QUELQUES SOUVENIRS DE GUERRE
par le Grand Rabbin Simon FUKS (suite)

Rubin et Sally Bergman.
Si, par ailleurs, du "séjour" que j'avais passé à Casseneuil, un souvenir n'avait jamais pu s'effacer de ma mémoire, c'est celui de M. Rubin Bergman, qui se trouva interné dans ce camp avec son fils Saül (Saly). M. Bergman ne me lâchait pas d'une semelle, et, sans cesse, il me disait : "J'habitais Anvers. Mais j'ai déménagé en zone francophone, afin que mon fils soit élevé dans la culture française. Est-ce là, la récompense ?" Si je n'avais jamais pu oublier M. Bergman, c'est que, faisant partie du convoi qui quitta le camp de Casseneuil le 3 septembre pour celui de Drancy, il réussit à me donner de ses nouvelles. Je reçus, en effet, une carte en mauvais état, écrite en allemand, datée du 6 septembre, envoyée de "Dr", c'est à dire Drancy, et signée "Isch-Har". C'était M. Bergman, qui avait camouflé son nom en le traduisant en hébreu, afin qu'on ne puisse pas remonter jusqu'à lui si cette carte, n'ayant pas pu être sortie clandestinement du camp, on faisait une enquête pour savoir qui en était l'auteur. De cette carte, un passage était demeuré dans ma mémoire. En voici la traduction en français : "Ce qui (nous) attendait ici, dépasse tout ce à quoi on pouvait s'attendre. Néanmoins, j'attends le jour où je pourrai venir vous redemander mon fils. "

Le télégramme
Or, quelle ne furent pas ma surprise et ma joie, de recevoir de Washington une lettre de ce fils, datée du 16 juin 1993, dans laquelle il déclarait qu'il ne connaissait mon adresse que depuis deux jours, et qu'il tenait absolument à me voir. Afin que je puisse l'identifier, il m'envoya des "preuves", dont le texte complet de la carte que son père m'avait envoyée de Drancy, une lettre que j'avais envoyée à sa mère, pour la rassurer sur le sort de son fils. Il me fit parvenir aussi le télégramme que j'avais envoyé à Mme Bergman à ce sujet. .

Saly Bergman est venu à Colmar le 18 octobre 1993 avec sa femme, et ils restèrent encore avec nous le lendemain. Saül nous raconta qu'il fut libéré légalement du Camp de Casseneuil grâce à l'intervention du Major de l'Armée Belge Arthur Rotsaert, que les Bergman connaissaient, et qui vint le chercher au camp, revêtu de son uniforme militaire. Mais cette intervention ne fut rendue possible que grâce à un stratagème employé par M. Bergman. Il avait appris que, lors de cette rafle d'août 1942, les enfants âgés de plus de 2 ans ne partaient en déportation que s'ils avaient été arrêtés avec leurs parents. Par contre, ceux qui étaient isolés, pouvaient être libérés et envoyés dans des maisons d'enfants ou recueillis par des familles. Monsieur Bergman mit alors la tactique suivante au point avec son fils : ils ne devaient plus se voir, ne plus se connaître, faire croire que le fils se trouvait seul au camp. Y eut-il indulgence de la part de la direction du camp, ou manque de contrôle ? Quoi qu'il en soit, ce stratagème réussit, et lorsque, le 3 septembre, le convoi des internés partit pour Drancy, son fils resta au camp, lequel n'était pas encore liquidé, et c'est alors que le Major Rotsaert put venir l'en faire sortir. Admirons l'ingéniosité de M. Bergman, l'esprit de sacrifice de ce père "reniant" en quelque sorte son fils, afin de pouvoir le sauver ! Quant à ce fils, inconscient du danger qu'il courait en cas d'une nouvelle rafle, il était retourné à Tournon d'Agenais où il avait habité avec son père. C'est alors, que je lui avais donné l'ordre de venir me voir à Agen, d'où nous pûmes le faire passer en Suisse avec une fausse identité, en lui demandant de nous laisser ses tefilines (phylactères) afin qu'en cas d'un contrôle durant son voyage vers la frontière, on ne découvre pas qu'il était juif.

