Souvenirs d'un médecin d'enfants à l'O.S.E.
par le Docteur Gaston Lévy (suite)

En Suisse
Carte de réfugiée d'Annette Lévy


Au-delà des barbelés, le grenzschutz-soldat providentiel nous conduisit à travers un énorme pré parsemé de fleurs printanières vers une petite maison sur le bord d'une route conduisant à l'intérieur du pays. L'accueil fut chaleureux et Annette faisait de grands yeux en voyant oranges, bananes, chocolats dans un petit magasin tenu apparemment par la femme du garde-frontière. Annette était pleine de joie de se voir transportée comme par une baguette magique dans un pays de cocagne. Pour moi et ma mère la situation était plus préoccupante. En premier lieu l'expérience vécue en traversant la frontière nous effrayait en pensant à ma femme et mes beaux-parents qui devaient nous suivre deux jours plus tard. Mais en plus de cela le garde-frontière, en consultant sa liste de personnes non refoulables - c'était mon cas, eu égard à mes fonctions dans les cadres des oeuvres d'aide en France -, ne me trouvait plus sur ses listes. Comme je n'étais pas venu jusqu'à ce jour, je n'avais, paraît-il pas été porté sur les nouvelles listes. Sincèrement peiné de cette situation, le gradé des gardes-frontières me dit qu'il serait obligé de me refouler, la nuit venue, de l'autre côté de la frontière. Sur ma prière, le gradé téléphona à l'OSE à Genève pour les mettre au courant de ma présence et de la difficulté qu'il y avait à me garder sur le sol helvétique.

Toute l'après-midi se passa en coups de téléphones entre le grenzschutz et sa direction centrale à Berne. Vers 16 h mon cher ami M. Jacques Bloch me fit appeler au téléphone me disant qu'on était en train de régler l'affaire avec le Département de Justice et Police, au Ministère de l'Intérieur de la Confédération Helvétique à Berne. Il m'assura qu'on ne me refoulerait pas. Enfin vers 17 h on vint nous annoncer que moi aussi je pourrai rester en Suisse. Très content, mais toujours effrayé en pensant à l'entreprise hasardeuse qui attendait ma femme et mes beaux-parents, nous nous sommes promenés dans le merveilleux pré jusqu'au moment ou un soldat vint nous chercher pour nous amener au camp de quarantaine de Claparède. Pendant notre promenade accompagnés du soldat, j'ai pu donner à un passant une carte postale annonçant notre présence à ma soeur et mon beau-frère en Suisse. Pays béni, la Suisse, où je pouvais avoir un geste qui 24 h auparavant, dans un pays musclé, aurait été un crime !

Le camp de Claparède

Le camp de Claparède recevait pour trois ou quatre jours chaque réfugié cueilli à la frontière, ayant des raisons suffisantes pour pouvoir rester en Suisse. Cette quarantaine permettait aux autorités de voir un peu clair parmi les arrivants et de savoir s'il n'y avait pas d'indésirables qui s'étaient glissé parmi eux. Séparé à Claparède de ma mère et de ma fille, et très fatigué des efforts et frayeurs de la journée, je ne trouvai malgré tout pas le sommeil. Mes pensées étaient auprès de ma femme à Aix. Dès le lendemain matin on était soumis à un interrogatoire assez serré : identité, travail avant la guerre, service militaire pendant la “drôle de guerre”, travail dans les services d'aide, tout y passait, et c'est bien naturel. La masse des réfugiés en Suisse imposait un strict contrôle. La caution morale de l'OSE et la référence à un beau-frère suisse rassurèrent le préposé à l'interrogatoire. Il fallut après cela remettre contre quittance les valeurs (argent, bijoux) qu'on apportait. On nous servit une bonne et substantielle nourriture à laquelle nos estomacs n'étaient plus habitués. Une photo de passeport de cette époque me montre très amaigri, les traits tirés, déprimé.

