les deux enfants avaient transformé en taudis leur chambre d'hôtel, ils y vivaient seuls, allant chercher de l'eau chaude le matin chez la concierge pour le petit déjeuner, se baladant en chaussures sur les draps, etc.. Le père venait parfois le soir après son travail, puis repartait vivre avec son "amie". De toutes façons, la loi n'autorise pas le divorce d'avec un malade mental. Quand le père vit que je m'occupais des enfants, il eut une idée "géniale". Pourquoi ne viendrais-je pas habiter avec eux ? Cela me permettrait d'économiser un loyer, et arrangerait tout le monde. J'avais déjà pensé à des solutions diverses, comme prendre les enfants avec moi. mais à "Concordia" cela était impossible. Dans un éclair artificiel de bon sens je refusais la proposition du père. Maintenant que les vacances approchaient, il fallait de tout façon abandonner les enfants - je les retrouvai d'ailleurs en bonne forme après mon retour.

Fiançailles

22 mars 1959 : Réinauguration de la Synagogue de Haguenau
De gauche à droite : les grands rabbins ou rabbins
Meyer Jaïs, André Neher, Robert Dreyfus, Charles Friedemann, Simon Fuks, Joseph Bloch (assis).
Et me voilà partie chez les miens à Haguenau. Pessah était proche. A mon grand étonnement, le rabbin Jaïs qui habitait avec sa jeune épouse à cinq minutes de chez nous, demanda à me parler. Prudemment, il s'est informé de mes amis parisiens, des gens dont j'avais fait la connaissance, en un mot il voulait savoir si je n'étais pas "engaged", comme disent si joliment les Anglais. Donc, c'est seulement après cette enquête, qu'il arriva au but de sa visite : est ce que je permets qu'il invite son ami le rabbin Fuks ? Je n'y voyais aucun inconvénient, et surtout, je ne comprenais pas sa question. Comment aurais-je pu l'empêcher d'inviter son collègue et ami ? Avançant encore d'un pas, il me dit que "Fuks" lui avait dit beaucoup de bien de moi. J'étais stupéfaite. Qu'il m'avait vue à l'oeuvre, et pensait que je serais une rabbine idéale. Et qu'il m'aimait, et n'avait pas osé me le dire. Là, je me suis récriée que ces sentiments devaient dater d'il y a quelques mois. Il me semblait possible de tomber amoureux de moi, comme ça au début, mais pas le rester. "Non", reprit le rabbin, cette lettre datait de la veille, et il était chargé de sonder le terrain. Conclusion, d'après lui : j'étais libre, et je ne voyais pas d'inconvénient à la venue de son collègue.

Je rentrai à la maison, car nous nous étions promenés d'une maison à l'autre, comme lorsqu'on n'en finit pas de se raccompagner, et racontai à mes parents d'incroyable nouvelle, sans l'avoir, moi-même, bien digérée. Mon père fut tout de suite ravi : avoir un gendre rabbin, c'était inespéré, merveilleux. Sans l'avoir vu, ni posé d'autres questions à son sujet, il disait oui - oui - oui. Ma mère était plus réticente. Elle demandait à voir. Ce ne fut pas long. Je suppose que Jaïs écrivit tout de suite à son ami - en 1936 on téléphonait plus rarement qu'aujourd'hui - et le surlendemain, le prétendant à la main de la fille du marchand de pommes de terre - en gros, ne pas oublier ce détail - était à Haguenau. Il était convenu que je le verrais chez Jaïs, et puis il viendrait voir mes parents.

La bonne du rabbin nous avertit de la venue de leur hôte, et je filai chez le rabbin, très curieuse de ce qui allait suivre. Le rôle de rabbine ne me tentait nullement. J'ai toujours eu en horreur tout ce qui est officiel. conventionnel, etc..., mais j'avais hâte d'avoir des enfants, et des les avoir jeune. Or j'avais déjà vingt ans. Et puis, le "petit rabbin" était intéressant, spirituel, cultivé, et tout ce qui touchait à la religion m'intéressait. Déjà, lors des causeries organisées par Jaïs, et parfois par Marcus Kohn - connu depuis par son dictionnaire hébreu-français - je m'étais insurgée contre cette anomalie : les femmes sont censées donner une éducation juive à leurs enfants. Mais elles-mêmes, qui les éduque ? En France, il n'existait aucun équivalent de yeshiva pour les filles.

