JEAN
SAMUEL

LE RÉCIT
(sonorisé)

J. SAMUEL
témoigne au
Parlement
européen de
Strasbourg

(film)

PIKOLO -
J. SAMUEL
témoin en
mouvement

(film)

IL
M'APPELAIT
PIKOLO

(livre)

"Que nous le voulions ou non, nous sommes des témoins et nous en portons le poids" - Jean Samuel (suite)


Personne ne nous parlait de l'existence des chambres à gaz…
Nous sommes sortis de là habillés en forçats, avec des numéros. Ce qui était peut-être le plus difficile à accepter à ce moment-là, c'est que personne ne nous parlait de l'existence des chambres à gaz. Or plus de la moitié de notre convoi de mille cinquante personnes a été liquidée la première nuit. J'en ai voulu aux anciens qui étaient là de ne pas nous tenir au courant. Et puis j'ai fini par me ranger à leur idée : nous n'étions pas capables d'imaginer qu'en l'espace d'une seule nuit, on ait dû faire table rase de tant de vies humaines.
C'était impensable, incroyable.
Les camarades qui n'ont pas su accepter la réalité sont devenus ce que l'on a appelés des "musulmans" : ils se sont laissés aller. Ces gens - fussent-ils votre père, votre frère -, vous ne pouviez plus rien pour eux, ils étaient hors du monde… Ils sombraient, ils se sont laissé mourir. Ils étaient moribonds pendant des semaines et des semaines. Les anciens du camp étaient capables de dire, non pas qui survivrait, mais qui ne supporterait pas. Ils le voyaient rapidement.
Le choc de l'arrivée et le choc, par la suite, de la "Marche de la mort" ou,du moins, de la libération, ont été les moments les plus difficiles à vivre, à survivre…

L'École des lettres. – Quelle a été votre réaction lorsque vous avez compris ce qui se passait dans ce camp ?
Jean Samuel. – J'ai appris assez rapidement ce qui se passait parce que, pendant quinze jours, notre convoi a été en quarantaine - c'était une chose rare, inhabituelle. Nous sommes donc restés au camp au lieu d'aller tout de suite à l'usine, à Buna. Il s'est trouvé alors que j'ai accompagné un jeune Lorrain pour nettoyer les sentiers du camp : on ramassait les bouts de papier, etc. On passait même entre les barbelés
désélectrifiés pendant que les gens étaient au travail à l'usine. Il m'a raconté qu'il avait perdu ses parents à l'arrivée. C'est là que j'ai appris ce qui se passait, peut-être huit ou dix jours à peine après notre entrée dans le camp.
Je ne saurais plus vous dire aujourd'hui comment j'ai réagi. C'était un moment terrible, mais il fallait y passer : si incroyable qu'elle soit, on ne pouvait pas occulter cette réalité. Il n'y avait pas de "conseiller". Chacun a dû petit à petit essayer d'admettre ce qui se passait comme une vérité. C'était très difficile, mais il fallait le faire, sans quoi on ne pouvait pas survivre. Il fallait en prendre conscience, comme il fallait prendre conscience du risque quotidien - je dirais même de chaque instant - que cela puisse vous arriver à vous : même quand vous travailliez, vous pouviez vous mettre en situation de danger de mort…

Se laver, c'était rester un peu plus humain…
Pendant un certain temps, j'ai essayé de me laver. Cela exigeait beaucoup d'efforts : d'abord, il fallait coincer ses affaires pour qu'on ne les vole pas, car si on ne les retrouvait pas, on devait le payer avec du pain, donc avec son sang, si on peut dire. Mais se laver, c'était rester un peu plus humain. Et il n'était pas toujours possible, le matin, de trouver un robinet d'eau froide disponible. Il y avait quelques robinets, non pas à l'intérieur du Block, mais dehors, devant les toilettes.
Se laver, c'était comme l'amitié : une chose qui permettait de ne pas sombrer définitivement.
Pour le reste, je crois qu'on essayait d'être gris : ceux qui étaient trop grands, trop petits, ou qui avaient quelque chose de très particulier permettant de les distinguer, avaient plus de risques de frapper l'œil d'un SS. Il fallait petit à petit essayer de s'adapter aux réalités de la chose, même si c'était très difficile. Ceux qui n'ont pas pu n'ont pas survécu. Mais personne ne vous enseignait rien, c'était à vous d'apprendre – à vous d'apprendre ce qu'était la faim, par exemple. Elle était terrible, mais la soif était pire. Or il était impossible de boire. On nous avait vite prévenus : "Ne bois jamais que ce qu'on te donne" - le café, ou soi-disant café, du matin, ou les soupes, mais jamais une goutte d'eau provenant d'un robinet. Sinon, inévitablement, on était candidat au typhus ou aux entérites.
Même au mois d'août, quand nous avons dû déblayer dans la poussière les gravats des premiers bombardements de l'usine de la Buna, il était impensable de boire une goutte d'eau. Et il est beaucoup plus difficile de lutter contre la soif que contre la faim. Cela dit, il n'y a pas de règle générale : certains, souffrant vraiment plus que d'autres de la faim, ont eu beaucoup de mal à s'adapter…

