Pierre MEYER
Entretien réalisé le 21 septembre 2010 .
© P.M. & Daniel Fuks


Enfance

Mon père, Claude, ma mère, tante Lina,Pierre Lazard, moi
Je suis né le 12 octobre 1931 à Bâle, de Léopold, dit Poldi, Meyer, et Hélène Lévy.

Mon père est né en 1891 à Sierentz (Haut-Rhin). Sa fratrie comprenait en outre :
Charlotte (1882-1967), épouse de Léopold Schwob;
Lucien (1883-1947), époux de Joséphine Strauss ;
Lina (1885-1958), célibataire ;
Jeanne (1886-1965), célibataire;
Hélène (1888-1966), célibataire.
Ma mère est née en en 1896 à Blodelsheim (Bas-Rhin), et décédée en 1988 à Colmar. Sa fratrie comprenait en outre:
Sarah (1888-1974) épouse de Max Meyer ;
Jules (1892-1967) époux de Marguerite Blum ;
Lucie (1894-194-1970) épouse d'Edmond Geismar.
Mon frère Claude est né en 1926.

Avant la guerre

Nous vivions à Saint-Louis (Haut-Rhin).
J'y ai passé une enfance heureuse et paisible, sans événement marquant.
Mon père avait continué la tradition familiale de commerce de chevaux. En 1935 il est devenu représentant des huiles de moteur Antar. Nous habitions la même maison que les Jacob, et leur fille Germaine Lévy - dont le mari Edmond est décédé en 1938 - et ses fils Gérard, né en 1929 et Roland, né en 1933.
Monsieur Émile Jacob était ministre officiant et abatteur rituel de la communauté juive de Saint-Louis.

En septembre 1938, lors des accords de Munich, il y a eu une alerte générale et une ambiance de guerre. Nous nous sommes réfugiés pendant un certain temps à Bourbonne-les-Bains (Haute -Marne).

La drôle de guerre

En septembre 1939, Saint-Louis, ville frontière avec l'Allemagne, a fait partie des villes évacuées par ordre gouvernemental. La ville d'accueil prévue était Lectoure (Gers), à 900 km de là.
Cependant notre famille, avec plusieurs autres familles juives de Saint-Louis, s'est repliée sur Baume-les-Dames, dans le Doubs voisin, à 110 km.
Il y avait avec nous les familles Rein, Goetschel, Kahn, Jules Lévy & famille, évacués de Strasbourg, ma tante Lucie et son mari Edmond Geismar ainsi que ma grand-mère Mélanie Lévy. Les Jacob étaient aussi du nombre, ce qui a résolu le problème de la viande cacher. Nous avons loué un appartement assez spacieux dans une maison que nous avons partagée avec d'autres familles juives.
En novembre 1939, nous avons fêté la bar-mitzva de mon frère Claude.
J'ai fréquenté l'école primaire.

Début de la guerre - Exode

Lectoure
Le 15 juin 1940, notre vie a été chamboulée. Les évènements se sont précipités de manière chaotique pour tout le monde. Mon oncle Edmond, titulaire du permis de conduire, a eu la malencontreuse idée de laisser sa femme sur place pour conduire à Lectoure une autre famille amie qui avait une voiture mais pas de permis. Mon oncle Jules Lévy, sa femme, sa mère, ses enfants et mon frère Claude, ont pris une autre voiture pour Lectoure. Le reste a pris le train. Notre groupe comprenait mes parents et moi, ma tante Lucie, la soeur de mon oncle Edmond, épouse de Jules Lévy de Saint Avold, Maurice Geismar, célibataire, frère d'Edmond, démobilisé.

Nous sommes partis le dimanche 16 juin. Le train a pris 4 heures pour couvrir 50 km de Baume-les-Dames à Besançon, à cause du bombardement italien. J'ai vu un avion, puis un objet qui s'en est détaché pour tomber sur un pont qui a explosé; c'était une bombe. Mon père nous a ordonné de nous coucher sur le plancher du wagon. Le train s'arrêtait sous chaque tunnel pour rester à l'abri. Le chef de train a décidé de ne pas continuer, et de faire marche arrière. Le train était arrêté au bord d'un pré. Une dame cueillait des cerises, et m'en a offertes. Retour à Baume-les-Dames. Selon la saga familiale, Maurice Geismar aurait soudoyé le chef de train pour qu'il s'arrête à Baume-les-Dames et nous laisse descendre.
Arrivés dans notre appartement, nous y avons trouvé mon oncle, ma tante Sarah et son mari Max Meyer, réfugiés entre temps de Colmar.

Les Allemands ont occupé Baume-les-Dames. La maison voisine faisait office de Kommandantur allemande, gardée par des soldats qui faisaient les cent pas en passant devant nos fenêtres. Le bruit de leurs bottes m'est resté en souvenir.

