Weill Sylvain et Basilia

Témoignage de Mme Yvonne May, fille de Sylvain et Basilia Weill, mère de Mme Janie Samuel, Strasbourg

            Vendredi, le 13 août 1993

            Cela fait 54 ans que la guerre est finie et je me vois soudainement la dernière de ma génération de notre famille, après le départ de ma chère soeur Marguerite, qui aurait mieux su écrire notre histoire.
Je vais donc essayer seule, de sortir les souvenirs qui me restent pour la génération future. Beaucoup de choses sont oubliées, mais je vais faire un effort de mémoire. Je vous prie de me pardonner si je ne le fais pas bien, mais j’ai maintenant 82 ans.

            En 1939, Marguerite, qui habitait Metz, revint à Haguenau avec son fils Gérard, car son mari était mobilisé. Mon époux, Paul May, a été affecté dans les Vosges, à Provenchères comme "arrière" (bureau Remiremont). Nous étions donc tous ensembles à Haguenau, avec ma fille Doris née en décembre 1938 et mes parents Sylvain et Basilia Weill.

Basilia Weill

On parlait beaucoup de la guerre, mais nous avions confiance dans notre ligne Maginot. On parlait aussi d’évacuation. Par précaution, nous avions envoyé à Argentan (Orne) où était déjà Marcelle Szwarcberg, la belle-soeur de Marguerite, des caisses de linge et d’autres choses auxquelles nous tenions. Notre père était furieux, trouvant cela complètement inutile.
En 1940, quand l’ordre d’évacuer Haguenau est arrivé, nous avons également décidé d’aller à Argentan comme premier pied-à-terre. Mon père a poussé de grands cris : dépenser de l’argent pour le chemin de fer, alors que l’on pouvait aller gratuitement avec les haguenoviens dans les Vosges... Ma mère était d’accord avec nous. Papa disait que, dans 15 jours, tout serait terminé et qu’il irait dans les Vosges, voyant cela comme une excursion. Rien à faire pour le dissuader. Il partit donc avec les haguenoviens.

Sylvain Weill , a droite

Nous avons pris le train pour Argentan, qui n’était pas encore occupée, après un voyage très pénible, dans des trains surchargés. La famille Falk de Haguenau a fait une partie du chemin avec nous. Vers Nancy le train freine brusquement dans un vacarme assourdissant. Les bagages dégringolent du filet, un sac s’ouvre et des pièces de monnaie tombent du ciel. Complètement affolée, Mme FaIk se met à crier "Chema lsrael, sie schiessen schon"- ils tirent déjà - mais avec son accent nous avons compris "sie schissen schon" - ils font déjà dans leur froc".

            Peu après, la ville fut occupée. Nous habitions en face de la Feldgendarmerie. Ce détail mis à part, nous étions bien. Nous avions avec Marcelle Szwarcberg et sa soeur Alice, une maison meublée spacieuse, où rien ne manquait. Peu de temps après Marcelle est partie pour Riom. Sa soeur l’a suivie deux mois après. La situation n’était pas franchement mauvaise. Ma soeur Marguerite se débrouillait bien pour le ravitaillement et nous avions de très bons voisins.