Je partis donc en promenade avec le "petit rabbin", dont les magnifiques yeux bruns brillaient d'un éclat que je ne leur avais encore jamais vu. Comment leur dire "non", ou "Attendez !". Même si je l'avais voulu, cela m'était impossible. Nous nous promenâmes donc, et le temps passait à une vitesse incroyable. Nous n'avions pas de montre, et comptions sur les cloches des églises pour nous renseigner sur l'heure. A midi, notre parisien était attendu chez ses amis. Quand il rentra enfin, ils avaient déjà envoyé à deux reprises leur bonne dans l'espoir qu'il était chez nous. Mais mes parents étaient, eux aussi, d'abord inquiets, et puis furieux. Que penser d'un jeune homme invité, et qui ne vient pas à l'heure ? A vrai dire, nous avions oublié qu'en cette partie de l'année, il ne fallait pas compter sur les cloches, qui étaient exceptionnellement en vacances. L'atmosphère chez nous était à l'orage, surtout chez ma mère, qui admettait difficilement qu'on prenne si vite des décisions. Rien ne pouvait, par contre, troubler la joie de mon père. Il s'assit près de la fenêtre qui donnait dans la rue, pour ne pas rater la venue du futur gendre.
Comme de juste il arriva, avec un retard d'une heure au moins.

Et l'on passa aux choses sérieuses : la demande en mariage. Mon père s'empressa de donner son accord, et en plus, il énuméra les conditions de cet accord. Alors que personne n'avait touché ce sujet, il promit une dot, un voyage de noces, les couverts en argent, etc...
Maman avait depuis longtemps préparé un trousseau de quatre douzaines de draps, dont une grand partie était brodée à la main. Mais elle n'en parla pas. Je la connaissais bien, et me rendis vite compte que le prétendant ne l'emballait pas. Il était assis entre mes parents, avait croisé ses jambes, et caressait sa barbe, histoire de cacher son envie de rire. C'est que Maman, pour le décourager sans doute, et surtout pour qu'on ne puisse rien lui reprocher plus tard quand le ménage marcherait mal, et il n'y avait aucun doute, il ne pourrait pas bien marcher. Car il faut qu'elle prévienne le jeune homme : "Raymonde ne sait rien faire, et surtout pas la cuisine". "Je n'épouse pas une cuisinière" dit fièrement le jeune inconscient. "Le dimanche, elle prendra son rucksack, et ira se balader en montagne avec des jeunes." " Je l'accompagnerai." répondit stoïquement celui, qui à la première promenade en montagne, crut mourir, tant ses muscles le faisaient souffrir.

Décidément, ma mère n'était pas enthousiasmée, et elle nous demanda de nous lever et de nous mettre l'un à côté de l'autre, histoire de constater la différence de taille. J'enlevai en douce mes souliers... "Si je te l'avais présenté, tu n'en n'aurais pas voulu", me dit ma mère, plus tard. Il est vrai que Simon n'avait pas pensé que sa belle âme et son cerveau bien garni étaient cachés par une barbe hirsute - on était en plein Omer, période où l'on ne se rase pas -, et des habits défraîchis. Elle me demanda néanmoins d'inviter le jeune homme pour un repas. Je lui rappellai que Pessah n'était pas terminé, et que j'avais dit à mon ami, que je ne pouvais pas l'inviter. Nous mangions casher, mais notre vaisselle n'avait pas été changée pour la fête. Pauvre mère ! Quelle honte ! Elle avait vraiment une fille impossible !

Simon passa donc les derniers jours de la fête chez Jaïs. A l'office, le "nouveau" attira l'attention. On aurait pu calmer la curiosité des assistants en leur disant que c'était un ami du rabbin, invité pour la fête. Mais cette solution n'arrangeait pas du tout mon père, qui brûlait d'impatience de répandre l'incroyable nouvelle : il allait avoir un gendre rabbin. Effectivement les gens étaient surpris, et hélas ! posèrent l'embarrassante question : de quelle origine est-il ? "De Turquie" répondit mon père. Pour un Alsacien, tout valait mieux qu'un Polonais. Après les fêtes, Simon déclara qu'il fallait qu'il retourne à Paris. A peine arrivé, il se demanda pourquoi il était rentré. Je lui suggérai d'envoyer des fleurs à Madame Jaïs, qui l'avait si aimablement accueilli, et peut-être aussi, à sa future belle-mère. Simon me remercia vivement de lui avoir remis en mémoire ce qui lui avait échappé sur le moment, et me confia dès lors cette délicate tâche. Ma mère fut très touchée par cette délicate attention, et cessa peut-être même de se tourmenter. J'ajoute que plus tard elle s'entendit magnifiquement avec son gendre, et leurs relations furent excellentes. Par contre, mon père trouva très injuste que les fleurs n'aient pas été pour lui, qui avait accueilli le jeune homme à bras ouverts.