Entre temps, ma famille est repartie de Lectoure pour revenir dans le Jura, mais en contournant le Massif Central par le sud, ce qui a permis à ma grand mère âgée de 71 ans, de voir la mer pour la première fois de sa vie. Ils se sont installés à Saint-Amour (Jura), qui se trouvait dans la zone sud.

En octobre-novembre 1940, ma tante Lucie et son beau-frère Maurice Geismar ont demandé officiellement à passer en zone libre, rejoindre à Saint-Amour le reste de la famille. Comme le permis tardait à venir, ils ont essayé d'y aller en fraude, mais ont été interceptés. Ma tante a passé deux mois en prison, Maurice deux mois. Ensuite ils ont pu y aller officiellement, l'autorisation étant arrivée entre temps.
J'ai été scolarisé à Baume-les-Dames.

1941 - 1944 - Coligny

En janvier 1941, nous aussi voulions rejoindre le reste de la tribu à Saint-Amour, munis de permis. Mais le quota des réfugiés était déjà plein dans le Jura, et nous avons dû trouver refuge à Coligny, dans l'Ain, à 6 km de St Amour.

À Coligny, mes parents et moi, mon oncle Max et ma tante Sara, avons partagé le même appartement. À Coligny il y avait aussi la famille Goetschel, Mme Kahn et sa fille Micheline, George Blum, frère de ma tante Marguerite, communiste, Jules Lévy de Saint Avold et sa femme. Jules Lévy de Saint Avold y avait été ministre officiant et sho'heth (boucher rituel). À nouveau, quand cela était possible, nous pouvions avoir de la viande cacher.
Nous étions très démunis, et devions vivre des seules allocations pour réfugiés. Un repas de fête pour quatre personnes consistait en un un pigeon farci avec ses abats et du pain.

Max, qui avait eu à Colmar une choucrouterie, a installé avec un voisin M. Delin une choucrouterie de fortune. M. Delin commercialisait la choucroute. Delin était aussi chef de la fanfare municipale. Grâce à lui j'ai appris le solfège et le pipeau. On m'a engagé dans la fanfare, mais comme on m'avait donné un instrument à vent qui ne me plaisait pas, je me suis désisté. Mon envie était de jouer du saxo, mais il fallait en posséder un en propre, ce que mes parents ne pouvaient pas se permettre.
Je faisais aussi partie d'un groupe laïque de jeunes, encadré par une jeune fille d'une vingtaine d'années, Melle Despatin. Nous faisions des sorties, entre autres dans une maison sur une colline isolée, appartenant à ses parents (1).

Notre vie s'est déroulée sans faits saillants. J'étais scolarisé normalement.
Nous n'avions pas de vie sociale en dehors du cercle familial. Nous avions une voisine, communiste convaincue. Aucun de nous ne s'est fait connaître comme juif, mais tout le monde le savait. Nous n'avons pas porté l'étoile jaune. Nous n'avons pas subi d'hostilité déclarée dans la ville, mais sentions une certaine méfiance envers nous.

Passage en Suisse (2) - avril 1944

Document du passage établi par les gardes frontière suisses
J'avais douze ans et demie et mon frère Claude 18. Nos parents ont décidé de nous mettre à l'abri en Suisse au moyen d'un réseau de passage clandestin.
Le voyage a débuté un jeudi par le trajet de Coligny à Bourg-en-Bresse en autobus.
À Bourg-en-Bresse, nous avons passé la nuit dans la gare, en attendant le train pour Aix-les-Bains. Cette nuit-là, j'ai entendu passer beaucoup de trains de marchandise, ce qui a frappé mon oreille et mon imagination, puisqu'on parlait déjà de trains de déportés à cette époque-là.
Vendredi matin nous sommes arrivés à Aix-les-Bains, où nous avons retrouvé la famille Jacob qui y résidait avec Germaine Lévy. Ses deux fils avaient déjà réussi à passer en Suisse. Nous y avons passé le Shabath.

Je devais faire partie d'un convoi d'enfants. Dimanche on m'a mis dans un train pour Annemasse. Je voyageais en première classe et en étais très fier. Le couple Jacob avait aussi décidé de partir en Suisse, et voyageait à part dans le même train.
Arrivés à Annemasse, nous avons été pris en charge par des jeunes filles qui nous ont amenés dans un appartement situé dans les combles d'une maison dont le rez-de-chaussée était occupé par un restaurant.
Nous y avons passé le reste de la journée à l'étroit, à quinze personnes.
La nuit tombée nous avons été pris en charge par deux passeurs qui nous ont emmenés en file indienne hors d'Annemasse, à travers la campagne, pour passer la frontière.