            Quand les Allemands ont occupé l’Alsace, certains haguenoviens dont papa sont revenus à Haguenau, la conscience - ou l’inconscience - tranquille. Lorsqu’il est descendu du bus, un policier lui a dit "Mr. Weill, ne restez pas ici, repartez tout de suite". Mon père, d’un naturel très têtu, ne voulut rien savoir. Toujours le même leitmotiv : "Je suis de Haguenau". Il est rentré chez lui, pas tranquille tout de même et a rassemblé quelques affaires. Il est en train de rassembler son argent, quand il entend la porte s’ouvrir. Vite, il ouvre une armoire et le place sur la pile de linge. Un gradé allemand entre, et fait le tour de l’appartement:
"Es ist fein hier" - c’est chic ici dit-il. Il ouvre l’armoire..., et la referme, sans commentaire. Il dit à mon père de se présenter aujourd’hui même à la Kommandantur. Papa s’y rend, dans l’après-midi sans trop se presser. Un militaire lui demande ce qu’il fait ici. "Je suis chez moi, là où je suis né" dit-il. "Jetzt sind wir hier" (maintenant nous sommes ici) répond l’Allemand, vous devez quitter le Reichsgebiet dans les 24 heures. "Il n’y a pas de transports, comment dois-je faire?" dit mon père. "Faites comme vos ancêtres, à pied". Alors papa a chargé une voiture à quatre  roues, comme il y en avait en Alsace, et il est parti à Schweighouse s/Moder, près de Haguenau, rejoindre la famille de mon mari, la famille May.
Ces derniers étaient dans tous leurs états. "On est dans l’attente, ils font partir tous les Juifs" dirent-ils. Schweighouse a également été évacué, mais les juifs en premier. Les May sont partis en convoi sur Lyon où l’on regroupait tous les gens du Bas-Rhin. Mon père, resté seul, a marché durant une semaine, jusqu’à ce qu’il trouve une gare où les trains fonctionnaient. II a laissé sa voiture, et mis dans un balluchon ce qu’il pouvait porter, comme nos ancêtres, Il veut nous rejoindre à Argentan (Orne), prend un billet, mais avec son accent alsacien, l’employé lui donne un billet pour Argentan s/Creuse. À mi-chemin il remarque son erreur et descend du train. Mon père arrive chez nous pleurant pendant une semaine d’avoir tout dû laisser à la maison.
À Argentan, les voisins étaient très agréables et compréhensifs. Bien que nos avoirs étaient bloqués, le directeur de la Caisse d’Épargne nous avait fait virer de l’argent, par petites sommes. Il y avait de plus en plus d’Allemands, Caen était à proximité et le ravitaillement était un peu plus dur. Marguerite se débrouillait bien avec le boucher et le boulanger. Nous avions fait la connaissance d’un fermier chez qui nous achetions le beurre et les oeufs.
Il y avait une autre famille May, dans les environs d’Argentan, des parisiens, qui avaient acheté une ferme comme pied-à-terre durant la guerre. C’était un jeune couple avec un petit garçon dont je ne me souviens plus du nom (peut-être Gilbert) et les parents du père de Gilbert. C’est par notre nom commun que nous avons fait leur connaissance et on se voyait souvent. Des gens très sympathiques. Leur ferme s’appelait "la Noé".

            Doris et son cousin Gérard, allaient à l’école maternelle et tout allait bien. Les institutrices étaient des religieuses qui enseignaient les prières aux élèves. Doris a même eu une médaille récompensant l’enfant qui savait le mieux le "Notre père". Gérard était un garçon charmant mais un peu émotif, Il lui arrivait quelques fois de rentrer de l’école avec des culottes brodées de dentelles dépassant de ses culottes courtes. Il s’était oublié et les bonnes soeurs avait paré au plus pressé. Il souffrait vraisemblablement de l’absence de son père car il avait raconté un jour à sa maîtresse que son papa était rentré de la guerre. À la sortie de la classe, la maîtresse en a parlé à Marguerite ébahie. Gérard avait fait ce rêve pendant la nuit. Une autre fois, il a amené un bouquet de fleurs à sa maîtresse et lorsque celle-ci en le remerciant lui demanda d’où elles venaient, il répondit "Je les ai trouvés dans une poubelle".
La situation se dégrada. Nous avons été obligés d’aller toutes les fins de semaines à la mairie pour signer notre acte de présence, car il nous était défendu de nous déplacer (enregistrés comme juifs). De plus, les gendarmes français venaient à n’importe quelle heure de la nuit pour voir si nous étions toujours là. C’était très éprouvant pour nous tous et cela a ruiné la santé de ma mère. J’ai demandé à un gendarme "S’il y avait quoi que ce soit, vous nous livreriez à la police allemande?" Il m’a répondu tout de go : "Plutôt être un Allemand vivant qu’un Français mort". Mon mari, Paul, avait trouvé un petit travail à la Mairie. Il s’occupait du chauffage et on lui permit de ramener tous les soirs du charbon dans sa musette ce qui était fort appréciable.
Un soir ma soeur et moi sommes allés chercher Paul à la mairie car il tardait. Sur le chemin du retour il trébucha. Le lendemain, le médecin diagnostiqua une entorse et exigea quinze jours de repos. Paul n’arrêtant pas de souffrir, une voisine suggéra d’aller chercher le maréchal-ferrant (qui était aussi rebouteux). Réticents nous nous sommes finalement décidés, il nous reprocha de ne pas l’avoir appelé plus tôt. Il ôta un sabot et avec son orteil d’une propreté plus que douteuse, fit une croix sur la cheville de mon mari en marmonnant quelque chose. "Il pourra se lever dès mon départ" dit-il, "sinon je reviendrai demain". Dès qu’il fut parti, mon mari ne souffrait presque plus. Le lendemain le rebouteux est revenu, a refait la même opération et les douleurs se sont envolées. Si quelqu’un m’avait raconté une telle histoire, je ne l’aurais pas crue.

