J'ai dix ans, moi Nathanaël, quand mon tonton Jo me raconte son histoire, même si ce n'est qu'une partie de son histoire. Chaque fois que nous lui rendons visite chez lui, il en parle. Il en parle à mes parents, à ses amis et à tous ceux qui sont là. Et chaque fois il finit par pleurer et par se faire gronder par tata Fernande qui ne veut pas qu'il se mette dans des états pareils et lui demande de ne plus en parler. Mais mon tonton Jo lui répond qu'il ne peut pas ne pas en parler, qu'il y pense tout le temps. Qu'il y pense tous les jours et toutes les nuits. C'est dur pour moi de le voir pleurer. Les adultes, les grands ne pleurent jamais.

Notre professeur de français nous a demandé de bien écouter et de bien retenir les souvenirs de nos proches, alors j'écoute avec attention mon tonton Jo. Je pense ne pas avoir tout saisi, je suis sûr que je n'ai pas tout compris. Tonton a vécu dans un monde, dans un univers qui n'est pas le même que celui dans lequel je vis. Mon père n'est pas parti à la guerre et n'a pas été fait prisonnier. Je ne me trouve pas seul, orphelin et en plus emprisonné. A la maison, j'ai mesuré à la règle trois centimètres du grand pain de campagne. Lors du Yom Kippour, à la maison, nous observons le jeûne, ce qui veut dire que nous ne mangeons et ne buvons pendant 24 heures. Cela est dur, mais j'ai réussi cette année. Et bien je peux dire que les trois centimètres du pain c'est peu, c'est plus que peu. Pourtant je mange bien tous les jours de la semaine, pourtant je suis en bonne santé et quand j'attrape une grippe, papa et maman sont aux petits soins pour moi. J'ai un lit bien chaud, douillet et pendant ma maladie j'ai droit à plein de bonnes choses encore meilleures que d'habitude. Ce qui m'a particulièrement fait de la peine dans l'histoire de tonton Jo, c'est son anniversaire dans le camp. A mon anniversaire je reçois plein de cadeaux, j'ai aussi un grand gâteau avec des bougies, et tous mes amis sont réunis autour de moi pour fêter ce jour heureux. Mes frères, ma soeur, mes cousins et mes cousines, comme tous ceux que je connais ont d'aussi joyeux anniversaires. Je ne sais pas si j'aurais la force et le courage d'aller mendier un bout de pain à quelqu'un de forcément méchant, prêt à me donner un coup de bâton plutôt qu'un peu de nourriture. De même, je ne sais pas si, affamé, j'aurais la générosité à partager ce bout de pain avec ma petite soeur. Le petit bout de pain pour sauver ma VIE.

Est-ce que mon ventre gargouillant et ma tête pleine d'images de repas pantagruéliques, comme tonton a raconté, auraient accepté de laisser un peu de cette miraculeuse providence ? Quand je pense aux nombreuses fois où j'ai chapardé le dernier kinder country du paquet plutôt que de le laisser à un de mes frères. Où alors, parlons des bonbons que je refuse de donner à ma sœur. Honnêtement, tonton Jo, je n'aurais pas eu ta force. L'histoire de mon tonton Jo m'a fait pleurer. J'ai pleuré parce que je me suis imaginé à sa place, parce qu'il avait alors le même âge que moi, et que je me suis imaginé dans le froid, avec les poux, avec les maladies, entouré de gens mauvais armés de fusils et de matraques. Et surtout j'ai pleuré ses copains et copines de l'orphelinat, ceux et celles qu'il a rencontrés à Drancy, à Bergen-Belsen, tous ceux qui ne sont pas revenus avec lui, tous ceux qui sont morts.

Tonton Jo dit en parlant d'eux, qu'ils ne sont pas revenus, il ne dit pas qu'ils sont morts. Pourtant ils sont morts là-bas, dans le camp, dans le train avant d'être délivrés, puis même à Tröbitz lors de l'épidémie de typhus.

Tonton Jo s'en souvient très bien, le train arrêté en rase campagne, ou plutôt en plein bois, au milieu de rien. Des rails devant, des rails derrière. Les Allemands les ont abandonnés là, ils sont partis dans la nuit et tous les occupants du train sont restés seuls. Nous sommes allés voir où cela s'est passé. Papa, Maman, mes frères, ma soeur et moi-même, nous y sommes allés l'année dernière. Là bas, au kilomètre 137 depuis Berlin. Et tonton Jo descend du train pour trouver quelque chose à manger. Et tout d'un coup, un cheval avec un cosaque sur son dos s'approche. Cheval et cosaque tout droit sortis d'un livre. Et tonton Jo tout émerveillé, petit garçon qui a lu Michel Strogoff, voit s'avancer au devant de lui son héros, son sauveur.

....Moi, je ne veux que des livres d'aventure faits pour rêver. Moi, Nathanaël, je ne veux pas vivre quelque chose d'aussi inhumain, d'aussi barbare et d'aussi sauvage. Je ne veux pas que d'autres enfants semblables à moi, voient leurs parents mourir, et qu'orphelins ils restent seuls dans la faim et la froidure, sans le moindre soin, sans compassion. Pourtant, je vois cela à la télé, presque quotidiennement. Je vois des horreurs retransmises depuis les pays en guerre.

Je suis content d'avoir eu à faire ce travail d'interview car je pense qu'en transmettant ces histoires personnelles de génération en génération, qu'en en parlant dans les écoles, qu'en travaillant sur ces sujets douloureux, sur ces événements horribles on empêchera que cela se reproduise dans nos pays civilisés et dans le monde entier. Si tout le monde en parle, si tout le monde s'unit, les puissants, les destructeurs ne pourront plus faire ce qu'ils entendent sur la planète.

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