Ebstein Jules, Jeanne, Emilie-Lily, Raymond

Article publié dans la revue "Tenoua"

Témoignage sur une famille d’Alsace – David Daniel Gerson

« Voyez s’il est une douleur comparable à ma douleur ! (Lamentations, chapitre 1, verset 12).»

Lorsqu’on entre dans l’impressionnant cimetière israélite de Mulhouse en Haute Alsace (dans le Haut Rhin comme le Bas Rhin et la Moselle, départements concordataires, chaque communauté religieuse dispose de son cimetière) la première chose que l’on voit, sous un saule majestueux, c’est le sobre monument de grès rose en demi-cercle érigé en mémoire des victimes de la Shoah et originaires de la ville.

Raymond Ebstein
Raymond

Une ville, où la présence des juifs est attestée depuis le très haut- moyen âge, et qui vit naître en 1859 un certain capitaine Alfred Dreyfus, dont le tragique destin fut à l’origine de «l’Etat juif » de Théodore Herzl . Pas moins de trois cents noms d’hommes, de femmes, d’enfants entre 2 et 95 ans sont inscrits en lettres dorées sur cet imposant monument. Dont ceux de ma famille. Et, où il s’en est fallu de très peu pour que j’y figure moi - aussi, qui fut un enfant caché deux ans durant par des amis chrétiens de ma mère, elle aussi rescapée de la Shoah et de surcroît résistante authentique.
Un peu d’Histoire: les troupes nazies occupèrent la ville le 14 juin 1940 et l’Alsace fut comme on le sait- immédiatement annexée au Reich. Petit clin d’œil, avec cet humour acide et typiquement alsacien: la célèbre rue du Sauvage en centre-ville, fut rebaptisée «Adolf Hitler strasse». Comme les deux plaques étaient plus ou moins bien superposées, pendant toute la durée de l’occupation, les mulhousiens purent se rendre dans «la rue du Sauvage Adolf Hitler» le bien nommé! Quelques chiffres: Mulhouse dénombrait alors environ 1000 familles juives soit 4000 personnes pour une agglomération de 100.000 habitants. Les juifs restés malgré tout à Mulhouse après l’évacuation de 1939 en furent expulsés manu militari. Et ce sont plus de 1100 juifs haut-rhinois, qui disparurent dans la Shoah assassinés par les nazis dans les camps d’extermination. On sait que deux d’entre eux, Struthof et Schirmeck se trouvaient en Alsace même.
Comme l’ont souligné Simone Veil et Serge Klarsfeld dans leurs préfaces au livre «Mémorial des juifs du Haut Rhin, martyrs de la Shoah », les juifs n’ont pas été déportés d’Alsace mais évacués ou expulsés de leur terre d’origine, puis arrêtés et déportés dans le reste du territoire français». L’Alsace, une terre, où la vie et la culture juives sont enracinés depuis des siècles. Ainsi, un généalogiste de mes amis a trouvé trace de ma famille côté maternel en remontant jusqu’en 1737 dans un village voisin de Mulhouse, car du XVIè au XVIIIè siècle, les juifs n’étaient pas autorisés à résider dans les villes alsaciennes, mais seulement dans les villages environnants. D’où la multitude de communautés rurales. A Strasbourg, il y avait même sur la célèbre cathédrale -outre la représentation symbolique de la synagogue: une statue aux yeux bandés et au glaive brisé face à la représentation de l’église triomphante -la judenglocke (cloche des juifs), qui lorsqu’elle retentissait intimait l’ordre à ces derniers de quitter la ville! On m’a dit qu’avant le désastre, il y avait dans notre maison familiale à Mulhouse un parchemin encadré et en bonne place dans le salon, signé Napoléon 1er, un souverain combien vénéré car il avait autorisé mes ancêtres, côté maternel à s’installer en ville pour commercer.
En Alsace comme ailleurs, quelques juifs fortunés partirent pour la Suisse voisine (la condition sine qua non posée aux réfugiés par Berne étant-on le sait- la détention d’un solide compte en banque).D’autres, instruits par les effrayants récits des juifs allemands dès l’avènement du Monstre lors de leur  passage du côté français du Rhin, étaient partis à temps en Amérique du nord ou au Mexique (dont un célèbre réalisateur de films). Mais l’immense majorité des juifs alsaciens se réfugièrent dans les départements de la zone libre.