            Fin 1941, on parlait beaucoup de "gens déportés" et de "travail obligatoire" pour les hommes. Lorsqu’on nous disait "un tel ou un tel a été déporté" papa disait toujours "ils ont dû faire du marché noir ou autre chose, quand on n’a rien fait, on a la conscience tranquille". Il ne pouvait admettre que l’on arrêtait des gens, uniquement parce qu’ils étaient juifs.
Je voulais que Paul parte en zone libre à cause du travail obligatoire, là où ont "atterri" entre-temps mon beau-père et mes belles-soeurs. J’étais enceinte et il ne voulait pas nous laisser. Je suis arrivée à le convaincre en lui promettant de le rejoindre dès la naissance du bébé. Il partit donc, nous le croyions bien arrivé, lorsqu’il revint avec une nouvelle entorse, Il n’avait pas pu passer. Le second essai sera le bon.
Il acheta un vélo à Paris et passa, non sans mal, en zone libre. J’avais un petit travail de portière à l’hôpital, lorsque la personne avait son jour de congé. Le soir, les enfants récitaient le "Chema" puis le "Je vous salue Marie" qu’ils avaient appris à l’école.

            Les May de Schweighouse, après leur départ de Lyon, ont été logés dans un domaine désaffecté qui s’appelait le "Maine". Il se trouvait entre Granges d’Ans et Ste Orse en Dordogne, à 38 Km au sud de Périgueux. Mon mari est donc arrivé chez eux et a travaillé chez des paysans comme ouvrier agricole. Il ramenait souvent du ravitaillement. Nous étions heureux qu’il soit en zone libre car les hommes étaient recherchés en premier. Un gros souci de moins.
La situation chez nous devenait de plus en plus tendue et les esprits énervés. Ma soeur Marguerite entrait chaque jour en disant : "ceux-ci ont été déportés et ceux-là aussi". Des disputes éclataient entre elle et mon père qui pensait toujours que c’était à cause du marché noir, Il disait : "moi j’étais chez les Prussiens, ils n’aimaient pas les juifs, mais ils les laissaient tranquilles." Je disais à Marguerite de le laisser en paix, mais elle répondait, avec raison qu’il fallait qu’il sache ce qui se passait autour de nous. Mon père pensait qu’on en était encore à la guerre de 14- 18. Et moi, dans tout cela j’attendais un bébé non désiré.
À chaque coin de route qui menait à la campagne, étaient postés des gendarmes français qui contrôlaient si l’on ne faisait pas du marché noir. Un jour, nous sommes arrivés vers eux, ils nous ont posé la question obligée, puis nous avons commencé à bavarder. C’est ainsi que nous avons appris que l’un d’eux était en poste à Wissembourg (Bas-Rhin) et natif de Stotzheim. Il s’appelait Albert Stocker. Naturellement le contact a de suite passé. Il était affecté près d’Argentan. On s’est promis de se revoir, avec sa femme et ses trois enfants, ce qui fut fait par la suite.
On entendait de plus en plus parler de déportation. Nous avons donc décidé de partir tout de suite après la naissance de Janie. Le plus dur était de décider mon père. Les dernières nouvelles ont été désastreuses. La famille de Colmar a été prise à Nîmes : la soeur de maman, Juliette Dreyfus, son mari, leur fils Léon et le frère célibataire de maman, l’oncle Aron. Les Allemands ont arrêté l’oncle Aron dans la rue et lui ont demandé où il habitait. Ayant peur d’être arrêté s’il se déclarait sans domicile, il a donné l’adresse de la famille. Tout le monde a été embarqué à Drancy. Maman n’a plus eu ni résistance physique, ni morale. Complètement effondrée elle disait: "Hitler aura tous les juifs si la guerre se prolonge."

