Hirsch Claude

Claude Hirsch
Lors de mes passages dans ma ville natale de Colmar, je manque rarement de faire un pèlerinage sur les lieux de mon enfance. Nous habitions au 15, avenue Foch, au second et dernier étage d’une maison qui existe toujours et dont la façade a été repeinte récemment, pour la première fois depuis ma naissance. Mes yeux d’enfant se sont ouverts sur les Vosges avec vue directe sur les trois Châteaux. Autant dire que ce paysage est resté le paysage étalon qu’aujourd’hui encore je trouve le plus beau du monde!

Vers 1925, mes grands parents paternels avaient fait construire une maison au 26, rue Henner, non loin de notre domicile. Nous allions tous les jours rendre visite aux grands parents. Mon grand père dansait avec moi la polka et je ne quittais jamais leur maison sans un petit paquet avec quelques friandises. Mon grand père mourut en 1935 et j’ai gardé en mémoire le coup de téléphone que reçut ma mère, au cours duquel ma grand-mère lui apprit la mort brutale de mon grand père.

Vers 3 à 4 ans, le moment vint d’aller à l’école. Ma mère m’inscrivit au jardin d’enfants situé alors
Ma Mere, Edmee Hirsch
dans le lycée de Jeunes Filles de la rue de Verdun. Résigné, je fréquentai donc la classe de Mme Jacotin, où je m’ennuyais plutôt. Je n’en garde qu’un seul bon souvenir : à la Saint-Nicolas, on nous fit tous sortir de la classe. Lorsque nous fûmes admis à y retourner, un miracle s’était produit: à chaque place, on avait déposé un Saint-Nicolas en chocolat
Jugeant les travaux manuels auxquels j’étais astreint en classe un peu trop puérils pour le développement psychique auquel j’étais parvenu, ma mère décida de m’inscrire en 11ème au lycée Bartholdi, la 11ème d’alors correspondant au cours préparatoire actuel. J’avais 5 ans et demi en octobre 1937 lorsque j’entrai, brut de décoffrage, dans la classe de Mme Günther, chez qui j’appris sans aucune difficulté à lire et à écrire, par la méthode syllabique la plus classique, qu’il ne venait à l’idée de personne de contester en ces temps lointains.
Les années se succédaient: à la 11ème succéda la 10ème avec M.Runacher, puis la 9ème avec M. Dumoulin. J’avais des résultats scolaires moyens, et j’étais un écolier peu zélé. Mes parents avaient fait l’acquisition d’un poste de T.S.F., à lampes comme on disait en ce temps-là, bien avant l’invention du transistor. Ce poste fonctionnait sur batteries, qu’il fallait recharger régulièrement. Le progrès aidant, vers 1936 ou 37, la compagnie d’électricité à laquelle nous étions abonnés se convertit au courant alternatif. Du coup, plus de batterie perpétuellement à plat, mais une alimentation par le secteur et la possibilité d’écouter la radio à tous moments, notamment à la sortie de classe, au détriment des leçons et devoirs. Ma mère ne fut pas longue à réagir et confisqua la clef qui fermait le meuble de la radio.

            Le monde extérieur était en pleine fermentation. Je lisais déjà les titres des Dernières Nouvelles d’Alsace, les légendes des photos de l’Illustration. Il était question d’une guerre en Espagne, le dirigeable "Graf von Zeppelin" avait pris feu à l’appontage aux États-Unis, Sudètes, Éthiopie, vagues rumeurs qui ne troublaient guère ma quiétude. En 1938 pourtant, l’alerte fut plus chaude: mes parents préparèrent des valises avec des effets de première nécessité. Nous nous tenions prêts à déguerpir au cas où la guerre éclaterait. Elle n’éclata pas. Munich nous en préserva. Nous ne perdîmes rien pour attendre.

            Nous n’eûmes d’ailleurs pas à attendre longtemps: le 2 septembre 1939, nous quittâmes les lieux familiers où mes parents avaient élu domicile après leur mariage en 1929. Les départements du Haut-Rhin et du Bas-Rhin avaient été déclarés Zone des Armées et les populations civiles priées de se "replier" vers l’"Intérieur". Mon père avait une Peugeot 402 avec laquelle nous franchîmes pour la dernière fois le col du Bonhomme, en direction de l’Ouest.

Mon pere, Armand Hirsch

Première étape : Épernay, où ma grand mère nous avait précédés. Elle avait été accueillie dans la belle-famille d’un de ses fils, en attendant les événements.

