La Communauté juive de Villé pendant la seconde guerre mondiale
par Christian Dirwimmer (suite)

d) Relations avec la population locale




Carte de la région
Autant le dire de suite, les relations de la famille WEILL avec la population civile avec laquelle elle fut en rapport direct furent, à de rares exceptions près, très amicales. Ce fait confirme amplement la tradition d'hospitalité dont la région fit preuve vis-à-vis des réfugiés israélites qui s'y cachèrent en grand nombre :
"23.10.1942. On a eu beaucoup de visite au Puy avant de partir. Les gens nous ont montré toute leur sympathie (...). Nous avons déménagé mardi le 21 octobre. Notre nouvelle adresse: chez M. Roussel, entrepreneur à Saugues. Nous sommes les seuls Juds (6) ici. Nos propriétaires sont bien gentils ".

"27.01.1943. Très touché par l'affabilité de nos propriétaires M. et Mme Roussel qui nous font plaisir à toute occasion possible".
La sympathie de la famille ROUSSEL s'exprimera particulièrement lors du décès du père, Théophile WEILL, survenu à Saugues le 17.09.1943 :
"Madame Roussel nous était d'un secours extraordinaire et je ne veux pas oublier ce qu'elle a fait avec un tact irréprochable. Dans la journée de vendredi, plusieurs personnes sont venues nous présenter leurs condoléances (...). Après le discours (l'éloge funèbre), bien des hommes de Saugues se sont empressés à descendre le cercueil pour le transporter dans le corbillard. Le Rabbin a fait la remarque: "Je n'ai jamais vu cela".

"28.09.1943. Hier, j'ai de nouveau travaillé chez M. Médard pour faire les volets de la ferme. Ces gens-là sont de condition humble, mais cela n'est pas en rapport avec leur état d'âme que je juge pour être très bon. Honnêteté indiscutable ".

"19.05.1944. Les gens sont très hospitaliers. La sécurité est presque garantie ".
Jean-Jacques JOSEPH, le jeune neveu de Robert WEILL, s'intègre lui-aussi très bien dans la société locale où il exerce notamment ses talents de jeune sportif. Il y fait également d'intéressantes rencontres :
"17.11.1943. J. Jacques est heureux d'avoir en ce moment la compagnie de son ami typographe-poète Robert Sabatier, réfractaire, qui vient passer l'hiver chez sa grand-mère ici".

"13.08.1944. J. Jacques s'est promené avec Robert Sabatier ".
Le bourg de Saugues compte en effet parmi ses enfants célèbres l'écrivain Robert SABATIER dont la maison natale se situe rue des Tours Neuves. L'un de ses romans les plus connu Les noisettes sauvages décrit d'ailleurs la vie à Saugues au temps de sa jeunesse.

2. Les relations avec la communauté juive

Après sa dispersion lors de l'exode de 1940, la communauté juive de Villé a rapidement renoué les liens entre ses membres. A la lecture du journal de Robert WEILL, on est étonné de constater le suivi très dense des relations entre toutes ces familles israélites, pour la plupart d'entre elles éparpillées en zone non occupée. Les relations épistolaires sont très fréquentes : à l'occasion du décès de Théophile WEILL survenu le 17.09.1943, ses proches ont reçu en l'espace de quinze jours une trentaine de lettres de condoléances émanant de la famille, directe ou lointaine, et des nombreux amis, prévenus de sa disparition. Robert WEILL reçut également plusieurs visites de familles juives réfugiées au Puy ou dans les environs.

Les visites entre familles israélites n'étaient pas rares, les enfants passaient fréquemment leurs vacances en-dehors de leur propre cercle familial ; en cas de danger, on les confiait pour quelque temps à des familles israélites moins exposées. Ces échanges ou visites, impliquant des déplacements par la route ou le train, cessèrent néanmoins au fur et à mesure que les mesures antisémites se firent plus répressives. La prudence la plus élémentaire imposait alors de rester dans son propre refuge et de ne pas s'exposer inutilement.

Le journal de Robert WEILL nous permet en tout cas de localiser avec une bonne précision le lieu de résidence de la majorité des familles juives de Villé.

3. L'antisémitisme

De par sa religion, Robert WEILL était particulièrement sensible aux mesures frappant ses coreligionnaires. Informé par la presse et la radio nationale, à la solde des occupants, mais également par Radio-Londres qu'il écoutait régulièrement et par les nouvelles circulant encore aisément au sein de la communauté juive, l'auteur s'en fait le fidèle rapporteur :
"08.10.1941. A Paris, le lendemain de Yom Kippour, des synagogues ont été dynamitées. On dit que 18000 Juifs sont enfermés. Des otages ont été fusillés par suite d'attentats contre les Allemands (...) Son neveu (d'Edgar DREYFUSS) Paul est un camp de concentration en Allemagne. Pourquoi ?".

