Bloch Émile

Témoignage d’Éliane Bloch, fille d’Émile Bloch, extrait de "Nous sommes 900 français" d’Eve-Line Blum Cherchevsky.

            Mon père, Émile Bloch, de son prénom hébreu ‘Haïm – la vie, est né à Biesheim en Emile Bloch1884, dans une famille de sept enfants: deux filles et cinq garçons.
Ce village se composait d’une communauté juive avec sa synagogue et son école. On y apprenait l’allemand et l’hébreu des prières. Ce n’est que pendant la Seconde Guerre mondiale que mon père est contraint de parler et lire le français, l’alsacien étant sa langue maternelle.
L’école juive de Biesheim a dû disparaître pendant la guerre de 1914. Cependant, la communauté comportait encore 480 personnes en 1920 (livre de Paul Carl). Il existait une rue des Juifs, devenue rue Lucien Weil après la guerre 1939-1945.
Mon père est allé à l’école juive jusqu’à sa Bar-Mitsva. Ensuite, il a dû travailler, comme la plupart des enfants à l’époque. En 1914, il doit prendre l’uniforme allemand. Il est blessé à Douaumont par une balle française. C’est par les Allemands qu’il sera assassiné en Lituanie.
En Alsace, les Juifs ne pouvaient pratiquer que l’usure ou le commerce. Dans les campagnes, c’étaient majoritairement des Juifs qui exerçaient, comme mon père, le métier de marchand de bestiaux. Mon père a donc connu l’antisémitisme et en a souffert (en paroles, en insultes), mais cela ne s’est jamais traduit en actes de violences comme outre-Rhin.

            En 1939, en entendit cette phrase, en alsacien: "Maintenant, on vient chercher les Juifs." Dès 1937-1938, l’angoisse se faisait sentir. Des témoignages alarmants sur la condition des Juifs allemands filtraient à la frontière, que nous n’avions pas le droit de franchir.
Nous habitions la maison paternelle, aujourd’hui disparue, en partie détruite par des obus de 1945, au moment de la libération de l’Alsace par le général De Lattre de Tassigny.
Nos conditions de vie étaient très modestes. Nous ne connaissions pas le confort: une cuisinière à bois dans la cuisine, des poêles en faïence dans les chambres, la pompe à eau dans la cour. À la maison, mes parents parlaient l’alsacien, que je comprenais. Mon père écrivait en écriture scripte, le gothique allemand.
Vers 1938, des officiers français sont venus habiter chez mes parents: ils participaient aux travaux "d’amélioration" de la ligne Maginot.
En septembre 1939, tous les sites le long du Rhin, du nord au sud, sont évacués sur une largeur de cinq kilomètres, dont Strasbourg, qui reçoit comme point de chute Périgueux. Notre village est évacué d’office vers le Lot-et-Garonne (Biesheim au Mas d’Agenais). Mes parents décident de rester au sud de l’Alsace, à la limite du Territoire de Belfort, à Soppe-le-Bas, près de la Nationale 83, logés chez mon grand-père maternel. J’ai neuf ans. Je vais à l’école.

            En 1940, après la débâcle, nous partons dans le Doubs, huit jours seulement. Fin 1940, nous revenons à Soppe-le-Bas. Cette fois, ce sont les Allemands qui cantonnent dans la cour.
Après le 14 juillet 1940, les Juifs d’Alsace sont expulsés avec ceux de la Lorraine mosellane. Les Allemands nous donnent 1 heure pour nous préparer: nous emportons peu de chose, l’argent est limité, et moi je dois choisir une seule de mes poupées. Nous sommes emportés par un camion vers un hôpital pour enfants handicapés. On nous tient un discours plein de menaces: "Quand vous serez au-delà, en pays d’Allemagne". Le convoi repart vers Dôle, où nous dormons une ou deux nuits dans une écurie de caserne. Puis les Allemands nous conduisent à la ligne de démarcation: "La Croix Rouge vous y attend". Mon grand-père et ma tante sont séparés de nous dans la cohue. Nous sommes plusieurs centaines de Juifs. Par train, nous gagnons Lons-le-Saunier, où nous sommes répartis dans plusieurs écoles, dont l’École Normale d’Instituteurs. Mon père, que nous avions perdu pendant le voyage, nous y retrouve. Nous sommes cinq de la famille: mes parents, mon grand-père, une tante et moi-même. Grand-père et ma tante continuent leur périple jusqu’à Lyon où grand-père, hospitalisé, décède. Nous restons dans l’École Normale tout l’été. Il y fait une chaude ambiance d’amitié, de convivialité entre les réfugiés. Le grand rabbin Schilli nous fait un discours pour nous remonter le moral, puis repart.
À la rentrée scolaire, nous sommes répartis dans les villages environnants, logés tant bien que mal par la commune et le Secours National. Nous y resterons quatre ans. Le village qui nous reçoit est Gevingey (Jura), pays viticole où se situe l’action du livre "L’Espagnol" de Bernard Clavel. Nous devions partager notre logement d’une cuisine et deux pièces avec trois célibataires de Biesheim.Les vendanges Ma mère cuisinait au charbon de bois. Mon père travaillait chez un viticulteur: il faisait les foins, le battage, et participait aux vendanges. Avec le quelque argent qu’il gagnait, quelques provisions données par l’agriculteur, l’allocation aux réfugiés et le petit jardin qu’il entretenait, nous pouvions vivre à peu près correctement.

