Faire oeuvre de mémoire :
les résidents juifs du Sonnenhof (1)
par le Docteur Othon PRINTZ


La Fondation Protestante Sonnenhof à Bischwiller est le premier établissement ouvert en Alsace-Lorraine pour l'accueil de personnes handicapées mentales. Créé en 1876 le Sonnenhof reçoit aujourd'hui, dans une structure de type "village thérapeutique" et à travers des prises en charge très diversifiées, plus de 500 malades que nous préférons appeler "résidents".

Dans le cadre d'une étude rétrospective sur l'appartenance confessionnelle de toutes les personnes reçues dans l'établissement depuis l'origine, nous avons fait une découverte tragique concernant le traitement réservé aux résidents juifs durant la second guerre mondiale.

En 1977, dans un article du JOURNAL DU SONNENHOF, nous notions que la loi secrète d'Hitler sur l'euthanasie des malades mentaux et des handicapés n'a pas été appliquée aux résidents de notre Fondation.
"Par contre - écrivions-nous - la déportation des juifs a malheureusement touché le Sonnenhof. Deux malades de confession juive avaient été recensés pour être ‘transférés' ailleurs. L'un a effectivement été déporté et n'est plus revenu. Le second, qui devait être emmené le même jour - l'histoire est tragi-comique - doit son salut aux conséquences d'une diarrhée émotionnelle : lorsqu'il a été saisi par les autorités SS, ceux-ci, pressés derepartir, ont décrété que du fait de l'odeur insoutenable, ils allaient revenir avec une autre voiture, un autre jour…Ils ne sont jamais revenus…"
Notre affirmation se basait sur ce que nous avions comme documentation à disposition à ce moment, ainsi que sur la foi de deux témoignages : celui du médecin d'alors et celui d'une éducatrice en fonction à cette époque.

Aujourd'hui l'exploitation plus précise des documents à notre disposition et la découverte de nouveaux éléments, nous conduit à formuler cette tragique conclusion : tous les résidents juifs, sans exception, ont été hélas déportés. Un seul, le "miraculé de la belle histoire" citée plus haut, est revenu.

Le 31 décembre 1939 le Sonnenhof accueillait dix résidents de confession juive. Le 31 décembre 1942 il n'y en avait plus aucun. Que sont-ils devenus ?

Le premier départ

En date du 24 juillet 1940 nous avons noté sept départs. Cinq hommes ont été recherchés au Sonnenhof à Bischwiller et deux femmes à l'annexe des Trois-Tilleuls d'Oberhoffen. Les résidents étaient âgés de 7, 17, 19, 21, 27, 35 et 55 ans.
La durée de séjour à la Fondation était respectivement de 2, 3, 9, 10, 13, 21 et 36 ans. Trois étaient originaires de Strasbourg, un de Haguenau, deux de villages du Bas-Rhin et un de Cernay dans le Haut-Rhin.

Le départ de tous les sept, mentionné dans un registre général et officiel dit "Registre des Admissions" comporte l'observation manuscrite française suivante : "24.7.40 transf. à l'intérieur p. G"

La même mention apparaît encore dans le cas d'un résident protestant né à Strasbourg. Il est probable, mais non établi avec certitude, que sa mère était juive.

Dans le cadre de nos recherches nous avons pu retrouver à Trois-Tilleuls un document original, mais non officiel, qui relate les mouvements des résidentes de l'annexe du Sonnenhof. Dans les deux cas de personnes déportées nous trouvons la mention suivante : "24.7.40 wurde v. Militär abgeholt"

Le deuxième départ

En date du 10 décembre 1942 ont eu lieu trois nouvelles déportations. Il s'agit des deux seuls résidents juifs qui demeuraient encore à la Fondation. En effet, une résidente qui restait après la première rafle était décédée le 12 novembre 1942, soit un mois avant la seconde déportation. Les résidents concernés étaient âgés de 17 et 19 ans et avaient séjourné au Sonnenhof durant cinq et neuf ans. L'un était né à Cologne, l'autre à Metz. Dans le registre officiel il est noté, cette fois en allemand, l'observation suivante : "10.12.42 durch Sicherheitsdienst".

Aux deux déportations de résidents juifs il faut ajouter l'expulsion par les nazis, à la même date et avec la même mention, d'une résidente originaire de Moselle de confession catholique mais dont le père était juif.

Que sont devenus les résidents déportés ?

Faire oeuvre de mémoire revient à suivre la trace laissée par chaque personne. Voici le point actuel de nos recherches :