Le personnel de Claparède était extrêmement gentil et compréhensif. Quittant Claparède dès le deuxième soir pour le camp d'accueil de réfugiés de Champel, je priai instamment les surveillants de Claparède de me faire savoir immédiatement à Champel l'arrivée de ma femme et de mes beaux-parents. Mais “Pflicht esch Pflicht" (le devoir avant tout). Je ne savais pas encore qu'en Suisse on ne pouvait pas transgresser par sentimentalisme la loi de silence imposée aux surveillantes de la quarantaine. Et en fait, c'était la veille de Pentecôte et les services de Claparède ne fonctionneraient que le lendemain de fête, c'est-à-dire le mardi. Trois jours durant, je désespérai à Champel jusqu'au moment où mon beau-frère apparut à la grille du camp pour me dire que les miens étaient arrivés.

Le camp de Champel

Je m'empresse de dire ici que mon séjour en Suisse fut pour moi (en dehors du sentiment de sécurité pour moi et les miens) une des périodes des plus exaltantes de ma vie. J'étais, comme on le verra dans ce qui suit, un médecin d'enfants, d'enfants réfugiés s'entend, mais retourné, avec l'accord du Gouvernement suisse, à la plénitude de ses fonctions. Il faut évidemment y ajouter que le moment de mon arrivée précédait de peu de jours le 6 juin 44,le débarquement anglo-américain en Normandie. Les Suisses, craignant auparavant l'invasion de leur sol par les Allemands, étaient désormais sûrs de la victoire des Alliés, et plus libres dans leur comportement vis-à-vis des réfugiés.

Le Camp de Champel était une grande et belle maison, ancien pensionnat de jeunes filles, réquisitionné par la Z.L (Zentral Leitung der Arbeitsläger und Flüchtlingsheime - Direction centrale des Camps de Travail et des Homes pour Réfugiés). Entouré d'un grand jardin au bord de la route, il avait de l'autre côté de la route une dépendance assez délabrée, autrefois dortoirs des plus jeunes pensionnaires s'appelant "le Bout du Monde". Les besoins du moment avaient réservé la grande maison aux adultes, le Bout du Monde aux enfants. Tout le complexe était sous une garde vigilante de militaires commandés par un capitaine. La vie journalière se ressentait un peu de ce commandement militaire. Les visites de parents ou d'amis étaient strictement soumises à l'autorisation du commandement. Elles avaient lieu dans un petit salon du rez-de-chaussée. Je me rappelle même d'une scène assez grotesque où une réfugiée parisienne, voyant au dehors son petit-fils, voulut aller se précipiter dans ses bras, et se vit refouler “manu militari “.

Les heures du lever, du coucher, celle des repas, étaient comme c'est normal, réglementées. Mais, une constatation était choquante pour le pédiatre : les nourrissons et petits enfants devant rester dans la grande maison avec leurs mères ou leurs grand-mères, étaient par là-même mélangés à une collectivité où les vieillards toussant et crachant ne manquaient pas. Je suis allé trouver le capitaine, pour le rendre attentif à sa grande responsabilité vis-à-vis de ces petits enfants en les exposant à une primo-infection tuberculeuse. Ma protestation a été suivie d'effet. Une petite chambre avec une dizaine de petits lits a été mise à ma disposition pour créer une nurserie. Avec quelques dames parmi mes connaissances d'Alsace et de Paris, cette crèche fonctionna parfaitement pour le grand bien des nourrissons. Parmi ces derniers se trouvait l'enfant de Rachel et de Léo Kohn, âgé de quelques semaines, dont j'ai parlé plus haut. Entre temps ma fille et ma mère avaient pu rejoindre le domicile de ma soeur à Genève, et mes beaux-parents avaient été envoyés dans un home de réfugiés à Lugano.