"21.06.1942. En pays occupé, les israélites sont obligés de porter l'étoile de David sur fond jaune, quelle humiliation pour nous. Être marqué tel un bandit pendant qu'il purge sa peine. C'est une honte pour la France de se laisser mener de la sorte au bout du nez par les Allemands. Il arrive continuellement en fraude des coreligionnaires de zone occupée. Serons-nous préservés ici en zone dite libre ?".

"06.07.1942. Conversation avec Lucien Paulus. Il m'a fait part, soi-disant dans notre intérêt, de l'antisémitisme qui gronde dans le groupement du GERAL. Les Juds se mettent trop en avant et pourtant il n'y en a pas dans le comité".

"19.07.1942. Beaucoup de Juds sont obligés de partir de Clermont, les Alsaciens-Lorrains exceptés. Les Allemands ont l'intention de déporter vers la Russie 20.000 Juds de la zone occupée. L'avenir s'annonce bien sombre (...) 20.0000 Juds ont été déportés de Paris en Pologne. Les femmes sont enfermées dans des camps, les hommes dans des autres. Est-ce vrai ? Il parait que les rafles à Paris ont eut lieu samedi ".

"05.08.1942. Rencontré M. Emmanuel Lévy. Il me dit que la femme et la fille de M. Heymann, son beau-père, ont été enfermées par les boches en voulant passer la ligne de démarcation en venant de Saumur Avec eux, 25 autres ont été enfermés et on est sans nouvelles d'eux. A la suite de cette arrestation, touts les juifs ont été arrêtés à Saumur et doivent être déportés. La terreur contre les juifs en zone occupée devient toujours plus grande et il est à craindre que si les évènements défavorables se prolongent, nous aurons ici également à subir la terreur. Ici, il s'est formé une organisation SOL (Service d'Ordre Légionnaire) qui ne me parait être autre chose que la SS allemande. Ils font une grande propagande contre les juifs ".

"08.08.1942. Les jeunes israélites aux camps de jeunesse ont été renvoyés ".

"16.08.1942. A la radio, on a donné le procédé des boches pour tuer 60.000 juifs à Minsk en trois jours. Quelle horreur de tuer d'une manière aussi lâche des enfants, des femmes et des hommes. Est-ce que Dieu approuve des faits pareils ? ".

"21.08.1942. Causé avec Mme Lévy, revenue de Paris en fraude. Quelle horreur les agissements des Allemands envers les juifs. Arrestations en masse. Les hommes envoyés d'un côté (Pologne), les femmes d'un autre côté. Les enfants, on les met à l'Assistance Publique ou dans des maisons de correction. Qu'attendons-nous, juifs, pour nous grouper et prévenir aux éventualités possibles, même ici en zone non occupée. Mais quoi faire ? Toutes les frontières sont barrées. Il faut donc se contenter de cette phrase devenue proverbiale de Radio-Londres attendre avec patience et confiance ".

"24.08.1942. M. Kahn nous affirme que les juifs seront cherchés pendant la nuit. Jules s'est encore informé chez Mme Lazare dont le fils était déjà parti. Jacques et Léopold Kahn, Jules et moi on s'est réfugiés à la vigne. Mme Kahn et fils sont restés avec Myria et papa à l'appartement. Le lendemain, on a appris qu'il s'agit des juifs étrangers qui sont là depuis 1933, dont les Allemands ont demandé qu'on en livre 10.000. Qu'elle misère pour ces gens dont beaucoup sont des Allemands qui se sont réfugiés en France après les horreurs qui se sont passées là-bas".

"25.08.1942. Les juifs allemands qui ne sont en France que depuis 1933 ont été arrêtés pour être rassemblés et travailler en Allemagne, entre autres M. Lévy dont nous avons trouvé la femme désolée, Myria et moi. La population de Vals où il habite est indignée et très compatissante avec la famille, ce qui montre bien que l'opinion publique n'approuve pas ces mesures de cruauté contre les juifs ".

"06.09.1942. Protestation par les évêques contre les mesures prises contre les juifs. Protestation des Américains au gouvernement de Vichy. Les israélites étrangers qui viennent d'être arrêtés ont été transportés à Rivesaltes (7) pour être transportés ensuite en Allemagne. Les hommes séparés des femmes, et les enfants des parents. A Marseille, il paraît qu'on a procédé à des rafles dans les rues. Nous passons des moments très soucieux".