Je repartis à mon tour à Paris, pour préparer mon départ définitif. La petite Mireille me souhaita de "bonnes noces", et je l'abandonnai avec un serrement de coeur à son sort. Une de mes amies promit de veiller sur elle.
Il était temps de rentrer. Les fiançailles étaient fixées pour le mois de mai. Après, je devais me présenter à mes beaux parents... et puis nous nous marierions fin juin. Vaste programme.

Les fiançailles furent célébrées selon la coutume : les fiancés se mettaient à l'intérieur d'un cercle tracé à la craie. On enveloppa une petite assiette dans une serviette, puis on écrasa du pied l'assiette, et on conclut par cette formule absolument tordue : "Comme cette assiette ne peut être recollée, que votre engagement ne puisse être dissous !"
En principe, c'est à ce moment-là - moment d'émotion, d'embrassades, de félicitations - que l'on vient aussi admirer la bague que le fiancé a offert à sa promise. J'avais été chargée par ma mère de rappeler à Simon cet usage. Il était, une fois de plus, reconnaissant qu'on lui indique "ce qui se fait", et il était prêt à mettre... 200 francs, ce qui, même à cette époque, n'aurait permis d'acheter qu'un bien misérable joyau. Avec un grand soupir de déception, on renonça au cadeau traditionnel. Tout cela m'amusait beaucoup. Une de mes tantes, en souvenir de sa jeunesse, m'avait depuis longtemps offert la sienne, que je portais avec plaisir. Si quelqu'un voulait l'admirer ce jour-là, et disait : "Quelle jolie bague !", je répondais: "C'est vrai." Mais si on disait: "c'est votre fiancé qui vous a offert cette bague", je répondais sans ciller : "non, c'est une bague que j'ai depuis longtemps ; mon fiancé est trop fauché pour ce genre de dépense." En général, les gens étaient plus surpris et gênés que moi. Et tout cela était rigoureusement vrai.

Simon avait un jeune frère que je connaissais par le scoutisme. "Buffle" était son totem. Il y avait une dizaine d'années de différence entre les deux frères. "Buffle" - Moïse pour les visages pâles - était élève à l'Ecole rabbinique, très joyeux, actif dans le mouvement scout, mais enfant gâté. Il ne se rendait pas compte des sacrifices que ses études coûtaient à ses parents. Dans un premier temps, Simon, qui avait reçu une bourse de 5 000 francs, en récompense de ses excellents résultats, bourse destinées à lui permettre d'étudier un an dans une Yeshiva de Jérusalem, renonça à en profiter, et paya les études de son jeune frère pour soulager ses vieux parents. Maintenant qu'il avait un poste, il aurait pu se permettre quelques fantaisies, mais Moïse, qui connaissait les problèmes sentimentaux de son frère, fila tout droit à Haguenau, pour intervenir en faveur de l'aîné, qui venait juste de repartir tout heureux. Hélas, la direction de l'Ecole rabbinique, ne vit dans ce voyage au but tellement noble et désintéressé, qu'une fugue d'élève, par ailleurs déjà fort turbulent. La sentence fut impitoyable. Moïse fut mis à la porte de l'internat de l'école. Une fois de plus, le grand frère pensa à ses parents à qui cette nouvelle ne devait pas parvenir. Il installa le jeune hurluberlu dans une chambre d'hôtel, et paya les frais divers, espérant que le "bachot" auquel les parents attachaient tant d'importance viendrait récompenser ses sacrifices. Hélas... on ne vit que d'illusions.

