Je suis né le 22 mars 1930 à Strasbourg. Mon père était né dans une famille juive, installée en Alsace depuis le dix-neuvième siècle. Il a travaillé dans l'industrie du bois et du textile. Ma mère, de nationalité suisse, est arrivée en France avec son frère qui a été admis à l'école de chimie de Strasbourg. Mes parents se sont mariés en 1929. Mon frère Michel et moi habitions à Strasbourg et étions élèves des petites classes du lycée Fustel de Coulanges jusqu'aux grandes vacances 1939.

C'est pendant notre séjour à Trouville que nous avons appris par la radio - la télévision n'existait pas encore - qu'une guerre contre l'Allemagne se préparait. Elle a été déclarée le 3 septembre 1939. Mon frère et moi, nous avions 9 ans à l'époque. Nous n'avions aucune idée de la situation politique et nous ne savions pas ce qu'était une guerre. Mon père a été mobilisé et il est parti comme soldat. Nous ne pouvions pas rentrer chez nous à Strasbourg. Strasbourg est devenue une zone militaire interdite aux civils. Ainsi, à la rentrée de septembre 1939, mon frère et moi-même sommes allés dans une école chrétienne à Trouville. Je me souviens qu'au début des cours nous récitions dans la cour "donnez-nous notre pain quotidien".

Pendant quelques mois ce fut "la drôle de guerre", et il ne se passait pas grande chose. Brusquement les Allemands ont envahi la France par le nord et l'est, et on parlait de "guerre éclair" (Blitz Krieg en allemand). Nous avons quitté Trouville d'urgence et sommes partis en voiture dans le sud de la France. Le voyage a été mouvementé - plus tard on a appelé un pareil voyage "EXODE". Finalement, nous sommes arrivés à Bergerac, la ville où une partie de la famille suisse de ma mère était réfugiée dans un petit château du dix neuvième siècle entouré de vignes. Nous, les enfants sommes allés à l'école de Bergerac. A la fin de l'année scolaire de 1940 nous y avons passé l'examen d'entrée en 6ème. L'invasion allemande s'est arrêtée au niveau de la Loire séparant ainsi la France en deux parties. Au nord, il y avait la zone occupée, au sud, la zone libre, ceci suite aux accords d'armistice signés le 22 juin 1940 entre le gouvernement du maréchal Pétain et les Allemands.

Pendant l'été 1940 nous avons quitté Bergerac et sommes entrés en 6ème au lycée Casimir Perier de Marseille. Au bout de quelques mois ce lycée devenait le "Lycée Maréchal Pétain". Lors de la cérémonie de changement de nom, le proviseur a dit une phrase à double sens : "Je hais les mensonges, comme le Maréchal". Nous sommes restés à Marseille jusqu'à la fin de la 5ème. Je me rappelle un épisode douloureux : mon camarade de classe le plus proche m'a annoncé que sur l'ordre de ses parents, il ne pouvait plus me fréquenter parce que j'étais un sale juif. A mon âge, ceci était totalement incompréhensible. Voilà ma première expérience de l'antisémitisme. Notre classe était divisée en deux clans qui se battaient à la sortie D'un côté il y avait les résistants et les gaullistes, et de l'autre, les collaborateurs. Bien sûr, les enfants de 10 ou de 11 ans se comportaient selon les opinions politiques de leurs parents. Notre chef était un garçon d'origine arménienne. Son peuple avait subi des persécutions racistes de la part des Turcs. Un autre souvenir me vient de la participation au mouvement des Eclaireurs de France où nous chantions "Maréchal, nous voilà"...

En 1942, les Allemands ont supprimé la "zone libre". Nous avons été obligés de quitter Marseille pour ne pas être arrêtés. Nous sommes partis en Suisse profitant de la nationalité suisse de ma mère. Je me souviens d'être resté quelque temps à Aix-les-Bains, où j'allais au lycée technique. La veille de notre départ, mon frère et moi avons remis une fausse excuse. Notre professeur de sciences nous a fait venir pour nous dire qu'il savait parfaitement où nous allions, et nous a souhaité bonne chance. Il nous a dit qu'il était protestant, et que les protestants avaient également été persécutés. Ensuite nous avons passé la frontière entre la France et la Suisse, clandestinement.