Le moment le plus émouvant de cette visite fut, lorsque Saül prononça la bénédiction "Chéhiyanou" par laquelle nous remercions "D, le Roi de l'Univers, de nous avoir fait la grâce de nous maintenir en vie jusqu'à cette époque.", et que Mme Geismar ( décédée à Colmar le 17 avril 1994 ), d'Agen, venue en visite à Colmar. put lui remettre à la fois ses tefilines et le livre de prières de son frère, dont nous lui avions confié la garde, lorsque nous dûmes fuir Agen. Nous avions montré à Saül un autre livre de prières que Reine Geismar nous avait également apporté. Il m'avait été remis par autre interné de Casseneuil, Jacob Rothschild, qui disparut lui aussi. à Auschwitz. Nous montrâmes ce livre à Saül qui nous dit que ce nom lui disait quelque chose. Or, quelle ne fut pas notre stupéfaction, lorsque, après le départ de Bergman pour Amsterdam, nous reçûmes un coup de téléphone de cette ville d'un certain Monsieur Magnus.. C'était le gendre de Jacob Rothschild, que les Bergman avaient pu contacter, et qui nous demandait de leur envoyer le livre de prières de son beau-père. Mais. deux heures plus tard, nouveau coup de téléphone d'Anvers. C'était cette fois le propre fils de Jacob Rothschild. qui, prévenu par son beau-frère, M. Magnus, nous demanda de lui faire parvenir ce livre de prières que m'avait remis son père à Casseneuil. Puis, se ravisant, il nous déclara qu'il viendrait lui-même le chercher, poussé par un geste de piété filiale. C'est ainsi qu'il vint à Colmar, avec sa fille, le 11 novembre 1993, et que je lui remis ce qui était pour lui une sorte de relique. J'avais d'ailleurs décidé de demander, si personne n'avait réclamé ce livre, qu'on le mette dans mon cercueil, le jour venu. Je joins la documentation les inscriptions du début et de la fin de ce livre, ainsi que la traduction des textes bibliques que j'ai traduits en français, et qui dénotent combien grande était la piété de Jacob Rothschild, qui passa par les camps de Gurs, St Cyprien, puis Casseneuil, avant d'être envoyé a Auschwitz. Il était né en 1885, comme l'indique la première inscription (voir DOCUMENT n°6).

Qui était Paul David ?
Ah ! sans doute, comme peut paraître dérisoire, ce que j'ai pu entreprendre, au camp de Casseneuil, lorsqu'on pense à l'immense tragédie qui s'était abattue sur la Maison d'Israël. Mais Celui qui sonde les reins et les coeurs, m'est témoin que je n'ai pas été ménager de mes forces, et que je n'ai pas hésité à prendre des risques, comme c'était mon devoir. Aussi, quelle ne fut pas ma stupeur de lire (c'était en juillet 1993) dans le tome I du Vichy - Auschwitz de Me Serge Klarsfeld. la fin du "Rapport de l'Aumônier Général (Rabbin René Hirschler)
sur les déportations et l'activité de l'Aumônerie (août - septembre 1942). Voici le passage en question de ce rapport, daté du 1er octobre 1942 :
"L'Aumônier général, n'a, en réalité organisé une représentation de l'Aumônier que dans le Lot-et-Garonne, en la personne de M. Paul David, assisté par une équipe très active. Ce fut très heureux. En effet, aucune organisation n'existait à proximité du Camp de Casseneuil, et, du 23 août au 9 septembre, les correspondants de l'Aumônerie dans ce département firent un travail extraordinaire au bénéfice des malheureux."

éditant S. Fuks comme aumônier au
camp de Casseneuil
Or, je me permets de rappeler que c'est moi qui me suis laissé interner volontairement dans le Camp de Casseneuil du 26 août au 3 septembre, date du départ des internés pour Drancy, dans les circonstances que j'ai indiquées ci-dessus. Par ailleurs. je n'avais jamais entendu parler de M. Paul David. C'est également le cas des quelques survivants que j'ai pu interroger, et qui furent très actifs. Comment expliquer, d'autre part que l'aumônier général m'ait envoyé à moi, et non pas à Paul David, le certificat accréditant celui qui en était le porteur, à s'occuper des internés de Casseneuil, certificat dont je rappelle qu'il me parvint trop tard pour m'être de quelque utilité ? (Voir ci-contre).

Enfin, j'eus l'occasion de voir l'aumônier général au Camp de Rivesaltes le 2 ou le 3 octobre 1942, et nous eûmes même l'occasion de prendre, ensemble, un café au Buffet de la Gare de Narbonne, le 4 octobre et de converser amicalement. Mais pas un mot ne fut prononcé par lui, au sujet de Paul David et de son activité. Comme c'est étrange ! Je me suis demandé si ce Paul David n'était pas, en réalité Paul Enoch, qui m'avait alerté le 26 août au sujet du Camp de Casseneuil. Maurice Fourmann, qui fut, comme je l'ai dit, le trésorier de l'UGJF pour le Lot-et-Garonne, m'affirma qu'Enoch avait pris le pseudonyme de Pierre Elboin. Mais peut-être avait-il pris encore un autre pseudonyme ? Il s'agit là d'une simple hypothèse. Mais le fait est, qu'il fut très actif et rendit de grands services, ce qui pourrait correspondre à ce qu'il est dit de Paul David dans le rapport du 1er octobre 1942, de l'aumônier général. Si tel est le cas, je rappellerai qu'il fut, lui-aussi, arrêté, en tant qu'étranger, et interné au Camp de Rivesaltes. Ce qui vient d'ailleurs corroborer mon hypothèse, c'est que, autant gu'il m'en souvient, on m'apprit que l'aumônier général envoya un télégramme à Vichy, protestant contre le fait qu'on venait d'arrêter et d'interner Paul Enoch, alors qu'il faisait fonction d'aumônier. Pour ma part, n'ayant qu'une confiance modérée dans le succès d'une telle démarche, je me rendis à Rivesaltes, et parvins à faire sortir du camp Paul Enoch en même temps que trois autres personnes, dans les conditions que je relate plus loin.

