Participation à l'incompréhensible
par Renée G. LÉVY
A la Pouponnière de Limoges en 1943, tard le soir arrive un jeune émissaire avec un message verbal d'extrême urgence : il faut prévenir les responsables de la maison d'enfants du Masgelier de faire disparaître au plus vite la jeune X-15 ans que la Gestapo veut arrêter pour "rassemblement familial" en réalité : afin de la déporter avec ses parents internés à Rivesaltes.

D'autre part, d'extrême urgence également près de Bourganeuf, il faut dire à un groupe de scouts juifs, sous étiquette protestante avec "Lévrier" comme chef, de décamper immédiatement et de se diriger sur Avignon où quelqu'un les attendra afin de les amener en un lieu sûr. Bourganeuf se trouve à une demie heure du Masgelier.
Ce soir là, plus de train. Téléphoner ? Pas question. Pour arriver au Masgelier le lendemain matin, le train part à la première heure. Le jeune messager doit retourner le soir même de Limoges à Montpellier. Aucun de nos agents de liaison n'était disponible. Que faire ?

Nous avons décidé que j'irais moi-même, le temps étant compté, pour essayer de sauver la jeune fille et la troupe de scouts.

Il faisait mauvais, le chemin vers la gare était très long. Nous habitions clandestinement un hameau - le Haut Fargeas - très proche de Limoges. Pas de bicyclette ; évidement pas de voiture, elles étaient réservées aux Nazis et aux collaborateurs.

Une heure et demi de train et j'arrive tôt (pour un petit déjeuner copieux) chez les amis directeurs du Masgelier, les Jacques Bloch et le médecin Jean Cogan qui ont tout de suite organisé la cache de la jeune fille recherchée par la Gestapo. Nous avions plein de choses à nous raconter ne pouvant le faire par téléphone. Des amis arrêtés, d'autres assassinés tout cela à un rythme de plus en plus accéléré. Des secrets filtraient de l'horreur des camps. L'atmosphère devenait très lourde d'angoisse et de terreur.

Je devais prendre un train vers midi pour Bourganeuf, afin de dire à Lévrier (je ne le connaissais pas) de déguerpir au plus vite avec la troupe de scouts.

Au Masgelier, Jean Cogan allait faire une course avec la vieille camionnette - il était chauffeur, coursier, en plus de médecin du home - il nous fit un signe : " à tout à l'heure". Madame Bloch m'a fait faire le tour de la maison, admirablement tenue. Nous avons bavardé avec les enfants et les soignantes, parlé de la situation de plus en plus difficile pour l'approvisionnement du Masgelier, tout comme celui de la Pouponnière de Limoges que mon mari dirigeait et dont il était le médecin, en plus de l'inspection médicale de tous les homes d'enfants en Zone sud.

Jean Cogan revint vers 9H30, content, pour rebavarder un peu. En le voyant venir, je lui demande sur le champs : "à quelle heure y a-t-il un train pour Limoges ?
Jean très étonné me dit : "Mais vous allez à Bourganeuf..."
Moi : "oui, mais d'abord je retourne à Limoges et irai dans l'après-midi à Bourganeuf".
Jean et les autres, très étonnés : "mais est-ce que ce n'est pas très urgent d'aller à Bourganeuf ? il y a un train pour Limoges à dix heures moins dix. En roulant vite on pourrait l'attraper."
Moi : "Pourriez-vous m'y amener Jean ?"
"Oui, mais je croyais..."
"Allons-y vite. Au revoir, à bientôt".

Nous sommes partis en courant, Jean perplexe et muet, moi sans un mot d'explication. II n'y en avait pas. Je n'avais rien à faire à Limoges.

J'attrape le train. Somnolante, aucune question n'arrive à ma conscience.
Arrêt à la Souterraine, centre de triage important. Tous les trains nord-sud et est-ouest s'y arrêtent.

Je regarde par la fenêtre de mon compartiment dont la portière donne directement sur le quai, et je vois arriver une troupe de scouts. Je demande à l'un d'eux : "Connaissez-vous Lévrier ?" "C'est moi" "Alors montez vite, j'ai un message pour vous". Il ouvre la portière, très agile il saute en haut des marches, moi dans un murmure je lui transmets le message.
Lui m'explique : "Ce matin quelqu'un est venu nous prévenir que la Gestapo est sur le point de nous arrêter. Nous avons pris le premier train en partance sans savoir où aller."

Miraculeusement j'étais là pour chuchoter à l'oreille de Lévrier : "Vous devez aller à Avignon, quelqu'un vous attendra sur le quai pour vous mettre en sécurité. Bonne chance. Vite. Descendez."

Lévrier sauta du train qui repartit aussitôt vers Limoges.

P.S. Nous avons passé par bien des situations hors-série, mais celle que je viens de décrire, après cinquante-trois ans de silence, m'a le plus impressionnée.
Si j'avais accompli normalement ma mission comme d'habitude, je serais peut-être tombée dans les filets de la Gestapo.

Jérusalem (1996)

Madame Lévy a publié sous son nom de plume, Renée L. Pixyan, une nouvelle sur notre site : Le château.

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