Je suis née le 20 octobre 1933 à la maternité Ste Croix à Metz, maternité qui existe toujours, puisque mon petit-fils, David, y est né en 1999. Ma maman était native d'Europe Centrale, très exactement à la frontière tchéco-hongroise ; ainsi, maman enfant était Hongroise, mais plus lard, après la première guerre mondiale, les frontières redessinées, elle est devenue tchèque. Mon papa, lui, venait de Pologne, de la province de Galicie. Ils se sont rencontrés lors d'un voyage à l'Exposition Coloniale de Paris en 1931.

En 1939, petite fille, j'entendais mes parents, oncles et tantes parler de la guerre avec les Allemands. Je ne savais pas ce que cela voulait dire au juste. A cette époque, il n'y avait pas la télévision et je n'allais pas au cinéma. Pour moi, la guerre c'était comme dans les livres d'histoire : de grandes batailles dans les champs avec des chevaux, des fantassins, des costumes extravagants et des grands chapeaux à panache... la guerre a été déclarée en septembre 1939, mais en France, il ne se passait rien. On appelait cela "la drôle de guerre".

Mon petit frère a été hospitalisé dans un grand hôpital de Strasbourg, parce qu'il avait la diphtérie, et, comme à l'époque il n'y avait pas d'antibiotiques, cette maladie pouvait être mortelle. Nous sommes allés le voir à l'hôpital et mon père nous a montré le pont qui nous séparait de l'Allemagne. L'ennemi était donc tout proche et pouvait nous envahir à tout moment... Aujourd'hui encore, je me pose la question : comment se fait-il que mes parents aient choisi Strasbourg ? N'y avait-il pas d'autres hôpitaux à l'ouest de Metz ? Avaient-ils donc tellement confiance en l'armée française ? Ne savaient-ils pas que l'armée allemande avait rapidement conquis plusieurs pays européens ? Une fois la menace d'invasion précisée, mon père est allé chercher mon petit frère, mails il n'y avait plus personne. Tout l'hôpital avait été évacué d'urgence et dans l'affolement, on ne savait pas où !!! Papa est alors parti à Poitiers où se trouvait un grand centre de la Croix Rouge avec l'espoir de retrouver mon petit frère, et aussi pour nous chercher un logement.

Mes deux oncles sont partis avec lui. Ils ont téléphoné pour nous dire de nous rendre en taxi à Dieppe, une ville au bord de la Manche. De là, il serait possible de nous réfugier en Angleterre. Ainsi, un beau matin, maman, ma grande sœur et moi, ma tante maternelle avec ses jumeaux petits bébés, nous sommes partis pour un long voyage en taxi. Je me souviens surtout des soldats anglais avec leurs casques plats comme une galette : Ils étaient gentils mais anxieux, parce qu'ils savaient que l'invasion allemande était proche et que l'avancée serait terriblement rapide ! Ils nous ont conseillé de ne pas nous attarder à Dieppe. Il y avait souvent des sirènes d'alerte qui me terrifialent et on entendait les bombardements au loin.

Mon père nous a téléphoné pour nous apprendre qu'il n'avait pas encore réussi à retrouver mon frère, mais qu'un logement nous attendait à Neuville, une petite ville près de Poitiers. Nous avons pris le train ; le voyage a été très long avec de nombreux arrêts et toujours cette peur d'être bombardés. C'est à Neuville que j'ai vu pour la première fois une colonne de l'armée allemande. Des soldats impeccables dans leurs uniformes, er voitures, en camions avec des drapeaux rouges et la croix gammée noire. Ils avaient l'air gentil, nous jetaient des bonbons, mais les adultes autour de nous étaient sombres et malheureux. Au bout de huit mois de recherches, papa est revenu avec mon frère, un petit garçon apeuré, qui a dû réapprendre à vivre avec nous !

Très vite, nous avons appris qu'à la sortie de Poitiers existait un camp où on entassait les juifs étrangers. Ils avaient le droit de sortir pour consulter médecin ou dentiste. Les familles juives de Poitiers les accueillaient pour le repas de midi, puis ils repartaient, souvent avec des colis de nourriture et de vêtements. Aucun d'eux n'a jamais songé à fuir ! Tous retournaient au camp ! Personne ne pouvait imaginer ce qui allait se passer par la suite.

En 1941, à la rentrée des classes. nous sommes retournés à Poitiers Il y avait de nombreux juifs messins, ainsi que le jeune rabbin Elie Bloch avec sa femme et son enfant. Il a organisé un Talmud Torah, des offices : il essayait de soutenir les familles en détresse. A l'école, souvent l'après midi, au lieu de suivre les cours, nous étions emmenés en autobus, sur l'ordre de la Kommandantur, dans les champs de pommes de terre pour ramasser les doryphores. Ces gros insectes ronds, de couleur verdâtre avec des rayures jaunes, dévastaient les plants de pomme de terre. Armés de boîtes en fer avec une fente sur le couvercle, nous devions en ramasser le plus possible. En raison de la couleur de ces insectes nous avions surnommé les soldats allemands "doryphores".