La communauté juive de Genève avait été avertie par l'OSE de la présence d'un pédiatre parisien à Champel. Elle mit d'urgence à ma disposition beaucoup de fortifiants pour les enfants. En plus elle m'envoya le rabbin Feuerwerker que je connaissais bien de Paris et qui était lui-même réfugié à Genève dans sa propre famille, pour voir ce qu'on pourrait faire en plus pour ces enfants. Nous avons décidé de profiter d'un Oneg Shabath (11) que le Rabbin allait organiser au Bout du Monde pour faire défiler les enfants devant mon oeil de pédiatre, et reconnaître parmi eux les plus déficients. Parmi ces enfants il y en avait beaucoup que je connaissais de nos homes en France. Je savais qu'ils étaient bien nourris, mais qu'ils couchaient dans des conditions fort primitives. Un temps merveilleusement chaud du mois de juin permettait de ne pas se faire des soucis sur ce dernier point.

On est allé à 15 h à l'Oneg Shabath, et j'ai proposé que les enfants défilent devant nous, vêtus d'une petite culotte. J'avais une très bonne impression générale, mais subitement j'ai remarqué une des filles que je connaissais bien, vu qu'elle venait du Masgelier, couverte d'un exanthème rouge. Je suspectais une scarlatine Aujourd'hui son traitement par la pénicilline fait oublier sa gravité d'autrefois Mais en I944, c'était encore une des maladies les plus craintes à cause de sa grande contagiosité et des complications rénales et cardiaques qu'elle pouvait entraîner. Or, les enfants couchaient dans la paille, les uns à côté des autres. C'est là que j'ai repris mes habitudes d'autorité médicale devant le cas d'urgence. Comme réfugié je ne possédais plus le droit de prendre une initiative quelconque. Malgré cela et tout naïvement, le capitaine étant en permission de fin de semaine, je m'adressai directement au soldat de garde qui, ne connaissant pas les règlements, me permit de téléphoner au médecin civil de Genève chargé de la surveillance sanitaire du Camp . Quelle fut ma surprise d'entendre à l'autre bout du téléphone une voix courroucée qui me demande d'où je prends l'audace, comme réfugié, même en ma qualité de médecin, de lui téléphoner directement. Je m'excusai évidemment, en lui disant qu'étant nouveau réfugié, je ne savais pas encore ce qui m'était permis ou ce qui était défendu. Mais malgré cela, je lui faisais remarquer que le fait d'une scarlatine parmi quelques dizaines d'enfants, me paraissait, en tant qu'ex-pédiatre parisien, assez grave pour penser à un isolement immédiat. Le confrère se radoucit et me promit de venir au Camp de suite après sa consultation. Ce qu'il fit. Sans devenir plus aimable, il envoya immédiatement l'enfant à l'hôpital, et me chargea, lui aussi d'autorité, d'assumer la surveillance médicale du “Bout du Monde” pendant le temps de mon séjour à Champel.

Cette faute grave contre les sacro-saints règlements devait par la suite avoir les plus heureux effets sur mon séjour comme réfugié en Suisse Ma surveillance du Camp de Champel "Bout du Monde" devait finir subitement quelques jours plus tard. Il est fort probable que ma “'houzpah” récidivante, réclamation d'une nurserie pour les nourrissons, puis appel téléphonique illégal au médecin du camp, avait indisposé le commandement à mon égard. Aussi, après quelques jours on m'annonça que je devais partir dans l'heure qui suivrait pour un camp de mères et enfants dans le Canton de Vaud à Moudon. Le médecin résidant de là-bas devait partir pour un autre camp, et on ne pouvait pas laisser à peu près 80 mères avec une quarantaine de petits enfants sans médecin. Ma mise en route avec un soldat accompagnateur fut si précipitée que ma femme n'eut même pas le temps de me repasser une chemise.