            Puis ce fut la "Drôle de Guerre", de septembre 1939 à fin mai 1940. Nous passâmes cette période à Quarré-les Tombes, petit village de l’Yonne, ainsi nommé en raison des sarcophages en pierre que dans des temps anciens on avait disposés en cercles autour de l’église. Nous logions à l’hôtel. Je fis connaissance pendant l’année scolaire 1939-1940 avec l’école communale du village à plusieurs divisions que notre maître menait d’une main ferme. L’enseignement qu’il nous dispensait valait bien celui des petites classes du lycée Bartholdi de Colmar. J’en garde un bon souvenir. L’hiver 1939-1940 avait été très rude. J’avais entendu dire que le thermomètre était descendu à - 27°. Les gamins de mon âge étaient en culotte courte, chaussés de galoches dont les semelles de bois étaient garnies de bandes de caoutchouc découpées dans de vieux pneus pour en atténuer la sonorité. C’était la mode en ce temps-là. Rien ou presque ne se passait sur le front. Que pouvait-il d’ailleurs se passer, protégés que nous étions par notre fameuse ligne Maginot ! Mon père avait repris ses activités professionnelles : il installait des machines dans des usines qui travaillaient pour l’armement. Un jour, malgré qu’il eût déjà 46 ans, il reçut son fascicule de mobilisation et nous quitta pour rejoindre Belfort, son lieu d’affectation. Il fut rapidement démobilisé en raison de son âge.

            Début juin 1940, coup de tonnerre dans un ciel serein. Les Allemands avaient mis à profit la "drôle de guerre" pour se renforcer, et cette fois entrer dans une guerre qui devait cesser d’être drôle pour nous. Nous apprîmes que, tournant la ligne Maginot par le Nord, ils avaient envahi la Belgique, exactement comme en 1914. Puis, informés par le journal local qui était le "Petit Bourguignon", nous pûmes suivre la cinétique inexorable de l’avancée
ennemie : le Nord, la Somme, la Seine, la Loire, jusqu’à la demande d’armistice faite par Pétain. Il faut avoir vécu cette période funeste pour se représenter la fuite éperdue vers le Sud de toute une nation, à laquelle s’étaient mêlés des Belges et des Hollandais. Nous passions la nuit dans des granges, mon père mendiant littéralement par ci par là les quelques litres d’essence qui nous permettaient d’avancer. Le but que nous nous étions fixés était d’atteindre un gros bourg dans le Gard: Saint-Géniès-de-Malgoirès. Une famille dont mes parents avaient fait connaissance avant la guerre était prête à nous y accueillir. Nous atteignîmes Saint-Géniès avec les dernières gouttes de carburant. La voiture fut mise sur cales pour le restant des hostilités. Ainsi se termina notre exode. Nous passâmes à Saint-Géniès les années 1940, 1941, 1942 et les dix premiers mois de 1943. Je fréquentai l’école du village et fus admis en sixième au lycée de garçons de Nîmes en tant que pensionnaire.


J’entamai en octobre 1943 la 5ème, lorsque, brusquement, mes parents me retirèrent du lycée à mon grand regret. Mais des événements graves les avaient contraints à prendre cette décision. Saint-Géniès n’était plus sûr, il nous fallait fuir, comme tant de nos coreligionnaires en ces temps troublés. Après un court intermède à Alès où ma grand mère devait mourir, nous trouvâmes refuge à Noirétable, dans la Loire, où nous arrivâmes fin décembre 1943 par un froid sibérien. Nous y trouvâmes une petite maison à louer. Étant déjà entré en 5ème, et faute de collège à Noirétable, mes parents m’inscrivirent à l’enseignement par correspondance du lycée Blaise Pascal de Clermont-Ferrand. Je pus ainsi continuer tant bien que mal le programme de 5ème commencé à Nîmes. C’est à Noirétable que, jouant de malchance, mes parents et moi fûmes arrêtés par la Gestapo un beau jour de mai 1944.

            À partir de cette date, la jeunesse cessa pour moi d’être le temps de l’insouciance. Nous suivîmes alors le curriculum de tous les Juifs arrêtés dans la région lyonnaise : Fort de Montluc à Lyon, camp de Drancy, convoi vers la Haute Silésie. Arrivé à ma destination finale, je fus séparé de mes parents. Affecté au camp de Monowitz, j’y exerçai toutes sortes de tâches jusqu’à cette fameuse marche forcée vers l’Ouest décidée par nos geôliers pour éviter que nous soyons libérés par l’armée soviétique.
Ce ne fut qu’en avril 1945 que je fus libéré par l’armée américaine, après bien des vicissitudes.

 

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