Maintenant que nous étions officiellement fiancés, il fut décidé que j'irai me présenter à mes futurs beaux-parents, qui avaient, pour un certain temps, délaissé Genève, et se trouvaient "pour affaires" à Milan. Je les savais très pieux, et pas trop contents de cette école parisienne qui ne ressemblait en rien aux yeshivoth de leur Pologne natale, et qui risquaient de faire de leur fils un "libéral" - en quelque sorte un "goy". Simon m'avait prévenue que j'allais être sévèrement examinée, jugée, endoctrinée. J'étais prête à faire le maximum pour vivre un judaïsme "authentique". Celui que j'avais connu à la maison était plein de contradictions et ne me satisfaisait en aucune manière.

Je partis donc seule pour Milan. A la gare m'attendait un charmant vieux Juif, avec une belle barbe et des yeux pétillants d'humour. On s'embrassa, et à ma stupeur, il me dit: "Nu, wuss gibt ess nayss ?" ("alors, quoi de neuf ?"). Alors que tout était neuf ! A part ça, je vis à son regard, qu'il ne désapprouvait pas le choix de son fils, du moins en ce qui concernait le physique. Je vis peu ma belle-mère ; elle était très occupée à la cuisine, et sans doute dans des conditions difficiles, car cet appartement était un logis très provisoire. De tout mon séjour, je ne vis que la salle à manger. J'étais installée dans un hôtel voisin. Je mangeais des choses que j'aimais beaucoup d'ordinaire, mais que j'eus du mal à avaler, par exemple une belle salade de thon... sucrée.

Une cousine de Simon, Hane-Sure (Anne-Sara) vivait là provisoirement avec son jeune fils, qui tout de suite tomba amoureux de la "neue Tante" - c'est à dire moi -, qu'il préféra à la "alte Tante" - ma belle-mère -. Hane-Sure était fort pieuse et fort laide, et vivait séparée de son mari, qui lui préférait des femmes moins pieuses ou pas pieuses du tout. Ce fut ma chance. Car Hane-Sure était chargée par ma belle-mère de transmettre tout ce qu'on attendait de moi. J'écoutais attentivement, prête à faire de mon mieux. Quand sa tante demanda à Hane-Sure de me parler de la nécessité absolue de porter un "chaïtel", c'est à dire de couper mes cheveux, et de porter une perruque à la place, elle refusa de me demander ce sacrifice, La pauvre cousine avait un grand nez, une figure maigre et osseuse, mais elle avait eu une belle chevelure qui avait caché le reste, et elle était persuadée que cette chevelure aurait pu sauver son mariage. On ne me parla donc pas de cet impératif. Avant mon départ pour l'Alsace, mon future beau-père me bénit, ou plus exactement, il bénit mon ventre. Je fus évidemment étonnée et émue de ce geste.

Notre mariage

Mes beaux-parents vinrent à Haguenau bien avant le mariage, qui devait être célébré, selon l'usage, dans la ville où habite la fiancée. Ni mes parents, ni moi, n'avions jamais entendu parler de certains interdits, comme celui d'entrer dans une synagogue à orgue. Je n'y comprenais rien du tout. Jusque là, ma concentration religieuse, lors de la prière des Shemoné-Essré, se trouvait toujours renforcée par la douce musique de la Berceuse de Schubert, dont notre organiste l'accompagnait. Il y eut aussi de sévères contrôles concernant le "Restaurant Geismar" à Strasbourg, où serait servi le repas. Mes parents cédèrent sur tous les points, et s'occupèrent spécialement d'habiller la mariée, et le gendre, qui n'avait pas pensé une seconde que son costume de Shabath n'était pas digne d'être porté ce jour-là.

Le jour du mariage ressemblait, du moins le matin, à tous les autres jours. Je filai vite en vélo pour me faire donner un coup de peigne chez ma coiffeuse, ce qui ne m'était encore jamais arrivé. Puis, on s'occupa de ma toilette. En route pour la synagogue. Je fus frappée par le nombre de gens qui attendaient sur le trottoir un événement inhabituel. Je me penchais à l'extérieur pour essayer de le voir aussi. A ma grand surprise... l'événement attendu, c'était moi, ou plus exactement le passage de la mariée. Arrivés à la synagogue, on s'occupa de nous préparer le cortège. Déception de mon père : ce n'était pas lui qui conduirait fièrement sa fille, selon l'usage alsacien copié sur celui des autres religions, mais je rentrerai, marchant entre ma mère et ma belle-mère. Cette dernière eut alors tout loisir de constater que j'avais l'air joyeuse et heureuse - et pourquoi ne l'aurais-je pas été? -, alors que l'usage (!) voulait que la fiancée baisse les yeux et pleure. On ne peut pas penser à tout, et ma belle-mère avait oublié de m'indiquer ce point.
Notre 'hazan, vu de près et sans son accompagnement musical habituel, ouvrait tout grand sa bouche, et l'effort rougissait son visage. Je baissais les yeux, mais pour d'autres raisons ....