            Je reviens à la famille May de la ferme "la Noé" qui sont partis en cette période en deux groupes. Le jeune couple avec leur fils Gilbert a bien passé en zone libre, mais les parents, qui passaient tout de suite après ont été pris et déportés.
Tout cela n’encourageait pas notre départ. Janie est née sans problème. Je me sentais comme une fille mère. La soeur voulait absolument la baptiser. Je lui ai dit que ce n’était pas ma religion, alors elle n’a plus rien dit. Une voisine m’a donné un joli berceau qu’elle a remis à neuf et de la layette ; elle avait également des enfants en bas âge. Janie était un bébé charmant qui ne posait pas de problèmes heureusement.
Après l’arrestation de la famille de Colmar, Marguerite s’est mise à la recherche d’un passeur, et en a trouvé un, grâce à Mme Guillon, une connaissance. Deux ou trois mois avaient passé.
Il était convenu qu’elle partirait la première avec son fils Gérard et Doris, et qu’une fois arrivée, nous suivrions. Tout était organisé. Nous avons fait nos bagages, le peu que nous pouvions emporter. Les voilà partis. Inutile de vous dire dans quelle inquiétude nous vivions dans l’attente de leur bonne arrivée en zone libre. Madame Guillon est venue le lendemain pour nous dire que tout s’était bien passé. Nous prenions tranquillement le café avec elle. On sonne à la porte, on ouvre.., stupéfaction: Marguerite et les enfants.
Nous avons cru que le ciel nous tombait sur la tête. Que s’était-il passé ?
Le passeur les avait pris en charge, de nuit, en pleine forêt. Ils ont beaucoup marché. Ma soeur trouvait curieux que l’homme ne lui propose même pas de porter un enfant. Doris était dans ses bras et Gérard à sa main. L’inquiétude montait. Tout à coup il dit: "Maintenant vous allez tout droit, et vous serez en zone libre, donnez- moi l’argent". Il a pris 30000 F (15000 F d’aujourd’hui) et est parti en courant. Marguerite a compris que c’était un mauvais coup, et n’est pas allée dans la direction indiquée. Elle a marché au hasard dans la forêt et la nuit jusqu’à ce qu’elle tombe sur une ferme. Elle est entrée dans une sorte de grange où les fermiers séchaient les oignons, et a couché les enfants. Au matin, elle est allée chez les fermiers et leur a raconté son histoire. Les gens étaient très gentils, les ont restaurés et lui ont dit de le raconter aux gendarmes, ce qu’elle n’a pas fait, bien évidemment.

            Nous étions donc tous à nouveaux réunis, et au fond de nous-mêmes, contents de l’être. Cela n’a pas voulu réussir, tant pis, nous resterons là. Les passeurs devenaient de plus en plus rares, et les gens se faisaient de plus en plus prendre aux passages de la zone de démarcation.
Nous recommencions notre petite vie à Argentan, le pays était beau, mais maman disait que nous ne voyions pas sa beauté. Mon père n’était pas content, ne sachant pas le français, il ne pouvait parler à personne. Il promenait Doris et Gérard, dans la poussette, sur la route du "Trun". C’était sa seule distraction. Les enfants le faisaient tourner en bourrique. Janie réclamait une fleur dans un champ. Mon père descendait dans le fossé, remontait de l’autre côté, ramenait la fleur et Janie la jetait en désignant une autre. Il s’écriait furieux "Gestant" (chipie). La barrière de la langue l’empêchait de communiquer, aussi les enfants étaient tout son univers. Un jour de fête foraine, Doris fut punie car elle refusait de chausser des bottines à haute tige lacée. Nous sommes donc partis en la laissant seule à la maison. Sur le champ de foire, nous rencontrons notre père: "Où est Dore le?" "À la maison, punie." Il court la chercher et l’amène à la fête. Il  l’installe sur un manège et Doris fait un tour, deux tours, trois tours et ne veut plus en descendre. Mon père gesticule, interpelle les spectateurs, leur demande de la faire descendre... et le manège repart et il doit à nouveau payer. Et Doris imperturbable ne descend toujours pas.