Lily Ebstein
Lily


C’est là, qu’ils ont été arrêtés, les miens. Précisément à Vichy le 6 août 1943, par la Gestapo et la milice française opérant main dans la main. Ma tante Jeanne Ebstein née Bernheim , 47 ans, son mari Jules Ebstein 53 ans, et leurs deux enfants  Emilie- Lily, 23 ans et son frère Raymond- David 21 ans. Les parents furent appréhendés à leur modeste domicile derrière l’hôtel de ville, symbole alors de cet odieux régime: l’ «Etat Français ». Les enfants le furent sur leur lieu de travail. La jeune Emilie - Lily était secrétaire dans une société, Raymond- David vendeur dans un magasin d’alimentation. Ils ont été immédiatement transférés à la prison de Moulins, chef lieu de l’Allier, proche de ce qui avait été jusqu’en mars 1943 la ligne de démarcation. De cette prison, les enfants ont envoyé leur dernier message avant leur calvaire vers Drancy puis Auschwitz (convoi N° 60 du 7 octobre 1943).
Avant la guerre, les Ebstein habitaient rue Franklin, dans un quartier populaire et animé de Mulhouse, une ville qualifiée alors de Manchester français (textile). Du fait de l’histoire particulière de l’Alsace devenue allemande de 1870 à 1918, mon oncle Jules Ebstein avait fait son service militaire sous l’uniforme allemand, comme officier. Il avait demandé sa reconstitution de carrière en 1937, comme l’atteste ce papier retrouvé et portant un tampon avec l’aigle frappé de la croix gammée! En gardant précieusement ce document, peut-être croyait-il que cela mettrait sa petite famille à l’abri (?). En effet, il y avait déjà eu des arrestations de coreligionnaires dans la capitale du Maréchal Pétain, grouillante de collabos et de porteurs de Francisques (la Légion d’Honneur version Vichy). Ces malheureux juifs étaient étrangers parfois allemands, voire apatrides. Certes, les juifs français les plaignaient sincèrement et les aidaient dans la mesure de leur possibilité: «mais- pensaient-ils- nous on est français depuis 1918! Cocorico!».
Jules Ebstein à Mulhouse était représentant de commerce pour une marque bien connue de chocolat de la Suisse voisine. Son épouse, Jeanne –ma tante -était musicienne (comme d’ailleurs sa sœur, ma mère cantatrice), toutes deux très actives dans la communauté. Ma tante, faisait une mitzva sublime: laver les morts, ce que ma mère trop sensible n’aurait pu faire. Elle se contentait de prêter sa voix à des galas de bienfaisance. Elle avait même chanté a cappella «La Marseillaise» sur les marches du très bel hôtel de ville entièrement couvert de fresques, de la place de la Réunion, plusieurs 14 juillet consécutifs. A la grande fierté de la communauté. Leurs deux enfants étaient des sujets brillants, surtout Emilie- Lily qui voulait être styliste. On a retrouvé –miraculeusement -des tas de dessins remarquables, qui devenus étoffes, aujourd’hui encore ne seraient pas démodées, loin s’en faut. Imprudent de parler de génie et pourtant voir ce que cette gamine arrivait à faire avec sa palette! Son frère Raymond, moins doué pour les études était un sportif accompli (aviron, natation, tennis, etc..) et avait fait des études de comptabilité - gestion.
Mais diable pourquoi donc étaient-ils venus à Vichy? Dans la gueule du loup avec tous ces Laval, Vallat, Bousquet, Darquier, Pétain, des noms qui aujourd’hui soulèvent la nausée? Tout d’abord parce que Vichy était la reine des villes d’eau, disposant d’un parc hôtelier d’importance. De plus, de nombreux propriétaires mettaient à profit l’exode pour louer maisons et appartements vides du fait de l’absence de curistes due à la guerre. Et à prix d’or comme il se doit. Mais aussi parce que mon oncle Jules Ebstein -la droiture et l’honnêteté même - était très malencontreusement en affaires (il ne pouvait vendre ses chocolats faute d’approvisionnement de la Suisse, et pour nourrir sa famille il s’était mis à travailler dans l’immobilier) avec… un alsacien-lorrain dénommé Karmann. Ce dernier habitait Vichy et parlait aussi le dialecte; il était aussi propriétaire d’un petit hôtel  (l’hôtel Henri II). Ce Karmann lui devait depuis un certain temps l’argent d’une commission sur vente, et mon oncle se faisait insistant car les maigres économies de la famille fondaient comme neige au soleil. Il ne savait pas que ce Karmann s’était mis au service de la Gestapo qui lui refilait discrètement des affaires. Et pour ne pas payer une dette, quoi de plus facile que de dénoncer un juif? D’autres malheureux juifs ont été également ses victimes comme on l’a appris au cours de son procès. Simulant la folie, il a été condamné non à la peine de mort, alors en application, mais à la détention perpétuelle par le tribunal de Lyon en 1948. Ma mère a témoigné à charge et son témoignage de résistante active a beaucoup joué, car la plupart des victimes de ce triste individu avaient toutes été réduites en cendres, quant aux témoins ils se sont tus.