Après la cérémonie et l'isolement rituel, la corvée des félicitations. Certains amis profitaient de l'occasion pour vous remettre à ce moment précis leur cadeau... puis nous partîmes à Strasbourg où avait lieu le repas de mariage. Les places pour les invités avaient été préparées soigneusement, et cela n'avait pas été aisé. Bien entendu, les mariés étaient au centre de la table. Pas pour longtemps. Notre Moïse nous avait réservé des surprises. Il avait découvert que ce dimanche il y avait un grand match de football à Strasbourg, et la SNCF avait fixé des prix exceptionnellement bas pour le voyage Paris-Strasbourg. Avec l'argent que son frère lui avait envoyé pour le voyage, "Buffle" pouvait payer le voyage à deux copains. Ce qu'il fit. Et nous cédâmes nos places aux invités-surprise. Leur venue nous toucha beaucoup. La jeune fille était une infirme, Mathilde, que nous aimions beaucoup et que tout le groupe d'E.I. essayait d'entourer, d'aider pour lui permettre d'oublier qu'elle n'était pas comme les autres. Elle était paralysée des jambes à la suite d'une poliomyélite. Elle était accompagnée d'un autre ami scout, Kombandschik, et ils n'étaient pas de trop à deux pour l'aider à marcher. Le changement de place donna lieu à une petite scène qui nous mit tous en joie. Le rabbin Schwartz, futur grand rabbin de France, habitait Strasbourg, et son fils avait suivi les mêmes cours que moi à la faculté des lettres. Fort de ce bagage, le rabbin, venu pour féliciter les jeunes mariés, insista : "Non, ne me dites rien, mon fils m'a tant parlé de vous que je vous connais très bien." Sur ce, il félicita Mathilde et serra la main à Kombandschik, le copain amené par Moïse.. Nous avions enfin l'occasion de rire un peu....

Le jour du mariage est pour les famille un jour de contraintes et de devoirs. Nous y échappâmes le lendemain. Dès le matin, de l'hôtel, j'avais téléphoné à mes parents, sans me douter que je les réveillais en sursaut. Tant pis pour eux, qui m'avaient appris à leur éviter toute angoisse, en leur disant toujours où j'étais, quand je n'étais pas chez eux. Et cette fois, j'avais passé la nuit ailleurs qu'à la maison!
La matinée fut consacrée aux amis de Simon, venus exprès de loin pour nous, et qui s'étaient astucieusement logés dans la chambre jouxtant la nôtre. Puis, rien n'étant prévu en ce qui concerne le but de notre voyage de noces, il fut décidé que nous prendrions le premier train en partance pour l'Etranger.
C'est ainsi que nous sommes partis, après un arrêt en route, pour Knokke-le-Zoute, et au retour, en Angleterre et à Paris.


2. Wintzenheim


Raymonde Fuks en 1945


....et en 1947

Après le voyage de noces, la vraie vie officielle allait commencer. J'en avais eu un avant goût à ma première visite, et j'étais pleine d'appréhension. En effet, à l'époque de mes fiançailles, nous étions venues, ma mère et moi, régler quelques questions indispensables. Entre autres, voir l'appartement que Simon avait déniché : trois pièces, plus cuisine, dans une petite maison à l'entrée du village, mais en retrait de la route. Le tout entouré d'un jardin. C'était suffisant pour un couple sans enfants - et plus tard nous avons pu occuper la maison entière, ce qui nous permettait de loger les amis, d'installer un bureau, et de caser nos cadeaux de mariage.