Début 1942, il y a eu de nouvelles lois antijuives, dont l'obligation de porter l'étoile jaune. Maman a cousu l'étoile sur nos manteaux. Nous avions honte d'être marqués ainsi comme les bêtes. Maman nous disait "quand vous croiserez les soldats ou les officiers allemands, levez la tête et regardez-les droit dans les yeux ". Mon père a senti qu'II nous fallait quitter Poitiers et il est parti en zone libre pour préparer notre fuite.

Fin de l'été 1942, mes oncles ont averti maman qu'une terrible rafle avait eu lieu dans là nuit et qu'il fallait partir. Mes oncles ont trouvé une filière et un passeur. Le soir même, ils sont partis avec leurs femmes et leurs enfants, après avoir organisé notre départ pour le lendemain. le propriétaire de l'appartement et sa femme ont aidé maman à faire les bagages. Le lendemain un homme est venu nous chercher avec sa camionnette. Pour sortir de la ville, Il nous a fallu passer devant le camp. Maman tremblait de peur à l'idée que la sentinelle nous arrête et nous pose des questions. Le soir nous sommes arrivés dans une ferme.

Nous avons pris place dans une colonne prête à partir et avons marché à travers la forêt une bonne partie de la nuit.Un gentil jeune homme de Metz a pris mon petit frère sur ses épaules. le passeur nous arrêtait parfois, mettait son doigt sur sa bouche et, debout, silencieux. nous entendions passer tout près de nous les soldats allemands qui riaient et bavardaient.
Tard dans la nuit, nous nous sommes arrêtés dans une ferme pour dormir sur la paille de l'étable. Là se trouvait un énorme taureau au gros anneau dans le nez, j'en étais très impressionnée. C'était la première fois de ma vie que je voyais un taureau pareil. Le lendemain, nous avons marché pendant de longues heures et sommes arrivés dans une clairière où des chemins partaient dans diverses directions. Là, le passeur nous a dit : "Vous êtes en zone libre, dispersez-vous, les gendarmes pourraient vous arrêter !". Nous avons marché jusqu'à une agglomération et à la gare nous avons pris un train pour Pau dans les Basses Pyrénées. Quand je repense à cet épisode, je me dis que nous avons eu beaucoup de chance d'être conduits par un passeur honnête : d'autres groupes ont été livrés aux Allemands, Papa nous attendait à Pau et nous a raconté que mes tantes, oncles et cousins avaient été arrêtés en zone libre par les gendarmes français et emmenés dans la Creuse, pour travailler comme bûcherons dans un petit lieu qui s'appelle Magnat l'Etrange. Nous ne sommes restés que peu de temps à Pau, maman voulant rejoindre ses sœurs. Toutefois ce court séjour m'a laissé de merve lieux souvenirs. Nous habitions un bel hôtel et mangions dans un restaurant, c'était très nouveau pour moi. De plus, nous passions les après-midi dans le parc du château d'Henri IV, que nous avons visité.

Papa travaillait à l'hôpital et maman jouait avec nous dans le parc, nous tressait des couronnes de fleurs et de feuilles, et nous racontait des contes de fées. C'élait si beau pour moi ! Jusqu'alors je n'avais eu qu'une maman travaillant le jour et faisant de la couture la nuit. Elle a su taire sa tristesse et son angoisse pour nous offrir des moments de bonheur que je n'oublierai jamais. Mais, très vite notre rêve a pris fin. Nous avons à nouveau déménagé pour rejoindre la famille à Magnat l'Etrange, un tout petit village, sans gendarmerie, sans train ni cinéma. Le seul téléphone se trouvait à la Poste. Nous, les enfants, nous étions heureux là-bas, libres de jouer dans les prés et dans la forêt toute proche. Les adultes parlaient de la guerre. Contrairement à ce qui se passait dans les villes, nous avions de quoi manger. On aidait à ramasser les œufs, à nourrir les animaux de la ferme ; on cultivait les légumes et ramassait les fruits dans les vergers, Pas d'uniforme, la guerre était loin...

Nous sommes restés à Magnat jusqu'à la fin de la guerre. Pour nous, qui étions Français, tout a été plus facile. Seulement, pour mes oncles, tantes et cousins rien n'a été pareil : ils n'étaient pas naturalisés français. Ils ont dû se réfugier dans la forêt auprès des maquisards du Cantal. Mes deux cousins ont été cachés dans un pensionnat catholique, où ils étaient enfants de chœur parce qu'ils chdntaient bien malgré la faim qui les faisait souffrir. Mes cousins avaient 6 ans à l'époque. Ma petite cousine a été cachée dans une famille paysanne du Cantal. Une nuit, les gendarmes de la Courtine, à 9 kilomètres du village, sont venus arrêter les fils d'une famille juive de Metz et ceux d'une famille de Belgique. Déportés dans un camp en Allemagne, ils ne sont jamais revenus. Le 8 mai 1945, les cloches ont sonné à toute volée, c'était l'armistice. La guerre était finie ! En août 1945 nous sommes revenus à Metz, et pour la première fois, j'ai vu les soldats américains et leurs jeeps, j'ai entendu du jazz et j'ai mâché du chewing-gum !

Mais nous nous sommes rapidement rendus compte qu'il manquait beaucoup, beaucoup de familles juives, exterminées dans les camps de concentration nazis.

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