Moudon

Or, arrivé à Moudon, une surprise m'attendait : le médecin que je devais remplacer était le Dr Richard Baer de Freiburg im Breisgau. C'était un oto-rhino laryngologue qui était venu se réfugier à Paris en 1934 ou 35, et à qui j'avais pu être utile en lui permettant de travailler dans un service hospitalier. Il avait réussi à se sauver en Suisse et y était depuis trois ans. Grand était le plaisir de nos retrouvailles. Mais le Dr Baer était étonné de me voir déjà arriver puisqu'il devait seulement quitter Moudon une quinzaine de jours plus tard. J'avais donc bien deviné que Champel s'était au plus vite débarrassé d'un empêcheur de danser en rond.

Enfin mon amitié avec le Dr Richard Baer était ma meilleure lettre de recommandation pour Fräulein Wassmer la Lagerleiterin (directrice du Camp) de Moudon, ainsi qu'auprès de toute la collectivité des femmes réfugiées, internées dans ce camp. Baer qui était depuis si longtemps à Moudon était un homme très bon, un médecin consciencieux aimé de tous. Il avait eu la chance d'être libéré du camp exécrable de Gurs, dans les Pyrénées, grâce à nos équipes médico-sociales de l'OSE, et de pouvoir gagner la Suisse. Mais revenons à nos moutons : l'état des enfants du camp et de leurs mères que je devais prendre en charge. Le Dr Baer me dit que depuis qu'il était à Moudon il n'avait jamais eu un cas de maladie importante parmi les enfants ; "mais maintenant, dit-il, il y a depuis quelques jours une petite épidémie de rougeole". A sa visite le matin même, il avait dû mettre à l'infirmerie trois enfants suspects. Il me proposait de les voir avec lui.

Pour deux enfants mon confrère avait raison Ils présentaient des symptômes d'incubation de la rougeole Mais le troisième ne me plaisait pas : il était pâle, n'aimait pas qu'on le touche, se plaignait d'avoir mal sans pouvoir localiser l'endroit précis de sa douleur. A la palpation profonde, les masses musculaires étaient sensibles, de même la peau était hypersensible Les réflexes étaient présents, mais pas très vifs. Dans mon for intérieur je supposais une poliomyélite, et deux heures plus tard, les réflexes n'étant plus guère présents, et l'enfant ayant une forte fièvre, mon doute était presque devenu une certitude. Je proposai au Dr Baer de descendre en voiture avec l'enfant à la Clinique pédiatrique de Lausanne. Une ponction lombaire y confirma le diagnostic de poliomyélite.

La poliomyélite a traversé ma vie médicale comme un fil rouge, et j 'ai eu la chance avant la guerre de diagnostiquer précocement un certain nombre de cas, parmi lesquels celui d'une jeune fille de réfugiés berlinois. Ces derniers firent venir en consultation, malgré la situation de l'Allemagne en pleine nazification, le professeur Pette de Hambourg ; c'était à ce moment le grand spécialiste mondial de la maladie. Il m'a félicité du diagnostic précoce et du traitement appliqué. A ce moment, en 1934, il n'y avait guère que le sérum de Petit, de l'Institut Pasteur, un sérum de singe assez choquant, mais que j'avais mélangé avec l'hétérohémothérapie, l'injection intramusculaire du sang de la mère de l'enfant. J'ai expliqué plus haut le comment et le pourquoi de cette méthode thérapeutique, lorsque je l'avais préconisée comme moyen préventif à nos médecins des homes de l'OSE en 1943, lors d'une épidémie de polio dans le Centre de la France.