"2 7.11.1942. Hier soir on a publié de Londres que les Allemands voulaient exterminer tous les israélites de Pologne jusqu'à la fin de l'année 42".

"10.12.1942. Eu la visite de M. Gustave Weill. Il nous dit que 3000 gris-verts sont au Puy. Beaucoup de Juds inquiets. Nouvelles lois anti-juives. Les Juds étrangers ne peuvent plus se déplacer. Pour tous les Juds une carte d'identité avec J. devient obligatoire".

"17.12.1942. Affolement des Juds au Puy. On dit que Laval va livrer les Juds, et une autre nouvelle disant que dans au plus tard 45 jours les Américains seront là. Bien des gens font des projets pour aller en Suisse ou en Europe".

"09.02.1943. Giraud abolit par un décret toutes les lois raciales contre les juifs en Afrique".

"02.03.1943. Dimanche le 28.02. J'étais au Puy pour m'informer sur les bruits qui ont couru que tous les juifs devaient être arrêtés. En réalité, il ne s'agissait que des juifs étrangers. On en avait arrêté 130 pour le département de la Haute-Loire, mais finalement ils en ont gardé 30 qui ont été transportés au camp de (illisible). Tous ceux qui avaient des attaches françaises ont été relâchés. Mais un faux bruit avait d'abord couru et tous les juifs s'étaient cachés".

"16.07.1943. J'ai entendu dire que Oscar Lévy a été arrêté, ainsi que son fils et sa belle-fille sur le pont entre Tain et Tournon. A la suite d'une drôle de coïncidence, le père a dénoncé le fils. Ils ont été transférés à Drancy. Au Puy, il y a actuellement des SS. Leurs insignes, ce sont des têtes de morts".

"02.09.1943. Des rafles un peu dans toutes les villes par la Gestapo".

"15.09.1943. Hier soir, M. Cohaillon nous a avertis de l'arrivée de 7 Allemands dont un civil à l'hôtel de France. Comme il y a eu cette semaine des rafles à Issoire, on s'est mis sur nos gardes en connivence avec la famille Roussel, nos charmants propriétaires (si on frappe avant d'ouvrir, ils nous préviennent et nous descendons sur la terrasse au moyen de l'échelle qui se trouve à la fenêtre ad hoc)".

"13.10.1943. Des bruits courent sur l'acuité des lois contre les patriotes, les étrangers et les juifs à l'instigation des autorités occupantes".

"19.11.1943. Hier nous avons appris que M. et Mm Julien Bernheim de Strasbourg ont été amenés à Drancy. Leur fils aurait été tué en voulant prendre la fuite".

"03.12.1943. Au Puy, grand affolement parmi les Alsaciens juifs et non juifs. Un bruit court suivant lequel les Alsaciens de 18 à 55 ans se trouvant en France seraient incorporés dans l'armée allemande. Les juifs seraient obligés de travailler dans la compagnie Todt. Le fils Albert Lévy, médecin, a été arrêté par les Allemands à la Feldgendarmerie".

"10.12.1943. Mme Gendre nous a prévenus que, par téléphone, elle a appris qu'au Puy tous les Alsaciens et les juifs sont cachés car ils prévoient des arrestations pendant la nuit. Nous avons couché chez M. Lagrange après avoir remis les clés à M. Roussel ".

"19.12.1943. Il y a eu des rafles à Vichy et bien des gens ont été amenés dans des camps de concentration".

"31.12.1943. Reçu lettre de M. Samuel Dreyfuss. Il dit que beaucoup de coreligionnaires ont quitté Clermont".

"02.01.1944. On continue la poursuite des juifs. A Nice, une grande quantité de juifs ont été arrêtés. Les opérations ont été dirigées par le fameux boche Brunner, chef du camp de Drancy. A coups de crosse, des gens ont été bourrés dans des wagons à bestiaux. Par M. Metzger, nous venons d'apprendre qu'à Paris, il y a eu de nouvelles rafles. On dit que six personnes israélites viennent d'arriver à Saugues à l'hôtel de la Poste".

"09.01.1944. Nous venons d'apprendre qu'à Lyon ce ne sont pas les Gestapos qui ont ennuyé les Juds, mais la milice française".

"12.01.1944. Hier, voyage au Puy (...) Rencontré Samuel Lévy dont le fils est à Drancy. Cet homme a beaucoup vieilli et se fait des reproches d'avoir ouvert la porte à la Gestapo".

"03.02.1944. J. vient d'écrire qu'il y a eu des rafles à Lyon, entre autres Jacques Weill d'Ingwiller. Sa femme et deux de ses enfants ont été arrêtés. Jules, J. Jacques et moi tombons sous les nouveaux décrets".