Pour nous accueillir et nous guider, il y avait Madame P., une sémillante veuve, qui jouait en quelque sorte la châtelaine du village - du moins, dans le milieu juif. Elle était de par son mariage, apparentée à la majorité de nos ouailles. Elle semblait prête à nous aider à résoudre nos problèmes. Pour le moment il y avait l'installation de nos meubles. Mon père s'était occupé de leur achat. Il connaissait les bonnes adresses, obtenait des prix de gros, et savait, le cas échéant, marchander. Seulement voilà, il n'avait pas su que dans un ménage religieux, un lit à une place était exclu, bien que lui-même et ma mère dormaient dans des lits séparés. On avait donc renvoyé le lit, pour le faire arranger. Que faire lorsqu'on le livrerait ? Ma mère ne pouvait pas quitter facilement la maison, et il n'était pas décent que la fiancée passe seule une nuit dans l'endroit où habite son fiancé. "Qu'à cela ne tienne elle viendra chez moi, et je m'occuperai de tout". J'acceptai avec reconnaissance, mais très vite je compris qu'on aurait beaucoup insisté pour que j'accepte : si j'avais refusé l'offre, le village tout entier aurait su que Madame P. était prête à ... mais que ...
J'étais écoeurée. Comment pourrai-je vivre dans ce milieu ?
J'eus, plus tard, l'occasion de voir combien mes inquiétudes étaient justifiées, mais heureusement il y avait d'autres familles, simples et chaleureuses, avec qui il était facile de communiquer.

Notre problème fut donc résolu autrement, ce qui nous permit de faire notre entrée à Wintzenheim de façon pittoresque et bien peu conventionnelle. Nous sommes arrivés dans le camion qui transportait notre lit revu et corrigé. Madame P. fit encore une tentative pour se rendre "utile" (et pouvoir en informer la communauté). Elle envoya une jeune fille nous demander si nous avions besoin de quelque chose. Incorrigible optimiste je demandais si elle pouvait nous prêter un fer à repasser, le nôtre ne convenant pas à Wintzenheim. Je n'eus jamais de réponse. Cette fois j'avais compris la leçon. Quand, quelques jours plus tard, j'engageai une femme de ménage du village, je lui expliquai sur le ton le plus grave qu'il ne se passait rien de spécial chez nous mais que si elle voulait garder sa place il était indispensable qu'elle n'informe personne de ce qui s'y passe. Elle était intelligente et comprit.

A peine installés, notre famille s'agrandit. "Buffle" avait, comme prévu, raté son bac, et le plus affligé était son père, qui était prêt à tous les sacrifices pour que ses enfants aient une vie plus facile que celle qu'il avait eue, et le "bachot" lui semblait la voie qui mène à tous les honneurs. On me chargea donc de veiller sur l'enfant turbulent, et dans la mesure du possible de le préparer à son examen. Mission quasi impossible, car le principal intéressé n'avait qu'une idée en tête: en faire le moins possible. Dès qu'il ne se sentait pas surveillé, il abandonnait ses livres et ses cahiers, sautait sur une bicyclette ( que mon père m'avait offerte pour me récompenser de mes succès à l'université), prenait en plus son ami Kombandschik derrière lui (l'ami était arrivé en même temps que lui, pour "passer les vacances"), et vive la vie, les acrobaties et les prouesses diverses, qui prirent fin quand le vélo rendit son dernier soupir.

Que faire ? Jusqu'à présent, j'avais profité de ces vacances pour sortir avec les jeunes de la communauté, en montagne. Ils étaient ravis, et moi aussi. Derrière moi il y avait des "vacances" studieuses ( dès la première année d'université, j'avais présenté deux examens de licence) et devant moi la perspective de "vacances" limitées par l'arrivé des premiers enfants - du moins, je l'espérais -. Je renonçais donc aux sorties, et me contentais de réunir la jeunesse chez nous. C'étaient en majorité, des enfants de familles pratiquantes, élevés dans des foyers modestes, par des parents que le travail ne rebutait pas. Dans la mesure du possible, les enfants aidaient leurs parents. Une enfant unique, au lieu d'être gâtée, avait l'entière responsabilité de la livraison des marchandises. Peu importe quel temps, et même lorsque le gel rendait les routes glissantes, elle devait prendre son vélo et porter les colis chez les clients des environs. Nos réunions étaient pour ces jeunes une joie nouvelle et rare. Ils confiaient ce bonheur, comme on raconte l'éclosion d'un amour, à leur "journal", qui devenait - comme me le raconta un père, plus habitué à la langue allemande qu'au français, - un "Nachtbuch" (Jeu de mots: jour (nal) et nuit (Nacht). La réputation - bonne ou mauvaise - dépend parfois de peu de choses. Je dois la mienne à une recette de la "Semaine de Suzette" qui m'avait permis de fabriquer des bonbons, que nous mangions joyeusement. Les parents furent informés de mon talent. Les braves mamans qui cuisinaient de façon remarquable, mais n'avaient jamais fait de bonbons, furent subjuguées par les récits admiratifs de leur progéniture. Et c'est ainsi que je fus classée parmi les bonnes cuisinières.