Les mauvaises nouvelles se répandent vite, surtout dans un Camp de femmes internées. C'était le cas pour Moudon. L'inquiétude de ces mères était immense. Le lendemain matin je décidai de jouer le tout pour le tout. Toute la collectivité déjeunait dans la cour du château, c'est-à-dire du camp. Je montai sur une table et expliquai aux mères la méthode que je comptais employer pour protéger leurs enfants, et aidé du Dr Baer, j'ai procédé ce jour-là à l'injection de 10 cc de sang maternel dans la fesse de chaque enfant. Aucun nouveau cas de polio ne s'est produit, et le petit malade hospitalisé à la clinique pédiatrique de Lausanne a bien guéri. A Moudon, il y avait beaucoup de femmes venues du Centre de la France où avait sévi l'année précédente une épidémie de polio. On peut présumer que ces femmes avalent des anticorps dans leur sang. L'hétérohémothérapie avait été faite en milieu favorable. Par contre les camps de réfugiés de la Suisse alémanique ont connu des cas sévères de polio.

Le Home des réfugiées était situé à la sortie de la coquette petite ville de Moudon, méticuleusement propre, comme toutes les villes et villages suisses. Le home, qu'on appelait le Château, était une belle et solide bâtisse, probablement propriété d'un seigneur, d'un siècle ou de deux antérieur au nôtre. Les environs de Moudon sont plaisants : région montagneuse où prés et forêts alternent. Je logeais au home même. J'exerçais mes fonctions de médecin du home sous la Direction du Dr Goin, médecin praticien de Moudon, et gagnai vite son amitié, de telle façon que chaque demande que je lui adressais obtenait son consentement.

Comme à Champel, je me heurtais aussi à Moudon à des installations inadéquates pour assurer l'hygiène et la santé d'une population infantile de 40 à 50 enfants, la plupart en bas âge. Ces circonstances, je les décrivis dans un rapport au Dr Zangger, chef de la Zentralleitung à Zurich, du 13 juillet 1944. Je passe sur les indications du rapport relatives à la poliomyélite et à la rougeole. Je lui signale aussi le cas d'une femme française qui travaillait à la cuisine, et qui avait subi des tortures de la Gestapo qui voulait avoir des renseignements sur un réseau de résistance. Elle était devenue de plus en plus irascible et avait des idées de suicide. J'ai dû la faire interner en clinique psychiatrique. Puis je continue à lui dire ce qui suit :
"Mon expérience de pédiatre praticien m'a appris qu'un grand nombre de mères, même en temps normal, sont inaptes à bien élever et soigner leur enfant, soit qu'elles sont nerveuses, anxieuses ou même inintelligentes ou “dergleichen mehr”. Mais dans le cadre familial, cela n'a pas beaucoup d'importance : il n'y a pas beaucoup de monde autour de l'enfant, la mère s'occupe de ses affaires, de la cuisine, de ses achats, elle est maîtresse de son temps et l'harmonie familiale n'est guère dérangée. Il en va tout autrement dans un camp de mères internées".

Et je continue : "Chez nous, il y a 14 enfants dans une salle et 19 femmes s'en occupent. C'est beaucoup ! Le brouhaha dans la salle, autour d'enfants de l'âge où l'intelligence s'éveille, occupe plus leurs oreilles et leurs yeux que la nourriture qu'on leur présente. Ils deviennent nerveux, anorexiques, vomissent, font des crises de colère, dorment mal etc. etc.. En plus, l'inquiétude d'une mère pour son enfant, même légèrement souffrant, se communique immédiatement aux autres. La nourriture qui est l'occasion de troubles chez un seul enfant devient inutilisable pour tous. Je sais, disais-je au Dr. Zangger, qu'il est difficile de remédier à cette situation, mais je suggère de remplacer quelques mères avec enfants, par des travailleuses réfugiées, sans enfants."

Mon but, dans ma lettre-rapport, était de lui demander quelques améliorations réalisables : les lits étaient trop rapprochés ; n'importe quel rhume d'un enfant se transmettait à son camarade bien portant. Je proposais mon "dada" de toujours : faire fabriquer des paravents "mobiles vitrés" à mettre entre deux lits. En attendant j'avais doté chaque salle d'un petit isoloir fait avec des draps. Il servirait aussi pour nourrir ou faire dormir un enfant trop dérangé par le bruit dans les salles.