Ma mère (selig) a assisté de visu à l’arrestation de sa sœur et de son beau-frère. Elle m'a raconté si souvent ce cauchemar, que je crois l’avoir vécu moi-même. D’où ce témoignage dont chaque mot me fait mal, très mal.
Mon père l’avait laissée en pleine débâcle, car malheureusement le ménage marchait mal. Elle habitait avec son enfant (moi), boulevard Carnot dans un meublé situé à 150 mètres de celui de sa sœur, qui était en attente d’être opérée de la vésicule biliaire à Clermont-Ferrand, la capitale de l’Auvergne. Pour des raisons que j’ignore, on ne pouvait le faire à Vichy et à l’époque ce n’était pas une opération bénigne. Encore jeune (38 ans), tous les matins en attendant le jour de l’intervention, revêtue d’une blouse blanche- nécessité faisait loi- ma mère venait accomplir les tâches ménagères et les courses, me laissant dans le landau en garde chez la concierge.
Ce sinistre 6 août 1943, devant l’immeuble, il y avait une traction noire à la présence inhabituelle. La concierge hurla à ma mère: «Ne montez pas, les boches sont chez votre sœur!». Bouleversée et inconsciente en même temps, ma mère n’écouta pas les paroles de sagesse de la gardienne. Quand elle pénétra dans l’appartement, sa sœur toute chétive, le teint jaune était déjà habillée, vêtue de noir, une petite valise à la main; son beau-frère également portait une petite valise fatiguée. Il y avait deux types de la Gestapo en ciré noir et deux miliciens avec leur triste béret. Elle hurla: «mais que se  passe- t-il donc? Que faites-vous? Cette femme est très malade, vous ne le voyez pas? Elle doit être opérée dans les tous prochains jours!». «Mais quelle est cette insolente ?  Qui êtes-vous Madame?» interrogea inquisiteur, un des miliciens. Elle allait dire stupidement et spontanément: « sa sœur!». Mon oncle flairant le danger, avec une extraordinaire présence d’esprit, lui qui était de tempérament lymphatique, la précéda à la vitesse de l’éclair: « c’est l’infirmière!». C’est seulement à ce moment-là, que ma mère comprit en regardant les yeux pleins de terreur de sa sœur, comme ceux étrangement durs de son beau-frère, lui un homme si bon, si placide, si typiquement alsacien… L’autre milicien, la voix rauque lui intima l’ordre de sortir: «gare à vous si vous dîtes à qui que ce soit, ce qui s’est passé ici ce matin, nous saurons vous retrouver!». En effet, cette arrestation dès potron-minet était la première de juifs français, et le gouvernement de Vichy, soucieux d’une certaine respectabilité -si l’on peut dire- craignait que cela ne s’ébruite «avant que le ménage ne soit fait». Il ne voulait pas de rafles spectaculaires dans sa «capitale». La discrétion était le mot d’ordre. D’ailleurs à Vichy, comme dans la zone sud même après la suppression de cette dernière les juifs ne portèrent pas l’étoile jaune.
Ma mère, pleine d’effroi, descendit quatre à quatre les marches, laissa le landau à la concierge. Elle me prit dans les bras, courut à toute vitesse vers son domicile pour prendre quelques affaires avec comme objectif: partir chez la mère d’une proche amie chrétienne vivant à une trentaine de kilomètres de là, à la campagne. Quelques minutes à peine après sa fuite, retentirent dans le couloir –le premier étage- un lourd bruit de pas, suivi d’un frappement sourd à la porte du meublé voisin du sien…. Il n’y avait que de modestes meublés dans cet immeuble appartenant à une demoiselle Kahn (qui fut déportée aussi).C’était l’été, les fenêtres de l’appartement d’en face faisant partie du même immeuble composé de deux bâtiments en ailes et simplement séparés par une verrière de trois