            Fin 1942, je ne me souviens pas de la date exacte, on sonne à la porte. Deux hommes rentrent et nous demandent nos cartes d’identités. Nous avons tout de suite compris que c’était des Allemands en civil. L’un dit à l’autre : "Es Sind Elsässer" (ce sont des Alsaciens). Mon père a montré son livret militaire de 14-18 et ils ont lu tout cela avec beaucoup d’attention. Nous étions contents d’avoir notre "juif" sur nos papiers, étant ainsi en règle avec l’administration.
Une quinzaine de jours après cette visite, il n’était pas encore 8 h du matin, notre ami gendarme M. Stocker arrive et nous dit : "On emmène des juifs au poste de police, nous, on ne sait rien, je vous dis juste ce que je vois". Marguerite décide immédiatement de partir. Mon père a recommencé à crier : "Où voulez-vous aller de si bonne heure avec des petits enfants ?" Maman et moi étions d’accord de partir, on pourra éventuellement revenir le soir si tout est calme. Mon père était dans tous ses états. Maman nous dit : "Partez avec les enfants, seule avec lui, j’arriverai à le calmer et le convaincre. Elle nous a promis de nous rejoindre. Nous avons mis Janie dans le landau avec quelques affaires, et nous sommes partis tous les cinq, Marguerite, Gérard, Doris, Janie et moi. Nous sommes allés à la ferme où nous nous ravitaillions, chez les Daligault (leur photo est dans mon album). De là nous avons immédiatement téléphoné à nos voisins leur demandant de voir si nos parents étaient partis. "Les Allemands sont chez vous" nous ont-ils dit. Inutile de vous décrire nos états d’âmes et notre consternation. Les détails qui suivent nous ont été racontés par les voisins : les Allemands sont arrivés peu après notre départ, ont bouclé les deux portes de sortie, l’une donnant sur la rue, l’autre dans la cour. Ils avaient leurs listes et ont demandé où se trouvaient les deux femmes et les trois enfants qui manquaient à l’appel. Mon père a répondu qu’on était parti. Ils sont restés dans l’appartement jusqu’à midi, attendant notre retour. Dans la cour, il y avait un chaisier, M. Hiland. Les soldats sont allés chez lui pour fouiller: "Dehors" dit-il, "vous n’avez rien à faire chez moi"; il ne les a pas laissés entrer. Finalement les Allemands ont emmené mes parents à la prison d’Argentan. Le directeur de la prison a été très gentil et leur a donné des draps. Ils étaient bien nourris et n’étaient pas traités comme des prisonniers. Ils y sont restés dix à quinze jours.

            Nous étions chez les Daligault. Ils nous ont cherché une ferme vide pour y loger, en attendant les prochains événements. Il y avait deux lits dans la ferme, les enfants n’osaient ni sortir, ni faire de bruit, de peur que l’on remarque notre présence. Le lendemain, un voisin d’Argentan est venu et nous a dit qu’il allait nous procurer de faux papiers, et nous a bien recommandé de nous cacher. Ce n’était pas très simple ; les enfants étaient turbulents et se sentaient emprisonnés. Une voisine de la ferme nous amenait de quoi manger et nous a même lavé du linge. Après deux ou trois jours, on nous a apporté des fausses cartes d’identités. Les fermiers chez qui nous habitions étaient aimables, mais tout de même heureux de nous voir partir. Comme on les comprend! En cette période, il y avait des Allemands partout.