Le comportement du grand rabbin Hirschler n'en demeure pas moins étrange ! Car, le moins qu'il eût dû faire, était de me mettre au courant des responsabilités qu'il avait données à Paul Enoch, ne serait-ce que parce que j'étais le rabbin du département du Lot et Garonne, et que par ailleurs, mes relations avec Enoch étaient excellentes, et qu'une meilleure coordination aurait pu avoir lieu entre son activité et la mienne. On trouvera dans la documentation (Voir le DOCUMENT n°7) la lettre que celui-ci m'écrivit de Bruxelles en 1947.

Paul Enoch et sa famille s'établirent en Israël. Il fit carrière au Technion de Haïfa comme professeur de français, et fut un pionnier de la méthode audiovisuelle de l'apprentissage du français pour les Israéliens. Depuis il est décédé, ainsi que son épouse; il ne m'est donc plus possible de vérifier l'hypothèse énoncée plus haut.


Agen, septembre - octobre 1942.

Mais, tandis que je me trouvais à Casseneuil, ma femme avait, de son côté, fort à faire. A la vérité, notre demeure ne désemplissait pas. C'était un va-et-vient continuel, de gens qui venaient demander conseil et aide. Etait-ce à cette époque, ou déjà auparavant que, lorsqu'une personne arrivait à la gare d'Agen et demandait à un agent de police le moyen de parvenir à la place Carnot, elle obtenait la réponse suivante:
"Ah, vous voulez aller chez le rabbin'? C'est inutile, il ne pourra rien faire."

Quoi qu'il en soit, le camp de Casseneuil étant liquidé, je rentrai à Agen. Le lendemain ou le surlendemain, je rencontrai, avenue de la République, l'évêque d'Agen. Il me demanda comment j'allais. Je lui répondis que je revenais du camp de Casseneuil
Il me dit : "Je sais, par un observateur, qu'on a traité les gens correctement."
"Je lui répondis : "Je peux vous le confirmer, Monseigneur. On a dit aux gens : "Soyez gentils, laissez-vous déporter gentiment, sans faire d'histoires."
Nous en étions à ce point de la conversation, lorsque passa le médecin chef de l'hôpital psychiatrique. Il s'adressa à moi, et me dit:
"Je suis content de vous voir, Monsieur le Rabbin. Figurez-vous que j'ai parmi mes patients un israélite autrichien. Il est angoissé parce qu'il ne s'est pas déclaré comme Juif. Que doit-il faire?"
"Mais qu'il continue", répondis-je.
Et me tournant vers l'évêque, je lui déclarai : "Vous nous excluez de la société. Eh bien, nous nous créerons notre propre morale, une morale de persécutés. Nous n'hésiterons pas à vous mentir, à vous tromper. puisqu'il s'agit, pour nous de sauver notre liberté, si ce n'est notre vie."

L'évêque s'en alla, levant les bras au ciel. Etait-ce parce qu'il était stupéfait ou désolé par mes paroles ? Ce qui est certain, c'est qu'on ne peut pas le compter parmi ces prélats qui, tels Monseigneur Saliège, archevêque de Toulouse, et Monseigneur Theas, évêque de Montauban, exprimèrent avec force leur indignation, et manifestèrent à l'égard des Juifs persécutés un sentiment fraternel que nous ne pourrons jamais oublier. Il va de soi, que je n'ai pas tardé à prévenir le plus de gens possible que le danger était immense, bien que je n'aie pas su, à ce moment, de façon claire et sans équivoque, ce que signifiait vraiment la déportation, dans toute son horreur. Lorsque Rosh Hashana eut lieu quelques jours plus tard, m'adressant à la foule des fidèles, je leur ai déclaré que je ne voulais plus les voir aux offices, qu'ils devaient se disperser, quitter s'ils le pouvaient leur lieu de résidence habituel, et changer d'identité. Certains ont considéré que je semais la panique. Il est vrai qu'il était plus facile de donner des conseils, que d'aider à les réaliser.

Dès ce moment, j'ai obligé ma femme à faire passer nos enfants (José, 5 ans, Daniel, 4 ans, et Claude-Michel, 2 ans et demie). en Suisse, mes parents étant domiciliés à Genève depuis 1910. Ma femme résista d'abord, mais se rendit à mes arguments qui étaient, que nous allions avoir à accomplir des actes illégaux, et que notre tâche serait paralysée par la crainte de ce qui pourrait survenir à nos petits. Lorsqu'elle fut de retour, mission accomplie, mon slogan fut : " Si trois sur cinq sont sauvés, c'est un bon pourcentage."

"Miquette".
C'est quelques jours après la rafle, que Madame Simone Rivière, Miquette pour ses amis, vint me trouver pour me dire : "J'ai épousé récemment Louis May, afin qu'il devienne le mari d'une Française. Malgré tout, je n'ai pas confiance, c'est pourquoi je veux le faire passer en Suisse. Si vous me confiez des enfants juifs, je les ferai passer en même temps." Inutile de dire que j'ai sauté sur l'occasion. Je connaissais très bien Louis May, et il venait fréquemment à nos offices. Il avait été avocat, et si je ne me trompe, originaire de Darmstadt. Il était un de ces juifs cultivés, comme savaient l'être les Juifs allemands. Il avait été un des passagers du bateau "Saint Louis", de sinistre mémoire.