"09.03.1944. Reçu une lettre d'oncle Jacques disant qu'il vient de recevoir une lettre d'oncle Moïse relativement optimiste, mais en supplément, au crayon, il était marqué : "Mon cher frère, on vient de nous emmener je ne sais dans quelle direction. Nous sommes malheureux, qui sait si on se reverra jamais. Mathilde, Germaine et Liliane sont avec moi ". Il est navrant de voir arrêter des gens aussi inoffensifs et paisibles".

"10.03.1944. Hier soir on a annoncé de Londres : sur demande des autorités allemandes, les préfets départementaux sont obligés de livrer la liste des israélites français et étrangers".

"13.03.1944. Des horreurs se passent de tous les côtés en France (...) Depuis plusieurs jours, une vague d'antisémitisme, attisée par les discours de Philippe Henriot (deux par jour) est fomentée. N'est-ce pas un prélude aux actes contre les israélites, peut-être exigés par l'occupant. Pour exécuter ce terrorisme, il faut évidemment exciter et préparer l'opinion publique, soit en inspirant la haine par des arguments de peu de valeur mais bien gonflés ou même quelquefois de pure invention. Tous les moyens sont bons pour arriver au but. Il faut un bouc émissaire qui peut être chargé impunément de toutes les atrocités qui arrivent actuellement, au peuple bien crédule. Les israélites dépourvus de tous droits, persécutés déjà depuis des années, cette infime minorité sans défense, est tout à fait propice à être la victime de cette lâche besogne".

"20.03.1944. Au Puy, Paul KLING et sa femme ont été arrêtés".

"07.04.1944. A Montélimar, il y a eu beaucoup d'arrestations. A Nîmes on a fait des rafles de tous les hommes qu'on supposait être juifs. On les a enfermés à la synagogue et on leur a fait passer une visite. Le fils Bernheim a été tué sur un toit en prenant la fuite. La famille a été enfermée. Le rabbin HIRSCHLER est, paraît-il enfermé (...) Clémence, la soeur de Jules, écrit qu'on a fait une perquisition pendant la nuit".

"21.04.1944. Vu Mme Emmanuel dont le fils médecin a été déporté en Allemagne. Ils sont sans nouvelles. On m'a dit que les 2 fils S. de Strasbourg ont été fusillés comme otages à Périgueux. Ils ont été arrêtés dans le train à l'enterrement de leur mère. Un ancien général Jud était la semaine dernière au Puy. Il venait du Gard et se trouve traqué comme une bête".

"27.04.1944. Hier il y a eu des arrestations au Puy par la Gestapo, dont les victimes étaient Mme Marcel Meyer, M. Georges Lev avocat, Rosenstiel, dentiste. On leur a demandé l'argent et on les a relâchés".

"02.05.1944. Presque tous les coreligionnaires ont quitté le Puy en ce moment, mais beaucoup ont réintégré le logement peu de temps après. Un cas analogue s'est produit la semaine dernière à Monistrol. La victime a été M. Goldschmitt de Mulhouse auquel on a enlevé (des hommes en civil parlant parfaitement le français et l'allemand, armés de mitraillettes) de l'or et de l'argent liquide. M. Goldschmitt a été emmené en Lozère où il a été relaxé".

"19.05.1944. Nous vivons des moments d'insécurité et d'inquiétude. Nous sommes déclarés ici et craignons des mesures générales contre les juifs".

"23.05.1944. Ce matin on a dit qu'à Montpellier et Limoges, il y aura une rafle d'israélites de 18 à 45 ans le 25 mai".

"30.06.1944. Hier, Jules a appris la nouvelle de la mort de son cousin René Weill de Reichshoffen, fusillé en Dordogne comme otage, en même temps que le beau-frère de celui-ci".
A la lecture de ces témoignages, on aura compris l'angoisse permanente dans laquelle les familles juives pouvaient vivre. Robert WEILL, résidant sous sa vraie identité et fiché comme juif, avait conscience des menaces pesant sur sa famille. Au printemps 1944, alors que la répression antisémite atteignait son paroxysme, il avait pris soin de préparer une cache :
"30.03.1944. Loué à Besseyres une petite maison à raison de 350 F par mois ".

"23.04.1944. Je viens d'exprimer mon avis de rejoindre bientôt notre gîte, car au moment du débarquement il y aura certainement de grandes difficultés pour voyager car on s'attend à la déclaration de l'état de siège dont on connaît les funestes conséquences".

"19.05.1944. Trouvé un gîte en cas de besoin".

La famille n'aura pas besoin de recourir à cette solution, la région étant assez rapidement libérée par les résistants, comme nous le verrons ultérieurement.

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