            Nous avons atterri à la gare, ne sachant où aller. Ma mère nous avait fait savoir de ne pas rejoindre mon mari, les Allemands ayant trouvé son adresse à la maison d’Argentan où ils avaient fouillé dans les tiroirs. Nous nous sommes donc réfugiés dans le train, sans destination précise. Il y avait des Allemands dans toutes les gares et nous n’osions descendre du train. En fin de compte, nous sommes descendus à Brive. Nous avons couru tous les bureaux pour trouver du lait pour Janie. Quand enfin nous avions notre ticket, j’ai pu acheter le lait. Je l’ai fait chauffer dans un restaurant et ... catastrophe, le lait a tourné. En fait, je ne me souviens plus très bien de quelle façon j’ai nourri Janie. À la guerre, comme à la guerre... Ne sachant où aller, nous sommes descendus à Limoges où demeurait notre tante Céline avec sa fille Henriette et l’oncle Henri, un frère de mon père resté célibataire. L’accueil ne fut pas très chaleureux vu le manque de place et l’insécurité qui commençait également à régner à Limoges. Nous n’avons pu rester et avons passé la nuit sur des châlits dans un centre d’hébergement pour réfugiés.
Nous avons encore erré, puis las, avons décidé de rejoindre Paul, mon mari. Au moins, nous serions ensemble. Nous étions si fatigués, que nous aurions été soulagés d’être arrêtés. Nous avons atterri à Châteauroux où ma soeur avait l’adresse d’une dame, Ils étaient cinq  personnes dont trois enfants en bas âge. L’accueil fut plutôt froid. Nous leur avons demandé de nous héberger jusqu’à ce que nous trouvions un passeur pour aller en zone libre. Marguerite, qui était la locomotive du groupe, a trouvé un taxi qui faisait régulièrement la navette. En partant, le chauffeur a dit : "J’espère qu’il n’y a pas de juifs parmi vous". Nous étions huit personnes environ, tout le monde a dit "non". J’étais dans le fond de la voiture avec Janie sur les genoux. Gérard et Doris commençaient à s’endormir. Après un certain temps, contrôle des Allemands. On ne respirait plus. Ils ont contrôlé en premier Marguerite, qui fouille dans son sac. Ils ont regardé les enfants dormir et ont dit "Weiter" (continuez). Nous revenions de loin. Comment mes parents auraient-ils pu supporter tout cela. Cela me semble impossible.

            Notre but est de rejoindre Paul en Dordogne, nous n’avons pas d’autre solution. Nous prenons donc le train pour Périgueux, puis Ste Orse. Ste Orse est à 2 ou 3 km du village le "Maine". On arrive de nuit. Un taxi fait la navette. De nombreuses personnes l’attendaient également. Nous nous sommes installés dans la salle d’attente un long moment. Autour de nous une horde de souris se promenait, nullement effrayées par notre présence. Nous étions bien plus impressionnés qu’elles. Toujours pas de taxi. Le préposé de la gare veut fermer le local. Son service est fini. Je lui dis que nous resterons dans la salle d’attente jusqu’au retour du taxi. Je ne sais plus s’il est parti et ma soeur n’est malheureusement plus là pour compléter mes lacunes.
Au "Maine", la famille était toujours sur le qui-vive, ne sachant ce qui se passerait le lendemain. Il était 11 h du soir, lorsqu’elle a entendu une voiture au bas de la route. Elle a cru que les Allemands venaient les chercher. Mais en entendant les voix d’enfants quelqu’un a dit : "ça, c’est Yvonne et les enfants!" Nous étions tous heureux de nous retrouver ensemble et d’avoir un pied-à-terre. Arrivera ce qui voudra ! Enfin, j’étais avec Paul.

            Nous avons vite trouvé à nous loger, dans une métairie vide, un kilomètre plus loin, tout près d’une ferme. Les fermiers s’appelaient Saturnin, il y avait le mari, sa femme Emilie, et leur fille de vingt ans environ. Doris et Gérard allaient à l’école à Naillac. Ils partaient le matin avec leur repas dans une gamelle, mangeaient chez une dame et revenaient le soir. Quatre kilomètres à pied, aller-retour, tout seuls, en pleine campagne. Quand j’écris "mangeaient" ce n’était pas toujours le cas, lorsque le menu ne leur plaisait pas. Aussi, craignant de se faire réprimander s’ils ramenaient la gamelle à peine entamée, ils inventaient un jeu : au retour : on allait faire le train, Gérard serait la locomotive et en guise de charbon la locomotive enfournait les carottes. Un jour lors de ces jeux sur le chemin de retour, Gérard avait mis son manteau sur la tête et a roulé au bas d’un fossé. Doris est rentrée seule, sans se soucier de son cousin. Marguerite était folle d’inquiétude. Lorsque j’y pense aujourd’hui, comment avons-nous pu les lâcher dans la nature? Il est vrai que les routes, là-bas, étaient quasiment désertes, de temps en temps une carriole avec une vache.
Nous devions nous déclarer à la Mairie et avions eu quelques problèmes avec le Maire. C’était un véritable interrogatoire: pourquoi venions-nous d’Argentan, pourquoi avoir choisi Grange d’Ans ? Il nous accepta à contrecoeur. Plus tard, nous avons appris qu’il était dans la résistance et pensait que nous étions là pour espionner.
Nous étions donc arrivés en Dordogne à la Toussaint. Mon mari Paul est resté au "Maine", car nous n’avions pas le même nom. Nous nous appelions Muller. Au "Maine", il y avait des voisins, une famille du nom de Schaffhauser. Les parents sont actuellement décédés, mais leur fille Jeannette vit toujours.