J'ai donc confié des enfants à la nouvelle Madame May, qui, dès son retour à Agen, se mit aussitôt et complètement à notre disposition. Aucun risque, aucun danger, ne l'arrêtèrent. On pouvait cacher des gens chez elle, lui faire transporter des paquets de fausses cartes d'identité, lui demander d'accompagner d'un endroit à un autre des gens qui étaient en danger. Il va de soi que je lui aurais fait attribuer la Médaille des Justes. Mais, une fois la guerre terminée, alors que je me trouvais à Colmar, et elle à Castillonnès avec son mari, elle m'écrivit, qu'elle voulait se convertir au judaïsme. Je fus stupéfait, car je l'avais connue bonne protestante, et nous avions souvent eu des conversations sur la religion. Je lui écrivis donc :
"Vous me décevez. Vous savez combien immense est non seulement notre admiration pour vous, mais aussi notre profonde affection. Je sais que Louis ne vous a rien demandé à ce sujet, et je vous ai connue bonne chrétienne."
"Ne croyez pas que ma démarche soit dictée par de l'opportunisme, ou pour faire plaisir à mon mari", me répondit-elle. "Mais ces dernières années, et durant l'absence de mon mari, j'ai réfléchi toujours plus sur le problème religieux, et je suis arrivée à la conviction que le judaïsme est la source, et c'est pourquoi je tiens à me convertir. "
Je lui ai posé la question suivante : "Quelle place occupe encore Jésus dans votre pensée, dans votre vie religieuse? " Elle me répondit : "Plus aucune."

En fin de compte, nous nous sommes donnés rendez-vous à Paris, et je suis intervenu auprès du Grand Rabbinat de Paris, pour que sa conversion ait lieu. Et je suis allé, ou plutôt, j'ai participé à la cérémonie du mariage religieux de Louis et Simone May, quittant le chevet de ma soeur, mourante à l'hôpital Rothschild où elle est décédée ce même jour, afin de rendre hommage à cette femme qui s'était tant dévouée pour nous, n'hésitant pas à mettre en jeu sa liberté, et peut-être plus encore. Les May sont partis peu après aux USA. Simone est devenue veuve en 1973. De Miami, où elle habite, elle nous donne régulièrement de ses nouvelles, nous considérant comme étant de la famille.

Activités diverses.

En quoi allait consister désormais une bonne partie de notre activité ? Faire partir des gens en Suisse, en Espagne, ou tout autre lieu de refuge, où ils ne couraient aucun danger, leur procurer des fausses identités, les cacher, leur trouver des "planques". continuer à aider ceux qui demeuraient sur place. Autant dire que n'était pas encore arrivée l'ère de "la civilisation des loisirs" .

1. Faire passer des gens en Suisse.
J'ai rappelé plus haut que ma femme s'en était occupée, en ce qui concerne nos enfants. Mais elle fit à trois reprises le voyage d'Agen jusqu'à la proximité de la frontière, avec des gens qui étaient en danger, et les fit passer également. Puis on la mit en rapport avec un homme qui avait eu maille à partir avec la justice, et avait fait de la prison pour avoir trucidé, en état d'ivresse, un de ses compagnons de beuverie. Ce n'était pas un sentimental. Pour une grosse somme, par personne, qu'il partageait sans doute avec l'intermédiaire qui l'adressa à ma femme, il était prêt à convoyer des groupes, et à les faire passer en Suisse. Ma femme fut d'accord pour lui organiser des groupes de candidats au départ, à la seule condition que dans chaque groupe, figurât une famille nécessiteuse qui serait emmenée gratuitement. Ce système fonctionna correctement.

Notre aide pour ceux qui voulaient se rendre en Espagne fut plus limitée. Il s'agissait, la plupart du temps, de personnes qui possédaient un "affidavit" leur donnant la possibilité de se rendre aux Etats-Unis, mais qui n'avaient pas l'autorisation nécessaire pour quitter le sol de la France, et dont le passage de la frontière présentait un danger. S'ils y étaient arrêtés, même s'ils se trouvaient déjà sur le sol espagnol, ils étaient refoulés Pour qu'ils ne soient pas dans un telle situation, il fallait qu'ils aient parcouru une certaine distance sur le territoire espagnol. Si une telle condition était remplie, ils étaient d'abord mis en prison à Figueras par exemple, et, en général, dépouillés par les gardiens de ce qu'ils possédaient. Mais, du moins ils avaient la vie sauve et les organisations juives (comme la HICEM, je suppose), pouvaient s'occuper d'eux, et de leur arrivée à destination. Or, il fallait très souvent équiper ces gens,. les faire parvenir à Perpignan, où se trouvait mon frère Moïse. Celui-ci devait s'occuper de trouver un passeur, et procurer des pesetas pour les candidats à cette aventure. Lorsque mon frère fut en prison. je dus moi-même m'occuper d'une famille restée en panne à Perpignan par suite de cet emprisonnement.

2. Cacher des gens, leur trouver des "planques".
Premier exemple parmi d'autres, et ce fut encore le travail de ma femme. Ainsi un réfugié d'Anvers qui était tailleur fut placé dans un village non loin d'Agen. Grâce à sa profession, il fut hébergé et nourri par tous les habitants du village, y compris les gendarmes, car il fit des vêtements pour tous. Et c'est de la sorte qu'il survécut à la tourmente.