Avoir fait de l'allemand au lycée a été un élément important de ma survie
L'allemand aussi était très important : si on se trouvait face à un SS, il fallait se mettre au garde-à-vous, enlever la petite "Mütze", le petit béret que l'on portait et où était inscrit notre numéro, qui l'était aussi sur la veste et sur le pantalon, et énoncer en allemand un nombre de six chiffres. Avoir fait de l'allemand au lycée a été un élément important de ma survie.
Primo raconte dans son livre que, pendant quatre ou cinq jours, il a payé de son pain, donc de son seul substrat solide pour survivre, un jeune Alsacien. Et il ajoute que jamais, de toute sa vie, il n'a fait un investissement plus utile que ces quelques leçons d'allemand qui lui ont au moins permis de comprendre les ordres hurlés en allemand. Ces ordres, il fallait les exécuter immédiatement, sans quoi on recevait des coups. Et, quand on avait commencé à recevoir des coups, on en attrapait de plus en plus… L'allemand était la langue universellement adoptée, mais pas toujours comprise par tout le monde. Le yiddish était très parlé au camp, ainsi que le polonais. Les Polonais étaient nombreux : ils étaient arrivés à Auschwitz les premiers, avant les Juifs ; ils avaient commencé à construire le camp à partir de 1941, je crois.
J'ai connu des Grecs francophones, des Italiens francophones. Mais ma situation était très particulière : il y avait beaucoup de francophones dans le Kommando de chimie, beaucoup plus que dans certains Kommandos moins "intellectuels" ou, pour le dire autrement, moins "spécialisés". La situation dans le Kommando de chimie n'était donc pas comparable à celle que l'on rencontrait dans d'autres Kommandos.
Par exemple, dans le premier où j'ai été, je n'ai pratiquement eu de rapports avec personne : on n'avait pas le même voisin de toute la journée et, le soir, on se quittait sans savoir qui il était.

Notre kapo, un criminel allemand non juif, avait demandé si quelqu'un savait laver ou repasser...
On passait la journée dehors, à transporter à quinze ou vingt des arbres énormes. Ça a duré deux mois et puis, au moment de sa création, j'ai pu entrer dans le Kommando de chimie. Je suis devenu Pikolo par hasard, et aussi parce que je comprenais l'allemand.
Notre kapo, un criminel allemand non juif, avait demandé si quelqu'un savait laver ou repasser. J'ai levé le bras, avec les risques que cela comportait : le risque qu'il trouve le travail mal fait, le risque sexuel aussi car, souvent, les plus jeunes devenaient des "amis de cœur", pour le dire gentiment.
J'ai eu de la chance : soit je ne lui plaisais pas, soit il avait un autre ami. Je ne suis resté Pikolo que deux mois. Après, on a changé de kapo et je suis rentré dans le Kommando comme tout le monde. C'est donc dans ce Kommando que j'ai fait la connaissance de Primo Levi.

Vous savez comment on disait "jamais" au camp ? "Morgen früh" : "demain matin"
Primo Levi