            J’en reviens à nos chers parents. Ils étaient toujours en prison à Argentan. Ils nous ont donné de leurs nouvelles. Les voisins leur rendaient visite et leur apportaient des gâteries. Après quelques jours, l’ordre est venu de partir vers Paris. Mon père a pleuré tout le long du chemin, ma mère était très calme. Les voisins les avaient accompagnés. Ils n’auraient pas pensé à une évasion, se sentant trop vieux et brisés par les événements. Ils sont arrivés à Orly, au Château de Grignon, où il y avait un grand nombre de Juifs. "Si personne ne se sauve, rien ne vous arrivera" leur a-t-on dit. Cela ressemblait à une maison de retraite. Ma mère a rencontré une dame de Haguenau, également arrêtée avec son mari en Normandie, Mme Jeanne Weill, une tante de Serge Weill. Les parents de ma cousine Marcelle, les Hacker, sont venus les voir deux fois. Ils étaient pratiquement libres. Un couple s’est évadé. Mais les personnes âgées avaient trop peur de faire quelque chose de défendu, ou peut-être n’en avaient-ils pas le courage. Maman nous a écrit qu’ils étaient bien traités, mais que c’était trop beau pour être vrai.

            Un matin, de bonne heure, les Allemands sont venus et les ont emmenés à Drancy. Ils y sont restés un jour, puis sont partis avec le convoi du 3 février 1944 pour Auschwitz. Ces détails nous ont été donnés par une personne qui était également à Drancy. Son mari était juif ; elle, non. Elle a été libérée. Voilà la fin de nos chers parents, gazés avec tant d’autres. Que D. ait leur âme.

            Nous sommes donc installés, ma soeur Marguerite, son fils Gérard, mes filles Doris, Janie et moi, dans notre fermette au lieu-dit "La Fayolle", entourés de poux, de puces, de souris et de rats. Tous les soirs, ces sympathiques bestioles jouaient au foot dans le grenier avec les marrons qui séchaient par terre. Le confort était plus que rudimentaire, il n’ y avait ni eau ni WC et l’eau du puits servait en priorité pour les "bestiats".

            C’était le premier avril. Nous allions comme tous les jours au "Maine", voir Paul. En sortant de la forêt, une femme, qui travaillait dans son jardin, nous fit un signe de la main, nous demandant de rebrousser chemin. Nous nous sommes mis à l’abri dans un chemin de terre bordé par une haie. Une Jeep de la Feldgendarmerie venait d’embarquer Mr. et Mme Grunbaum. Le couple, anéanti, pleurait. Il y a des moments où l’on est comme une pierre, médusé, sans réaction.

            Nous avons rebroussé chemin et ne sommes allés que le soir au "Maine" où vivaient mon mari Paul, son père, Adèle et Flore ses deux soeurs. Il y avait également Julie Mann et sa fille Henny, Georgette Kauffmann de Mertzwiller, son vieux père, et son frère célibataire Benoît (Georgette s’est mariée avec Mr. Ury d’ lngwiller, à ce jour ils sont tous décédés). Ils étaient tous à bout de nerfs, déprimés, attendant que les Allemands les cherchent. Toute la journée, il y avait eu des arrestations, les maisons occupées par des juifs flambaient, et eux étaient toujours là. Ils ne comprenaient pas. La coupure du journal vous dira mieux que moi ce qui c’est passé ce jour-là. Gardez- là précieusement. Bref, personne n’est venu chez eux. Voilà pourquoi: on arrivait au "Maine" par un tout petit chemin de terre. Par deux fois les Allemands sont passé devant sans le voir, mais tout le monde avait vu les Allemands. Paul, ce jour là, est resté chez les paysans chez qui il travaillait. Les Allemands sont également allés là- bas et ont demandé s’il n’y avait pas de juifs. La fermière leur a servi à boire, pendant que mon mari s’échappait. Il s’est caché durant toute la journée dans une grosse canalisation. Puis l’ordre a été donné par les Allemands de brûler toutes les maisons abritant des juifs. Le propriétaire est venu disant : "Je vous aime bien, mais je ne veux pas qu’on me brûle mon domaine".
Le lendemain, plus morts que vifs, nos miraculés sont partis vers Le Dorat (Haute Vienne). Mes belles-soeurs Adèle et Flore, Julie Mann et sa fille Henny. Au Dorat, étaient réfugiés l’oncle et la tante de Wissembourg, les Mahler, ainsi que mon autre belle-soeur, Juliette. Les gares étaient remplies d’Allemands et ils pensaient se faire arrêter à chaque instant. Miracle, tout c’est bien passé. Tout le monde a été bien reçu au Dorat. L’oncle, le seul non juif, a été formidable, les femmes ont trouvé du travail jusqu’à la fin des hostilités.