Deuxième exemple. Il s'agissait cette fois d'un jeune homme d'une famille très pieuse, originaire d'Anvers. Ma femme eut l'idée de le faire entrer dans les Chantiers de Jeunesse en tant qu'aryen bien entendu. Nous apprîmes, qu'il ne mangeait pas toute la nourriture qui était distribuée à ses camarades, pour des motifs d'ordre rituel. Et c'est pourquoi il se faisait envoyer des tickets de pain, par sa famille. Nous fîmes savoir à celle-ci que leur fils courait le danger, en agissant de la sorte, d'être découvert pour ce qu'il était. Il fallait jouer le jeu sans la moindre ambiguïté, ou alors, renoncer à ce camouflage, garder son identité juive, avec les conséquences qui pouvaient en résulter.

Troisième exemple. Ma femme avait placé dans une propriété, non loin de la ville, un jeune homme d'origine autrichienne. Je crois qu'elle n'avait pas précisé qu'il était juif, mais il est probable qu'il avait été accepté en connaissance de cause. Car, lorsque la maîtresse de cette propriété vit arriver de loin des hommes qui lui parurent louches, elle prévint immédiatement le jeune homme qu'il devait filer.

3. Fausses cartes d'identité - Angéline Payen.
La demande était très grande pour ce que les initiés appelaient des "biftecks", soit chez les personnes qui voulaient changer de lieu de résidence, soit pour ceux qui demeuraient sur place, mais désiraient en posséder une, afin de pouvoir s'en servir in extremis s'il fallait partir. Les premières fausses cartes que nous avons pu obtenir par un intermédiaire coûtaient très cher, à savoir 5000 francs, et provenaient du syndicat d'une imprimerie qui fabriquait un nouveau modèle de carte d'identité. Malheureusement, ce modèle n'était pas encore connu partout. De sorte que, lors d'un contrôle, près de la frontière suisse, certains qui en étaient porteurs furent arrêtés ; d'autant plus qu'ils ne possédaient pas de cartes d'alimentation correspondant à leur nouvelle carte. Il fallut trouver autre chose.

Nous apprîmes par un ami, qu'une employée de la préfecture, Angéline Payen, était disposée à nous aider. Elle avait pu se procurer deux tampons, l'un portant la mention "Préfecture du Lot-et-Garonne", et l'autre "Pour le Préfet, le Chef de Division". De nuit, je me rendis plusieurs fois chez elle, avec des paquets de fausses cartes, afin qu'elle les légalise. Mais au bout de peu de temps, elle me dit : "Je vous donne ces tampons, de sorte que vous pourrez vous-même vous en servir selon les besoins". J'acceptai sa proposition avec reconnaissance et enthousiasme. C'est ainsi que j'ai pu fabriquer, pendant quelques mois, un nombre appréciable de fausses identités. Ces tampons, je les ai portés sur moi en permanence, afin de faire face à toute éventualité.

Pris d'un remords tardif, j'ai écrit le 26.7.1993 à la Mairie d'Agen. pour avoir des nouvelles d'Angéline Payen. On m'a répondu que les recherches à son sujet ont été vaines. Je me rappelle qu'un vendredi soir, au moment où allait commencer l'Office, un jeune homme vint d'une des fermes-école de l'ORT avec un gros paquet de cartes à "légaliser". Ce que je fis immédiatement, puisque j'avais dans la poche ce qu'il fallait. Peut-être mon imagination bat-elle la campagne, et le souvenir déforme-t-il la réalité, mais je crois me rappeler, que le Le'ha Dodi, l'hymne avec lequel nous accueillons le Shabath, fut entonné avec plus de vigueur que d'habitude. Dans une lettre qu'il m'a envoyée, il y a quelques années, mon ami Marc Kahlenberg, ancien rabbin de Bruxelles résidant actuellement en Israël, à Nathania, écrivit : " Notre plus récent acte de collaboration remonte, il me semble, à 1942, quand j'ai apporté une carte d'identité, émise par ta "préfecture personnelle" à un détenu au camp de Septfonds".

Il n'y a aucun doute: posséder une préfecture personnelle présentait des avantages incontestables. C'est ainsi, par exemple, que pour un certain M. Traube, qui s'était évadé d'un camp et qui désirait récupérer ses affaires qui se trouvaient entreposées chez le maire de sa commune, nous fabriquâmes le document suivant :
"Le travailleur étranger Traube a été libéré du camp X. Ordre est donné au maire de sa commune de lui remettre tous ses effets."
Les deux tampons, plus une signature eurent le résultat souhaité. Mais il convient de faire deux remarques au sujet des fausses cartes :