Raymonde Fuks en 1964
Il y avait, hélas, d'autres aspects du rôle de rabbine, qu'il me fallut assumer. Le plus difficile m'attendait : rendre les derniers devoirs. En principe, les jeunes femmes laissent ce soin aux femmes âgées, qui ne sont plus susceptibles d'être enceintes ou en état d' "impureté" . Mais à W intzenheim, les femmes d'âge mûr s'étaient bagarrées à l'occasion d'un deuil, et c'était un vrai concours d'absentéisme. Que faire ? Je décidai de demander à certaines femmes de venir avec moi, et de me montrer ce qu'il fallait faire, précisant que la prochaine fois un autre groupe m'accompagnerait. Elle n'osèrent pas refuser, et c'est ainsi que je les aidai pour la première fois à faire la "Tahara" (purification). Pas de chance : le cas était exceptionnel. La pauvre femme dont nous avions à nous occuper était morte de gangrène, et ne pouvait pas être purifiée selon la façon habituelle. Je rentrais chez moi, malade, poursuivie pendant quelques jours par l'odeur de pourriture. Mais la leçon avait été comprise, et d'elles-mêmes, les femmes décidèrent que c'était à elles de s'occuper de la "mitzwa".

J'allais voir les malades, les vieilles personnes handicapées, et essayais de les intéresser par des récits qui puissent occuper leur esprit, leur remonter le moral, ou encore, je les faisais parler de leur jeunesse, du Wintzenheim d'autrefois, si vivant, si joyeux.

De mon côté, j'avais hâte de retrouver un milieu un peu plus intellectuel, et j'assistais aux réunions d'un petit groupe sioniste "Galeï" (qui devint plus tard la WIZO). Un autre groupe : la Société des dames de Colmar, ayant besoin d'une conférencière, je me proposais timidement, et j'eus la joie de me replonger dans les bouquins, pour préparer une causerie sur "l'âge d'or du judaïsme espagnol". Madame P., notre "châtelaine", se trouva moralement obligée d'assister à mon exposé. Elle souffrait le martyre, persuadée que c'était mon mari qui m'avait préparé ce texte, et que l'honneur de la WIZO risquait de tomber dans le ridicule si je ne savait pas bien ma leçon, ou encore, si j'étais incapable de répondre aux questions posées. Elle m'avoua tout cela ingénument lorsque nous nous retrouvâmes dans le tramway de Wintzenheim. Elle était soulagée que tout se soit bien passé.

Quelques années plus tard, quand Israël fut créé, la société sioniste changea ses statuts et s'accrocha à la WIZO : Société internationale des femmes sionistes. De longues discussions précédèrent cette création. Je fus invitée à la première qui ne groupait que des officielles, des V.I.P, en quelque sorte. A la fin de la session, l'oratrice, envoyée par Strasbourg, conclut qu'il fallait maintenant intéresser le grand public, et inviter les femmes françaises de Colmar et environs. J'étais encore très timide à l'époque, mais laisser passer sous silence ce qui m'indignait aurait été de la lâcheté. Je ramassais mon courage, et demandais la parole: "Pourquoi n'inviter que les femmes françaises?" Silence embarrassé de la présidente. Puis, la réponse peu convaincante : "Elles ne comprendront pas le français". Moi : "en ce cas, elles ne reviendront plus, mais c'est d'elles que viendra la décision". Il fut donc admis que toutes les femmes inscrites à la communauté seraient invitées, et bien entendu, les femmes polonaises (c'étaient elles qui étaient visées), furent les plus actives et les plus chaleureuses militantes.


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