à quatre mètres de largeur étaient ouvertes. Ma mère me prit dans les bras, traversa la verrière en mauvais état (qui aurait pu s’effondrer sous le poids d’une personne forte, mais elle était très mince) et déboula dans l’appartement des voisins. Ces derniers, un couple d’une cinquantaine d’années, tétanisé, mais tout à fait conscients du danger couru par cette mère et son enfant en détresse, lui ouvrirent avec célérité leur porte d’entrée débouchant sur l’autre rue. Elle prit un vieux vélo, qui traînait dans le hall -semblable au sien mais qui était évidemment de l’autre côté, dans le hall de l’immeuble dit des Célestins, inaccessible. Prestement, elle me mit sur le porte-bagages arrière et partit chez son amie qui habitait boulevard des Etats-Unis, non loin de l’hôtel du Parc, où résidait le Maréchal et ses sbires. Cette dernière, qui avait le téléphone-ce n’était pas fréquent alors- appela les enfants sur leur lieu de travail, qu’elle connaissait d’autant mieux, que c’est elle qui leur avait trouvé parmi ses relations, un job. Pour l’adorable Lily, c’était déjà trop tard: la traction noire de la mort annoncée était déjà passée. Pour Raymond - David, cela était encore possible, mais il refusa net: «ils ont arrêté ma mère, jamais je ne la laisserai partir seule, malade comme elle est, non jamais!». Ce furent ses dernières paroles d’homme libre.
Avec un fichu sur la tête à la manière des paysannes, et moi sur le porte-bagages, ma mère me mit à l’abri à une trentaine de kilomètres de Vichy, à Briailles , près de Saint Pourçain sur Sioule, chez la mère de son amie Gaby, Madame Juliette Jondreville. Qui m’adopta immédiatement en me demandant de l’appeler Marraine «pour le qu’en-dira-t-on». Cette Juste originaire de la Meuse, qui avait perdu son mari pendant la guerre de 1914, et un peu plus tard son seul fils, totalement agnostique, m’a sauvé des griffes nazies. Quant à ma mère, je peux dire qu’elle m’a donné deux fois la vie comme je l’ai tenu à le rappeler lors de la pose de sa matzeva.
Savez-vous qu’après la guerre des habitants de l’immeuble de la rue Carnot, nous ont dit que des femmes françaises travaillant pour la Gestapo ont fait du porte à porte pour me donner des bonbons et du chocolat -denrée combien rare alors- et ce bien entendu pour essayer de me débusquer, moi l’enfant juif qui leur avait échappé ! Elles étaient persuadées que j’étais planqué chez quelqu’un de l’immeuble. Et oui, même un enfant en bas âge ne devait pas leur filer entre les pattes !
Courageusement - sans savoir alors l’horreur qui attendait nos déportés- ma mère Marthe Gerson -Bernheim rejoignit alors le maquis de Haute Loire et de Corrèze, où on lui fournit une autre identité: Danièle Deville née à Dunkerque (Nord ). Une mairie bombardée, où les archives avaient brûlé! Elle fut agent de liaison basé à La Chaise Dieu, localité bien nommée, proche du Chambon sur Lignon, où bien des juifs furent sauvés. Elle remplit de très nombreuses missions comme l’attestent des documents officiels, notamment une lettre du Préfet de la Corrèze.
Plus tard, on apprit que ma tante en disant au revoir à sa voisine de palier, eut l’incroyable présence d’esprit de lui glisser dans la paume de la main, cette minuscule bourse de cuir, que portaient autour du cou beaucoup de femmes juives d’Europe, et contenant leurs bijoux en cas de…Après la guerre, cette dame – Madame Cheminaud- elle aussi une Juste inconnue, donna à ma mère ces bijoux de valeur avec une honnêteté exemplaire. Elle est aussi dans mes prières. Car, ces cailloux nous permirent de subsister et de faire mes études. Ce qui prouve qu’il y avait aussi des gens bien à Vichy, capitale de la honte et de la collaboration.
Sur la tombe de ma mère au cimetière de Mulhouse, j’ai fait inscrire les noms de nos déportés, qui eux n’ont pas eu de sépulture. Pourtant selon une tradition alsacienne très ancienne, au moment de leur mariage célébré dans la magnifique synagogue (qui fut complètement saccagée par les nazis intérieurement mais non extérieurement) ils avaient acquis leurs places pour leur repos éternel… J’ai écrit ces lignes en leur hommage et avec bien des larmes. Pour témoigner de la Shoah.

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