  1. Il est évident, qu'elles ne résistaient pas à une enquête approfondie.
  2. Lors d'un contrôle fait par la police, il ne suffisait pas toujours de présenter sa carte d'identité. On demandait aussi à voir celle de l'alimentation. Il fallait donc que les indications marquées sur les deux cartes soient identiques. Comment faire pour qu'il en soit ainsi? C'est alors qu'une fois de plus, intervenait ma femme. Elle se rendait à la mairie avec un gros paquet de cartes d'alimentation appartenant aux personnes dont on avait modifié l'identité. Ces cartes avaient été préalablement mises en mauvais état, et les noms de leurs détenteurs n'étaient plus très lisibles, ou correspondaient mieux à leur nouvelle identité.. Ma femme demandait alors qu'on lui donne, pour les personnes dont elle s'occupait, de nouvelles cartes d'alimentation, sous prétexte qu'elles n'avaient plus droit à autant de points d'alimentation. Je me rappelle avec quelle anxiété nous attendions, le secrétaire de l'UGJF et moi, sur la place située devant la mairie, que ma femme sorte sans encombre de cette opération, qu'elle accomplit d'ailleurs, à plusieurs reprises.
Il est évident que depuis quelque temps déjà. la Préfecture avait l'oeil sur nous. J'ai rappelé plus haut, qu'on m'avait fait comprendre une première fois, qu'il serait bon pour moi, de m'absenter d'Agen, ne serait-ce que pour quelques jours. C'est ainsi que je m'étais rendu à Puy-Guillaume. Cette fois-ci, fin septembre 1942, le même conseil me fut donné. Mais je pris une autre direction. Pourquoi ne pas voir mon frère Moïse, dont j'ai rappelé, à propos de l'UGJF, quelle était son occupation ? Je partis donc pour Perpignan, où il demeurait.


Le Camp de Rivesaltes.

J'y fis la connaissance de Monsieur Mordoh, qui était, je crois, l'aumônier du camp de Rivesaltes. Grâce à lui, je pus pénétrer, à deux reprises, dans ce camp, qui fut pendant un certain temps, le plus important de la Zone Sud. C'est là qu'on conduisait tous ceux qu'on raflait après le 26 août 1942. De là, ils partaient pour Drancy, avant de faire le voyage dont ils ne sont pas revenus. Mon premier sauf-conduit était valable pour les 2 et 3 octobre 1942. Ce document portait la mention "M.Fuks-Visite".

Ce fut je crois le 3 octobre, que le grand rabbin Hirschler, aumônier général des Camps, vint à Rivesaltes. Il y prit la parole devant une grande foule d'internés, essayant de leur donner un peu d'espoir. Mais, en plein milieu de son discours, un coup de sifflet retentit, et on fit aussitôt l'appel de ceux qui dans cette foule devaient partir le lendemain pour Drancy. Ils furent séparés des autres, et placés sous une plus sévère surveillance.

J'ai visité l'infirmerie. On y trouvait des gens qui étaient devenus idiots, au sens clinique du terme, par suite de la mauvaise alimentation, ou plutôt de la sous-alimentation. A ce sujet, j'ai d'ailleurs voulu faire une expérience : comparer la nourriture d'un prisonnier de guerre avec celle d'un interné du camp ; je n'ai pas besoin de souligner combien grande était la différence. J'ai donc mangé un jour au camp. Dans la soupe on voyait vaguement, quelque chose qui ressemble à un peu de légume. Aux non pratiquants, on donnait un infime morceau de viande qui ne dépassait pas la taille d'un pouce. Pour ceux qui mangeaient "casher", la viande était remplacée par une cuillère de confiture. J'allais oublier le mince morceau de pain. L'OSE faisait ce qu'elle pouvait : elle distribuait aux enfants et aux malades une grande louche de soupe épaisse, ce qui était inestimable.

C'est à Rivesaltes que je fis la connaissance d'Andrée Salomon, dont on ne dira jamais assez combien son activité fut exceptionnelle, dans le cadre de L'OSE. J'y ai rencontré également, comme assistante sociale, la femme de Daniel Mayer, qui devint plus tard secrétaire général de la SFIO, puis président du Conseil Constitutionnel. Quelle énergie et quel dévouement elle déploya en faveur des malheureux internés ! Lorsque mon frère fut arrêté pour marché noir, ce sont les Mayer, si je ne me trompe, qui se sont occupé de lui trouver un avocat. En fait, de quoi s'agissait-il ? La police avait trouvé sur lui des tickets d'alimentation pour lesquels il ne pouvait pas donner de justification; il avait pu en avaler seulement quelques-uns, durant la fouille. D'où provenaient-ils ? Tout simplement de gens qu'il avait pu faire passer en Espagne, et ils servaient à améliorer quelque peu le menu des internés de Rivesaltes, ou de personnes camouflées. Il fut condamnéà 15 jours de prison. Mais la Cour d'Appel de Montpellier fit appel a minima. C'est pourquoi, dès sa sortie de la prison de Perpignan, on l'engagea à partir pour la Suisse. Il y fut interné au camp de Büren.