Nous avons quitté Aix-les-Bains dans un bus la nuit avec une dizaine de personnes. Nous avons dormi dans une grange. A l'aube nous avons traversé une forêt avec deux ou trois passeurs. Les passeurs ont perdu le chemin. C'est grâce à une boussole que nous, les enfants, avions emportée, que nous avons pu le retrouver. Après avoir descendu une pente et traversé à gué une petite rivière, nous sommes remontés à nouveau dans la forêt et après, nous nous sommes trouvés près des champs. Les passeurs nous ont dit que nous étions enfin en Suisse. Il commençait à faire jour, nous sommes parvenus à un arrêt de bus lequel est arrivé peu de temps après. Mon frère et moi, étant enfants, nous ne nous sommes pas rendus compte du côté dangereux de l'aventure. Bien plus tard, nous avons compris à quel danger nous avions été exposés.

De Genève nous sommes passés à Lausanne où nous habitions d'abord à l'hôtel et ensuite dans un appartement. Ma mère, mon frère et moi-même n'avions pas de problèmes grâce à la nationalité suisse, mais notre père était de nationalité française. De ce fait, il a dû passer quelques mois dans un camp de transit avant de nous rejoindre à Lausanne. Après quelques semaines de préparation dans une école privée, mon frère et moi avons réussi l'examen d'entrée en 4ème du Collège Classique Cantonal de Lausanne. Je garde un bon souvenir de ma scolarité en Suisse, bien que les programmes aient été poussés en latin et allemand, langue obligatoire en Suisse. Les élèves ne portaient pas d'uniforme, mais une casquette avec un écusson ovale blanc et vert, couleurs du canton de Vaud. Les professeurs étaient plus proches des élèves qu'en France et le collège organisait beaucoup d'excursions dans les environs de Lausanne. Ayant fait deux ans d'anglais, j'ai pris grec en option en sus de l'allemand, ce qui m'a permis, quelques 44 ans plus tard, de lire les noms des stations du métro à Moscou. L'alphabet grec ressemble à l'alphabet cyrillique russe.

Nous avons vécu jusqu'à la fin 1944 en Suisse et ensuite nous sommes revenus à Marseille dans le même appartement, quitté en 1942. Pendant notre absence, celui-ci avait été occupé par un des chefs de la résistance du sud de la France.

Cet homme, devenu général à la fin de la guerre, avait été arrêté par la milice, mais profitant du passage devant lui d'un des miliciens il avait sauté par la fenêtre. Il s'était cassé une jambe, mais, heureusement avait été sauvé par un gendarme posté en garde devant la maison et qui faisait partie de la résistance. Dans l'appartement nous avons vu le trou fait par la balle dans le mur et nous y avons découvert toute une correspondance avec son réseau et des listes de noms.

Notre année scolaire correspondait au niveau de la seconde. Je me rappelle que je faisais de nouveau partie des Eclaireurs de France. Après les bombardements qui avaient détruit une partie du lycée, nous avons trouvé des cristaux de roches qui provenaient de la collection des minéraux du collège. Je me souviens également que nous trouvions des douilles de fusils ou de mitraillettes et que nous nous amusions à les démonter, ce qui n'était pas très prudent.

En 1945, nous sommes revenus à Strasbourg. Mon frère et moi avons passé le premier bac au lycée Fustel de Coulanges et ensuite les mathématiques élémentaires au lycée Kléber. C'est seulement après avoir appris la libération des camps, après avoir pu voir les documents, films et livres que nous avons commencé à comprendre l'ampleur de la Shoah. En 1939, je n'avais que neuf ans et en 1945, quinze. Ceci explique pourquoi je n'ai pas eu conscience de ce qui se passait. Je regrette maintenant que mes parents n'aient jamais voulu nous faire partager leurs inquiétudes durant des événements si tragiques. Mon frère et moi n'avons pas passé une scolarité normale et nous n'avons pu garder des copains du fait de nos déplacements. Mais, nous avons développé de bonnes capacités d'adaptation face aux différentes situations, nous avons appris à être tolérants et sans préjugés racistes, ce que nous n'aurions peut-être pas été dans un autre contexte d'existence. En 1946 la vie est devenue plus normale. Je suis devenu ingénieur chimiste à Strasbourg, j'ai fait mon service militaire et j'ai repris les affaires à la retraite de mon père. Et ainsi jusqu'à ma propre retraite. Mais comme le dit Rudyard Kipling "ceci est une autre histoire".

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