Les déportations du 24 juillet 1940

Les déportations du 10 décembre 1942
Quatre observations en guise de conclusion provisoire
  1. Nous constatons tout d'abord que les premières déportations, celles du 24 juillet 1940, concernentexclusivement les juifs alsaciens. Cette rafle, effectuée par "G", lettre qui désigne la Gestapo, se situe dans le cadre général de l'expulsion de tous les juifs d'Alsace. L'historien Bernard Vogler note dans son ouvrage sur L'histoire politique de l'Alsace que c'est précisément en juillet 1940 que les déportations de juifs ont été les plus massives.
    A Bischwiller et à Oberhoffen - qui fut annexé sur le plan administratif à Bischwiller - les Allemands ont installé comme Maire le badois Karl Doll le 22 juin 1940, c'est à dire le lendemain de l'entrée des troupes allemandes dans la ville. La veille, c'est à dire le 20 juin 1940, Wagner avait été nommé par Hitler Gauleiter pour l'Alsace.
    Dans son Histoire de Bischwiller, Walter Rinkenberger relate que c'est en juillet et août 1940 que le Parti national-socialiste a arrêté les citoyens israélites qui n'avaient pas pu quitter la ville.
    Ainsi l'histoire générale de l'Alsace, l'histoire de la ville de Bischwiller et celle, très particulière du Sonnenhof, se rejoignent dans le malheur. Avec une méticulosité démoniaque il fallait, avant toute autre préoccupation, rendre notre province "pour la première fois de son histoire, libre de tout juif" ( "Judenfrei zum ersten mal in seiner Geschichte" ).

  2. Les "transferts à l’intérieur" des résidents juifs alsaciens se situaient ainsi dans le droit fil de ce qui se passait par ailleurs. Pour la direction et le personnel, il n'y avait sans doute pas lieu, dans ce contexte, de s'étonner outre mesure de ces départs. En tous les cas les personnes employées au Sonnenhof à cette époque que nous avons questionnées en 1977 n'ont pas souligné cet événement. Seul un résident, relativement peu handicapé, interrogé par nous en 1996, en a gardé quelques traces dans sa mémoire ; il a commenté l'épisode par cette phrase terriblement révélatrice de l'esprit général régnant alors dans nos contrées : "Wass welle n'r, es sin ewe Jüdle g'wenn !" ( "Que voulez-vous, c'étaient de p'tits juifs !" )

  3. La seconde intervention, celle du 10 décembre 1942, a manifestement beaucoup plus marqué les espritsque les premiers départs. Les gens commençaient à se douter des intentions des nazis. Ainsi il s'est avéré que les témoignages des membres du personnel, que nous avons recueillis en 1977 parlant de deux déportations de résidents juifs, se référaient à 1942 mais il y a eu "télescopage" avec 1940 au niveau des noms des résidents raflés. Il est probable aussi, mais non confirmé, que le directeur de l'époque a pu éviter la déportation à une résidente protestante d'origine juive.

  4. Notons encore, à titre subsidiaire, que la mention des premières déportations est consignée en français dans le registre officiel. Nous avons constaté par ailleurs que la dernière note en français a été effectuée en date du 11 mars 1941 et la première en allemand le 31 mars 1941 ! Le même directeur étant en place et la même secrétaire ayant tenu le registre, l'orientation générale de l'établissement n'allait manifestement pas dans le sens de la collaboration avec l'occupant.

Questionnement

Le problème soulevé par l'expulsion de tous les résidents juifs du Sonnenhof durant la période nazie est d'abord un constat dramatique que nous avons à assumer, aujourd'hui comme hier et demain.
Que cette vérité tragique ait été si longtemps cachée, voire enjolivée, doit nous interroger.
Qu'elle m'ait été révélée, dans son ampleur et sa brutalité, après le terme de mon mandat, alors qu'elle s'est clairement posée à moi dès le début de celui-ci, me trouble. Pourquoi ? Pour quoi ?

A part une sorte d'obligation de rappel au devoir de vigilance face à d'éventuelles agressions nouvelles envers les personnes handicapées, je n'ai pas trouvé de réponse satisfaisante à mon questionnement très personnel.
Aussi, je ne puis pour l'heure faire autrement qu'écouter ceux qui ont connu, dans leur chair et leur âme, les atrocités de la Shoah, qui ont survécu à l'holocauste et de surcroît sont à même de nous en
parler.

Elie Wiesel est l'un de ces témoins. A la femme du pasteur Niemoeller il a confié cette parole : "Das Geheimnis der Elösung heisst Erinnerung" - "Le secret de la délivrance s'appelle souvenir" ou
encore : "C'est au coeur de la mémoire que se trouve le mystère de la rédemption."

Dans cet esprit nous nous sommes adressés au mémorial de Yad Vashem à Jérusalem.
Aujourd'hui les noms de Lucien, Caroline et Alice sont inscrits et, selon les termes de la lettre que nous avons reçue, "conservés dans la Salle des Noms et leur souvenir perpétué à tout jamais à travers les générations futures."

Othon Printz          
6.7.1999          

NOTES
  1. L'étude complète peut être consultée au Service International de Recherches – Grosse Allee 5-9 D-34444 BAD AROLSEN.
  2. Par l'intermédiaire de l'Ambassade de France auprès de la République Fédérale d'Allemagne, le Service International de Recherche nous a communiqué le 27.03.1999 la réponse suivante : "…conscients de l'oeuvre de mémoire que désire accomplir le Docteur Printz, nous avons procédé, à titre exceptionnel, à une vérification de notre fichier central de Noms. Celle-ci n'a toutefois pas permis de relever les noms des personnes en question."
    Le 11.5.1999 le Mémorial du Martyr Juif nous a fait savoir que "les trois personnes mentionnées ne figurent pas dans les listes originales des convois de déportation."


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