Le 4 octobre avait lieu un départ pour Drancy. J'ai eu cette chance inouïe, de pouvoir me rendre à la gare, en accompagnant M. Lerner, responsable de l'UGJF, d'arriver jusqu'au quai où les gens étaient déjà embarqués dans le train. Alors qu'on exigeait de toutes les personnes représentant des organisations, y compris M.Lerner, un document leur permettant d'assister au départ au train, je pus parvenir sans encombre, c'est à dire sans sauf-conduit, jusqu'au wagon où était déjà installé un certain Monsieur Gottschalk, que j'avais eu l'occasion de voir la veille dans l'infirmerie du camp. Or, tandis que je me trouvais au bureau du Comité de l'UGJF, avec mon frère, quelques heures avant le départ du train, nous vîmes arriver une femme en larmes. C'était Madame Gottschalk, qui nous dit que son mari n'était pas en état de supporter ce voyage. Je lui ai demandé si elle possédait une photo de son mari. C'était le cas. Je fis donc illico une fausse carte d'identité pour son mari avec les fameux tampons de la Préfecture du Lot-et-Garonne, que je portais toujours avec moi. Arrivé au wagon où se trouve monsieur Gottschalk, j'ai pu lui passer cette fausse carte d'identité en même temps qu'un paquet d'alimentation. Il sortit aussitôt du wagon et me demanda quoi faire. Je fus tellement surpris de le trouver si vite près de moi, que je fus pris au dépourvu. Pris de panique il remonta dans le wagon.

26 XII 44

Mon cher Rabbin et Ami,
    En réponse à votre bonne lettre je m'empresse de vous faire savoir que nous vous établirons volontiers un ordre de mission pour vous permettre d'obtenir un visa. Ni nous, ni nos amis en France n'avons oublié la belle et parfois audacieuse activité qu'avec Madame Fuks vous avez inlassablement déployée en faveur des persécutés avec la fin qui est restée dans nos mémoires. Il n'est donc que naturel que nous ferons volontiers tout ce qui est en notre pouvoir. Sans nul doute a-t-on besoin là-bas de votre ministère, mais on comprend fort bien que vous ayez à coeur de mener à bonne fin votre mission. Nous comprenons parfaitement que dans ces conditions vous devez faire un tour en France. Nous serons, à tous points de vue, à votre entière disposition.
    Mes hommages à Madame Fuks,
    et bien amicalement votre J. Weill
    pour OSE

Un garde s'approcha de moi et me demanda : "Qui est cet homme ?"
Je répondis : "Je ne le connais pas, mais je suppose qu'il est chargé de distribuer des vivres".
Lorsque le garde s'éloigna, je fis signe à Monsieur Gottschalk de ressortir du wagon, et m'adressant à lui et à mon frère, je leur dis à haute voix : "Il manque du pain. Allez donc en chercher, tous les deux !" Ils partirent aussitôt et bien entendu, ce ne fut que mon frère qui revint, un instant après. Cette scène se passa en présence du Docteur Joseph Weill, dont j'ai rappelé combien grande fut son activité au sein de l'OSE. En le regardant, j'ai cru qu'il s'était transformé en statue de sel. Quoi qu'il en soit. lorsque réfugié comme lui en Suisse, et désireux. fin 1944 de retourner en France, si ce n'est en Alsace, je m'adressai à lui parce qu'il était un personnage important de l'organisation OSE en vue d'obtenir un ordre de mission. Il me le procura sans la moindre difficulté, comme l'indique sa lettre du 26-11-1944 (voir ci-contre).

En rentrant à Agen. J'appris que Paul Enoch, dont j'ai rappelé plus haut combien fut utile son activité, venait d'être arrêté, et envoyé au camp de Rivesaltes. Je décidai de retourner à Rivesaltes, sans avoir la moindre idée de ce que j 'allais pouvoir faire pour lui. j'arrivai à Perpignan le 10 ou le 11 octobre. Le hasard voulut que j'avais conservé mon ancien laissez-passer des 2 et 3 octobre. J'obtins un nouveau laissez-passer pour les 12 et 13 octobre, avec la mention: "M.FUKS, Service Aumônerie". Je demandai à Mademoiselle Hess, la secrétaire du bureau du Comité de l'UGJF (elle deviendra plus tard Madame Mordoh), de me taper le chiffre " 1 " avec sa machine à écrire. Je constatai qu'on pouvait parfaitement mettre ce. "1" devant les "2" et "3" de mon premier laissez-passer. J'ai eu de la sorte deux laissez-passer pour hommes, valables pour les mêmes dates. c'est à dire: 12 et 13 octobre.

Lorsque j'arrivai au camp, je rencontrai Angeline Payen, cette employée de la Préfecture du Lot-et-Garonne, qui m'avait donné les tampons qui m'étaient si utiles, qui elle, était en possession d'un laissez-passer à son nom. Elle était venue voir un ami. Je n'eus pas besoin d'insister beaucoup pour qu'elle me le cède. Muni de la sorte, j'ai pu faire sortir du camp. dans la même journée quatre personnes : deux hommes et deux femmes, ayant bien entendu ajouté les cartes d'identité, indispensables que j'ai fabriquées sur place pour mes quatre "protégées" : Paul Enoch, un Monsieur Loeb, notre chère Lia Fenster, et une nièce de Marc Jarblum, Lia, dont j'ai déjà parlé. C'était cette jeune fille qui s'était occupée de nos enfants, et qui nous avait quittés puisqu'ils étaient maintenant en Suisse, et parce que, étant autrichienne, elle courait le risque d'être raflée. Elle avait tenté de passer la frontière suisse, mais avait été arrêtée et envoyée à Rivesaltes. Marc Jarblum était cette importante personnalité du Mouvement Qioniste en France, qui. sollicité de faire partie du Comité National de l'UGJF, s'était récusé.