Puis, point important, il faut une cuisine séparée pour les enfants, Actuellement elle se fait dans un petit réduit du deuxième étage. Même si on diminue le nombre des enfants à trente, l'endroit serait trop petit. Mais qu'on achète au moins un appareil électrique, puisqu'il n'y a pas le gaz au deuxième étage, et que ce soit un appareil à quatre feux puisque l'appareil à gaz n'en avait que deux.

Vient alors la question la plus importante : l'hygiène de la nourriture des enfants. Jusqu'à présent les troubles digestifs des nourrissons n'ont pas provoqué de sensibles dégâts à Moudon. Il faut probablement se féliciter surtout d'un été qui n'est pas trop chaud, car sans glacière ou autre appareil de réfrigération du lait et des décoctions farineuses des coupages, il y aura tôt ou tard de la casse. Pour plus de 40 enfants, il y a à peu près 40 biberons. On est donc obligé pour chaque repas de recommencer dans la petite cuisine la préparation de la nourriture.. Gaspillage de forces, danger augmenté de souillure des biberons. 100 à 150 biberons devraient être à la disposition pour en préparer d'avance deux à trois par enfant. En absence de frigidaire je proposais de construire un bac à revêtement zingué à l'intérieur, compartimenté pour recevoir individuellement les biberons pour chaque enfant, Un filet d'eau continu permettrait de garder la nourriture au frais. En plus il faudrait des capuchons en caoutchouc pour fermer les biberons.

Je rends aussi attentif M. Zangger à un autre abus dangereux que j'ai pu observer : Les mères refroidissent le biberon qu'elles donnent à leur enfant en le trempant dans le lavoir où elles rincent ses couches. Je demandais par conséquent pour chaque salle un bac spécial rempli d'eau froide.

Enfin dernier point, mais non le moins préoccupant, Il n'y a que à cinq cuves en bois pour laver les enfants entre 6 et 7 heures du matin. Comme six ou sept enfants devaient être lavés dans la même cuve, je me permettais de douter que la propreté de leur peau soit garantie, d'autant plus que le bois est un matériau difficile à désinfecter. Je me disais d'ailleurs convaincu que le grand nombre d'infections de la peau chez les enfants, impétigo, pamphigus etc. provenait de cette mauvaise pratique de l'hygiène corporelle à Moudon. Je demandais par conséquent un certain nombre de baignoires d'enfants en zinc.

Une autre plaie dans la Maison était l'absence d'un stock de divers laits secs ou concentrés, et je faisais remarquer qu'une maison d'enfants qui se respecte ne devrait pas, chaque fois qu'une nécessité diététique s'impose, passer par une demande préalable d'acheter le produit laitier nécessaire.
Je pense que ce long rapport au Directeur médical de la Zentralleitung montrera au lecteur les déficiences des homes d'enfants dans un pays qui avait une longue tradition de puériculture et de pédiatrie, et n'était guère touché par les restrictions de toute sorte des pays occupés par les nazis. Il est fort probable qu'un rapport aussi sévère, mettant le doigt sur les multiples insuffisances du fonctionnement des homes pour enfants réfugiés, serait allé un an auparavant encore dans une corbeille à papier, et son auteur aurait été déplacé. Mais dans une Suisse plus ou moins libérée du cauchemar d'une invasion allemande, le Dr Zangger pouvait me répondre cinq jours plus tard qu'il avait lu mon rapport avec beaucoup d'intérêt, m'en remerciait, et m'assurait qu'il s'inspirerait dans la mesure du possible de mes suggestions pour Moudon. Mais déjà quelques jours auparavant, il m'avait téléphoné qu'il avait l'intention de me charger d'un travail beaucoup plus approprié à mes connaissances de puériculteur et de pédiatre.


Page précédente   Page suivante

Shoah Judaisme alsacien Histoire
© A . S . I . J . A .