            Pendant notre exode, l’espoir revint après la chute de Stalingrad, en février 1942. Mon père, à l’aide de petits drapeaux piqués sur une carte fixée au mur, suivait l’avancée des Russes.

            Ceux qui le pouvaient étaient déjà partis pour l’Amérique ou étaient réquisitionnés, à partir de 1944. Moi, j’allais à l’école où je me faisais une très bonne amie: Suzanne. Excepté cette amie et le viticulteur, les gens nous considéraient comme des étrangers. Ils nous demandaient: "Quelle nationalité est-ce, Juif?"
Chaque viticulteur et agriculteur, suivant leur disponibilité, avait reçu un contingent de réfugiés. Les hommes allaient travailler la terre, où étaient réquisitionnés, la nuit, sur ordre des Allemands, pour surveiller la voie ferrée de la ligne de Lyon. Mais nous nous sommes débrouillés jusqu’en 1944. Gevingey est situés près de la N.83. La plaine d’un côté, la côte de l’autre, creusée de grottes. Le maître d’école nous conduisait en promenade dans les "collines". Le maquis occupait ces lieux. En avril 1944, un avion anglais est venu de nuit. Il y a certainement eu un parachutage. Le lendemain, après que plusieurs patrouilles soient venues surveiller les environs, les Allemands sont arrivés en force. Ils ont incendié le Château de Saint-Georges situé à environ un kilomètre, emmenant plusieurs Résistants.
Je n’ai pas souvenance de mauvais rapports avec les habitants de Gevingey. Ceux-ci avaient l’attitude que chacun aurait eue au début de notre "invasion". Nos relations se sont normalisées au fil des jours et des semaines.
Nous sommes le 27 février 1944, en fin de matinée. Ma mère voit les soldats allemands arriver en camion. "Va chez ta copine Suzanne!" me dit-elle. Ce matin-là, mon père était parti au jardin. Ma mère, restée seule avec les trois célibataires. Dans la rue principale, Robert Schwartz, 35 ans, revenait de la vigne, béret sur la tête, pioche sur l’épaule. Ont-ils cru que c’était un maquisard? Les allemands l’arrêtent, lui demandent ses papiers. Robert sort sa carte tamponnée JUIF par inattention. Les Allemand ont un doute. Ils partent à la mairie, trouvent sur la liste que leur donne le maire les noms des Juifs: dix huit personnes vont être arrêtées.
Ma mère et moi, deux autres femmes et leurs deux petites filles, sans papiers, traversons la France pour gagner Figeac.
Et mon père? Tous les hommes étaient rentrés. Lui, qui était dans le jardin, s’est caché dans le grenier à foin de la ferme. Ignorant où nous étions, il décide de partir à notre recherche. Le convoi militaire attendait sur la N. 83. Pensant que ma mère était dans le camion, il s’en approche pour le vérifier. Il est arrêté. Ma mère, cachée en face, dans les W.C. avait vu mon père pris au piège et partir. Elle avait essayé de chercher refuge dans une maison voisine. Les personnes âgées qui y habitaient, paniquant, n’avaient pas voulu qu’elle reste. C’est pourquoi elle était cachée dans les W.C. Moi, sur le balcon de la maison de mon amie, dans une petite rue du village, j’ai vu passer l’une des trois célibataires, Mlle Marx, encadrée de soldats allemands. Son frère, Lucien, travaillait dans une ferme. Peu de temps après, ils sont repassés tous les quatre. Dès le lendemain de cette rafle, nous sommes partis par le train à Figeac (Lot), guidés par une amie de ma mère qui faisait de la Résistance. À Figeac, la famille de ma mère ne put pas prendre le risque de nous accueillir. Ma mère, hébergée dans un hôtel lorsque eut lieu la rafle du 12 mai 1944, perpétrée par la division "Das Reich", destinée à arrêter les hommes valides, juifs et non juifs, fut trouvée dans un placard, où elle fut oubliée par les Allemands, plus attirés par les femmes de petite vertu.

            Je suis allée chez les sœurs du couvent Notre-Dame de Massip. J’ai changé d’identité. J’ai découvert que dans ce couvent il y avait plusieurs enfants juifs. C’était une filière protégée par l’archevêque Mgr. Saliège. Au couvent Notre-Dame de Massip, les sœurs ont sauvé plus de cent enfants et adultes juifs. En mai 2000, deux plaques ont été apposées par la municipalité et le Conseil Général, en présence des survivants et de deux sœurs très âgées.

            Le 6 juin 1944, je passai le certificat d’étude, et les Sœurs nous apprenaient le débarquement!

            Nous n’avions plus de nouvelles de mon père. C’est seulement en 1947, par la voie officielle, que nous avons appris sa déportation et son décès: assassinat en Lituanie.

            Je suis heureuse de savoir que quelqu’un a écrit un ouvrage sur le convoi qui a emporté mon père et tous nos voisins de Gevingey: Marcel Kahn, Sylvain Lévy, Marcel Loeb, Lucien Marx, Robert Schwartz, tous arrêtés à Gevingey, furent les malheureux compagnons de mon père dans le convoi n° 73. Aucun membre de leurs familles n’ayant rappelé leur souvenir, je me permets de le faire à leur place. Ruth et Doris, les filles de Marcel Loeb, étaient également à Notre-Dame de Massip. Elles vivent au Canada.

 

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