            Nous étions toujours à La Fayolle et avons décidé de cacher Paul chez nous. Ce n’était pas une mince affaire : expliquer aux enfants de n’en parler à personne. Heureusement tout c’est bien passé. La fermière s’est-elle doutée de quelque chose, car elle a demandé à Doris où était son père ? Mais la petite n’a rien répondu. Paul faisait la chasse aux puces qui le faisaient bien souffrir.
Un jour l’information a couru que les Allemands arrivaient. Pour les villageois c’était une nouveauté, pas pour nous. Ils ont entassé dans des carrioles leurs biens les plus précieux, la fille des Saturnin a pris son diplôme de certificat d’études encadré sous le bras et tout le monde a passé la journée dans les bois. Mais les Allemands ne se sont pas arrêtés à La Fayolle qui n’était qu’un hameau de trois ou quatre fermes isolés.

            Je n’ai pas parlé de David, le mari de ma soeur. Il était prisonnier en Allemagne. Marguerite se lamentait toujours et maman, lorsqu’elle était encore avec nous disait souvent: "il est plus en sécurité que nous".
Enfin vint le jour du débarquement en Juin 1944. Les gens étaient heureux et chantaient. Mais nous, nous ne ressentions plus rien. Nous sommes allés chez le maire, le Dr. Daunois, qui tenait également la pharmacie. Nous lui avons dit que nous étions juifs. Il a bien regretté de ne l’avoir su plus tôt, étant, comme déjà dit dans la résistance, il se méfiait un peu de nous. Paul ne s’est plus caché. Nous avons beaucoup sympathisé avec la famille Daunois. Ils avaient caché un couple de juifs chez eux, des Polonais ou des Roumains et le monsieur y était décédé.
Paul faisait des travaux à la pharmacie, entretenait le chauffage et ramenait toujours du ravitaillement, Ils étaient charmants. Janie disait toujours "le doteur Daunois".
La fin de la guerre a été plus douce. Nous pensions au retour mais devions attendre : Haguenau avait beaucoup souffert des bombardements, il y avait un va et vient entre les Américains et les Allemands des deux côtés de la Moder. L’armistice n’était pas encore signé. Cela fut fait le 8 mai 1945. Nous avons pris le car pour Périgueux. Paul était sur le toit avec un seau d’oeufs que nous avions mis en conserve, entouré de bagages et des volailles que les paysans amenaient à la ville. Arrivés à Périgueux Paul descend son précieux seau qu’il avait préservé des chocs pendant tout le voyage... et Doris s’assoit dessus!
Après avoir passé la nuit dans un centre d’accueil pour réfugiés, nous avons pris le train du retour. Aux arrêts les membres de la Croix-Rouge donnaient de la nourriture aux enfants.
Mon mari est rentré avant nous et a repris son travail de comptable chez ses anciens patrons, les Wendling. Ils nous ont procuré un garni chez Mme Antoni, route de Bischwiller. Nous y sommes restés jusqu’à ce que notre maison, Impasse des planches, soit libre et ait été désinfectée, les locataires nous ayant laissé des punaises en souvenir.

Voilà en gros notre histoire. Nous avons essayé de reconstruire notre vie, et je pense que nous y sommes parvenus, sans problème majeur. Je suis contente que tout cela soit écrit, Il se peut que certains faits aient été oubliés. J’espère avoir raconté l’essentiel et suis satisfaite de l’avoir fait. J’ai gratté tous les coins de ma mémoire, du moins ce qu’il en reste à 82 ans. C’est un peu un legs que je vous fais.

            Votre maman, mamie, et arrière grand-mère.
Yvonne MAY

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