Nous eûmes à affronter un triple contrôle, et tout faillit échouer. Pour sortir du camp réservé aux Juifs, il fallait passer obligatoirement par ce qui était encore le camp espagnol, car c'est là que se trouvait la véritable sortie du camp. Il y avait donc un contrôle entre la partie juive et la partie espagnole du camp. Il fallut, évidemment, prendre des précautions, pour réussir à franchir sans encombre ce premier contrôle. Car les laissez-passer que j'avais remis à Messieurs Enoch et Loeb portaient le nom de Fuks, comme le mien. De sorte qu'on devait s'arranger pour ne pas passer ce contrôle alors que s'y trouvait le même gardien, car trois personnes portant le même nom auraient pu lui paraître suspectes. Le même problème se posait pour les deux femmes que j'essayais de faire sortir avec le même laissez-passer féminin. Or, j'avais constaté qu'il y avait changement de garde à intervalles réguliers. C'est en tenant compte de ce fait que nous passâmes ce premier contrôle à des moments différents. Il se passa bien, et en principe il ne devait pas y avoir, à partir de là, de grande difficulté à sortir complètement du camp. Il y avait, malgré tout, un deuxième contrôle. Et c'est là, qu'il y eut une première difficulté. J'avais embarqué mes "quatre libérés" dans la voiture du Comité, occupée déjà par quelques enfants qui quittaient le camp en toute légalité, et nous nous approchâmes de la barrière où se trouvait ce deuxième contrôle. Je lançai une cigarette au garde qui surveillait ce qui était la véritable sortie du camp. Il dit : "Je ne fume pas", et s'adressant à moi, il me demanda :
"Qui sont ces personnes ?"
Je lui répondis: "Ecoutez, je ne les connais pas. Ils m'ont affirmé qu'ils avaient obtenu la permission de venir voir des amis, et qu'ils n'avaient pas de moyen de locomotion pour repartir. Je ne veux pas d'histoires. Je les fais descendre de la voiture, et vous vous débrouillerez avec eux."
Il me dit: "Bon, ça va ", et il leva la barrière de la liberté...
Tout allait donc pour le mieux, mais voici qu'en traversant la localité de Rivesaltes, nous fûmes stoppés par des gendarmes. Troisième contrôle, imprévu celui-là. Ils demandèrent à voir nos papiers. J'eus la bonne idée de leur montrer mon sauf-conduit qui portait la mention: "Fuks-Service Aumônerie". La présentation de ce document leur donna satisfaction, et nous pûmes continuer notre route. A peine la voiture repartie, Monsieur Loeb se trouva mal, d'émotion.
De ces quatre libérés, seule Lia vit encore. Elle s'appelle Madame Michaël, et demeure à Sydney, en Australie.

Je mentirais si je n'avouais pas que j'ai éprouvé quelque satisfaction à n'être pas venu en vain à Rivesaltes durant la première quinzaine d'octobre 1942. Et pourtant, comme ces réussites paraissent dérisoires quand on pense à la situation tragique des Juifs en ces temps-là ! De même, sais-je ce que sont devenues toutes ces jeunes filles qui, déclarées enceintes au camp de Casseneuil, purent sortir du camp ? Ont-elles survécu aux dangers qui les menaçaient, ou bien ont-elles été victimes ultérieurement d'autres rafles ? Ce qui est certain, c'est que chaque jour de liberté était un jour de gagné. Et c'est avec cet état d'esprit qu'il fallait agir pour le mieux. Que trois sur quatre de ceux que j'ai pu sortir du camp de Rivesaltes aient pu connaître la fin du cauchemar, j'en ai en la preuve. Peut-être fut-ce ainsi, également, pour la quatrième personne.

Mais par ailleurs, aider des gens à fuir, à les faire sortir du camp, de quelque manière que ce soit, n'était-ce pas indirectement condamner d'autres malheureux à prendre leur place, et à en subir les conséquences? Car, ce que les bourreaux exigeaient, c'est qu'on leur livre un nombre bien précis de déportables, et non pas Monsieur X ou Y. Il y avait donc un problème d'ordre moral. La vie d'un tel avait-elle plus de valeur que la vie de tel autre ? Peut-être, est-ce une grâce qui m'a été accordée que, plongé dans une réalité qui vous laissait peu de répit, ce problème ne s'est pas présenté alors à moi dans toute son acuité. De plus, nombreux étaient ceux qui ne voulaient plus lutter, et se soumettaient à la fatalité. Peut-être leur réaction aurait-elle été différente s'ils avaient su ce qui les attendait. Je me souviens d'un cas précis. Il s'agît d'un jeune homme appartenant à une famille anversoise, nommée Man, avec qui nous avions vécu pendant quelques semaines à Nîmes, avant de nous fixer à Agen. Nous formions alors une seule et même famille. Je lui ai proposé de le faire sortir du camp de Rivesaltes, où je l'ai rencontré par hasard. Il a refusé... "Je veux retrouver tous les miens", me dit-il. Il me fut impossible de lui faire changer d'avis.

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