C'était la nuit du 2 avril 1944. Nous avons été hélés par deux soldats allemands qui se sont mis à tirer. Le groupe s'est immédiatement dispersé en désordre. Les passeurs n'étaient plus avec nous. A cause des tirs, tous les chiens alentour se sont mis à aboyer. J'en ai gardé une crainte des chiens pendant de longues années.
Un jeune couple faisait partie du groupe, portant un petit enfant de 2-3 ans sur le dos. À ce moment, ils ont posé l'enfant et se sont enfuis. Ce n'était pas leur enfant. Ils l'avaient recueilli après la déportation de ses parents. Les époux Jacob se sont fait arrêter (3), ainsi que cet enfant (4)

J'étais dans la nature, tout seul. J'ai continué dans la direction d'origine, avec pour tout bagage un sac à dos et une petite sacoche. Je suis arrivé au bord d'une route. D'un côté il y avait de grands fils de fer barbelés. J'ignorais alors que c'était ainsi que la frontière entre les deux pays était matérialisée. Au loin je voyais des lumières, et dans mon imagination, cela devait être un grand domaine allemand. J'ai entendu les pas d'une patrouille. Je me suis allongé dans le fossé. La patrouille a passé. Elle n'avait pas de chien, heureusement. J'ai marché le long de cette route. J'ai réussi à me glisser sous le barbelé. Mais il y en avait une seconde rangée. Je suis resté entre les deux rangées. A un moment donné j'ai entendu en français quelqu'un qui crie: "Halte là, les mains en l'air!".  Je me suis arrêté, à genou, les mains en l'air. En fait, il n'y avait personne. Probablement des gardes frontières ont entendu mes pas et fait leur sommation. Après un certain temps, toujours à genou et les mains en l'air, j'ai entendu une voix derrière moi qui me demande ce que je faisais là. C'était un douanier suisse. Il m'a aidé à passer la frontière en me demandant de ne dire à personne qu'il m'avait aidé.

Mon entrée en Suisse a été enregistrée au poste frontière de La Renfile - Jussy (Genève). J'ai été interné dans plusieurs camps à Genève et à Bâle, et fait un long séjour dans un santorium-aérium à Leysin (Vaud).
Finalement j'ai été recueilli par mes tantes et ma grand-mère paternelle à Bâle.
Je suis resté à Bâle jusqu'à la fin de la guerre où j'ai fréquenté l'école française.

Mon frère Claude a pu passer la frontière suisse. Étant considéré adulte, il est resté interné, où il a été embrigadé dans une équipe de bûcherons.
Pendant mon année Suisse, j'ai été en contact épistolaire avec mes parents. J'ai conservé ce courrier.
En 1944, mes parents se sont cachés dans un village près de Coligny chez des paysans, et y sont restés jusqu'à la Libération.

Après la guerre

Début 1946 j'ai rejoint mes parents à Saint-Amour, où nous avons habité avec les Edmond Geismar. Mon père était déjà incurablement malade depuis 1945. Il est décédé cette année.
En 1946, mon frère Claude est décédé huit jours près une opération d'appendicite, à Aix-les-Bains. Il avait 20 ans.
Edmond Geismar a trouvé à Colmar un emploi comme chevillard, son ancien métier.
Ma mère et moi les avons rejoints à Colmar, où nous avons essayé de reconstruire notre vie.

Notes

  1. Après la guerre nous avons appris que son père avait été un des chefs de la résistance dans la région, et qu'il y tenait son QG. Mlle Despatin nous avait familiarisés avec cette maison avec l'idée qu'au cas où son père serait dénoncé, nous pourrions témoigner n'y avoir rien vu de particulier.
  2. Lire aussi :
    Ruth Fivaz-Silbermann, Le refoulement de réfugiés civils juifs à la frontière franco-genevoise, 2000, édité par la Beate Klarsfeld Foundation.
    Ruth Fivaz-Silbermann, La Haute-Savoie, terre de refuge et tremplin vers la Suisse, dans Patrick Cabanel et Jacques Fijalkow, Histoire régionale de la Shoah en France, Déportation, sauvetage, survie. Actes du Cinquième colloque de Lacaune, 12-13 septembre 2009, Les Editions de Paris Max Chaleil, 2011.
  3. Émile et Florette Jacob ont été déportés à Auschwitz le 25 mai 1944 par le convoi n° 74.
  4. Dans les années 1990 environ, j'ai appris que cet enfant, Maurice, avait été emmené dans la prison d'Annemasse. Les soldats et les policiers ne savaient pas quoi en faire. Il a été recueilli par le maire d'Annemasse, Jean Deffaugt, qui l'a confié à une famille juive amie qui l'a adopté. Pour son action en faveur des réfugiés et prisonniers juifs à Annemasse, Jean Deffaugt a reçu la médaille de Juste parmi les Nations.


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