La façon dont je l'ai rencontré est assez étonnante. C'était un jour où les avions américains prenaient des vues de l'usine de Buna : on devait y fabriquer un caoutchouc - il n'a jamais existé parce que, le jour où l'usine a été prête, les Américains sont venus la bombarder, au mois d'août. Donc ma rencontre avec Primo Levi a dû se passer au mois de mai : nous nous sommes retrouvés dans une petite baraque sur cet immense chantier où nous travaillions et qu'utilisent aujourd'hui les Polonais. J'ai lu récemment qu'il représentait quelques centaines de kilomètres carrés : c'est une usine immense. Nous nous sommes retrouvés seuls tous les deux dans cette petite baraque en bois, sur la partie non construite du chantier, qui à l'époque était importante. Et nous avons pu parler.
C'était un moment étonnant : il était exceptionnel de n'avoir ni kapo, ni Meister de l'usine, ni SS derrière nous. Les Allemands s'étaient précipités dans les souterrains pour se protéger d'éventuels bombardements - nous, nous n'avions pas le droit d'y aller. Nous avons eu ainsi une demi-heure de conversation privée. La chose était très rare au camp - pour deux raisons : d'abord on ne pouvait pas se parler à cause du bruit et de la fatigue ; ensuite, parler de son passé demandait des jours et des jours de récupération. Notre vie, c'était un moment, un quart d'heure, une demi-heure… Il n'y avait ni passé ni avenir. Vous savez comment on disait "jamais" au camp ? "Morgen früh" : "demain matin" - c'était l'expression pour "jamais". Nous étions toujours dans l'instant : il fallait faire attention à soi, à ne rien commettre qui soit défendu – or tout était défendu.
Et Primo et moi avons eu ce moment extraordinaire, pour moi un moment lumineux, plein de soleil, et, curieusement, Primo ne s'en rappelle pas. Je crois que c'est la vie : quelquefois on vit le même événement, mais pas de la même façon. Nous nous sommes revus souvent par la suite : on bavardait quand on pouvait. Et puis, un jour, je lui ai demandé de m'accompagner pour la corvée de soupe. Elle faisait partie de mes attributions agréables - encore fallait-il trouver quelqu'un qui veuille bien vous aider à porter cinquante litres de soupe sur un kilomètre, ou plus.
Cet épisode a donné lieu au chapitre du "Chant d'Ulysse" dans Si c'est homme. Primo m'a demandé : "De quoi peut-on parler ?" Je ne sais plus pourquoi j'ai répondu : "Donne-moi une leçon d'italien." Il a dit : "Pourquoi pas ?" Et il a essayé de reconstituer des vers du chapitre d'Ulysse de l'Enfer, de Dante. J'ai trouvé extraordinaire que, dix ans après la fin de ses études, il ait pu reconstituer un poème moyenâgeux plein d'expressions difficiles. Il n'a pas tout retrouvé, mais pour lui aussi ç'a été un moment extraordinaire.
"Attention, Pikolo, ouvre grands tes oreilles et ton esprit, j'ai besoin que tu comprennes.
"Considerate la vostra semenza
Fatti non foste a viver come bruti
Ma per seguir virtute e conoscenza
."
"Considérez quelle est votre origine
Vous n'avez pas été faits pour vivre comme brutes.
Mais pour ensuivre et science et vertu."
Et c'est comme si moi aussi j'entendais ces paroles pour la première fois : comme une sonnerie de trompettes, comme la voix de Dieu. L'espace d'un instant, j'ai oublié qui je suis et où je suis.
Pikolo me prie de répéter. Il est bon, Pikolo, il s'est rendu compte qu'il est en train de me faire du bien. À moins que, peut-être, il n'y ait autre chose : peut-être que, malgré la traduction plate et le commentaire sommaire et hâtif, il a reçu le message, il a senti que ces paroles le concernent, qu'elles concernent tous les hommes qui souffrent, et nous en particulier ; qu'elles nous concernent nous deux, qui osons nous arrêter à ces choses-là avec les bâtons de la corvée de soupe sur les épaules. […]
Je retiens Pikolo : il est absolument nécessaire et urgent qu'il écoute, qu'il comprenne ce "come altrui piacque" avant qu'il ne soit trop tard ; demain lui ou moi nous pouvons être morts, ou ne plus jamais nous revoir ; il faut que je lui dise, que je lui parle du Moyen Âge, de cet anachronisme si humain, si nécessaire et pourtant si inattendu, et d'autre chose encore, de quelque chose de gigantesque que je viens d'entrevoir à l'instant seulement, en une fulgurante intuition, et qui contient peut-être l'explication de notre destin, de notre présence ici aujourd'hui..."
(Primo Levi, Si c'est un homme)    
Quinze jours après sa mort, on a enfin retrouvé Primo dans la plénitude du livre.

L'École des lettres. – À quel moment avez-vous découvert Si c'est un homme" ?
Jean Samuel. – Je n'avais que le texte du passage qui me concernait, mais que Primo n'a jamais voulu me traduire. La première traduction française a paru en 1961 ou 1962. C'était un non-sens absolu quant au titre, puisque, au lieu de Si c'est un homme, la traductrice avait écrit "J'étais un homme", ce qui est une horreur. Primo a fait détruire cette première édition.
La seconde a paru plus de vingt-cinq ans plus tard, après sa mort… Oui, quinze jours après sa mort, on a enfin retrouvé Primo dans la plénitude du livre et une bonne traduction. C'est là seulement que j'ai lu pour la première fois, vraiment avec précision, le chapitre du "Chant d'Ulysse".

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