Souvenirs d'un médecin d'enfants à l'O.S.E.
par le Docteur Gaston Lévy (suite)
La mort tragique de Raymond Raoul Lambert et de sa famille - Fin de l'UGIF

Lors de mon passage à Marseille fin juin 1943 j'ai rendu visite à mon ami Raymond Raoul Lambert au 101 rue Sylvabella, siège central de l'UGIF. Après la démission de M. Albert Lévy, premier président de l'UGIF, Lambert exerçait cette fonction, tout en restant le directeur général.Une profonde amitié me liait à lui : j'étais à Paris le médecin de ses enfants. J'ai déjà dit plus haut que j'étais à côté de lui en 1933, comme médecin du CAR (Comité d'assistance aux réfugiés d'Allemagne). Aussi bien pendant la gestation de l'UGIF que Xavier Vallat voulait imposer, que plus tard pendant son fonctionnement, Lambert est resté un opposant aux décisions du Gouvernement de Vichy. Il avait été lui-même à Vichy pour protester auprès du sinistre Laval contre l'indignité et l'illégalité des mesures prises contre les juifs de France et contre le sort fait aux juifs étrangers. Tout cela le désignait à la vindicte aussi bien de la milice de Vichy et plus encore de la Gestapo qui depuis le 11 novembre 1942 régnait en maître dans la France entière. Pendant notre rencontre amicale je lui dis qu'il serait bientôt temps qu'il change de “crémerie” c'est-à-dire qu'il devait penser à se soustraire, lui et sa famille, aux griffes de la Gestapo. Lambert n'a guère réagi à ce conseil de prudence. Au contraire, il me signifia sa volonté de continuer à son poste en me chargeant d'entreprendre une enquête sanitaire auprès des différentes Directions de l'UGIF (3ème Direction Santé alias OSE ; 2ème Direction alias ORT ; 1ère Direction anciennement Entraide israélite française).

Dans une lettre datée du 12 août 1943 adressée à Limoges, il me dit : “ En réponseà votre télégramme du 7 courant, j'ai l'honneur de vous informer que je suis d'accord pour que vous commenciez l'enquête dans la région de Limoges. Elle doit porter : 1° sur les assistés français - 2°les assistés étrangers - 3° les personnes hospitalisées dans les maisons Après cette enquête, je vous suggère de venir prendre contact avec la Direction générale et le professeur Carcassonne afin d'étudier l'organisation spéciale de l'enquête sanitaire suivant certaines directives". Il s'agissait là, je le savais depuis notre entretien à Marseille, de l'organisation générale de sauvetage des populations juives en danger de déportation.

Malheureusement M. Raymond Raoul Lambert n'était plus là pour présider à cette action devenue nécessaire et urgente. Il fut arrêté par la Gestapo le 21 août 1943 à Marseille avec Simone, sa femme et ses quatre enfants : Lionel 14 ans, Marc 11ans, Tony 4 ans, Marie-France née pendant la guerre et que je ne connaissais pas, âgée de 18 mois. Déportés de Drancy le 7 décembre 1943, ils furent tous gazés à Auschwitz le 10 décembre 1943.

Mon deuxième voyage à Marseille le 6 et 7 décembre 43 risqua de prendre pour moi aussi une fin tragique. Dans une lettre au successeur de R. R. Lambert, M. Gaston Kahn, j'avais annoncé ce voyage pour apporter au nouveau Président de l'UGIF les premiers éléments de l'enquête dont il a été question plus haut. Les voyages de Limoges à Marseille étaient des plus pénibles. Pendant tout le trajet j'étais debout dans le couloir d'un wagon. Arrivant à destination, rompu de fatigue dans les premières heures du 7 décembre, je me rendis dans un hôtel sûr, autant qu'on pouvait le prévoir, à l'abri d'une descente de la Gestapo. J'avais dormi un peu trop longtemps et je suis arrivé en retard à une cinquantaine de mètres de la Direction de l'UGIF, rue de Sylvabella, lorsque j'ai remarqué un mouvement un peu insolite à l'entrée de l'immeuble On avait a ce moment les sens assez éveillés pour reconnaître une situation de danger. Je me suis immédiatement éloigné. Je ne retournai pas à la gare, car j'étais arrivé avec une permission tamponnée par la Gestapo de Marseille, et il n'était pas prudent de repasser par la “Pass Kontrolle “ pour reprendre le train vers Limoges.

Je me suis réfugié chez mon bon ami le Dr Casse d'Aix-en-Provence avec lequel j'étais médecin d'une ambulance lourde pendant la "drôle de guerre". Maurice Casse et sa femme Jeanne nous avaient toujours témoigné une grande amitié et nous avaient aussi offert de nous cacher en cas de danger. D'Aix-en-Provence je suis rentré par étapes et par train omnibus à Limoges. Malgré le génie organisateur des Allemands, on savait que les différentes Gestapos avaient peu de liaisons entre elles. Lorsqu'on avait échappé à la Gestapo de Marseille on n'était pas nécessairement inquiété à Limoges. J'ai d'ailleurs l'impression que les nazis étaient tellement sûrs de faire table rase par la "solution finale", qu'ils croyaient qu'un juif échappé un jour serait sûrement retrouvé une autre fois sans qu'il soit nécessaire de faire une chasse à l'homme.

Ce à quoi j'avais échappé à Marseille, je devais seulement l'apprendre plus tard. M. Gaston Kahn s'était rendu le 7 décembre ( jour de mon rendez-vous rue Sylvabella) à la Gestapo, pour avoir des renseignements sur l'arrestation de deux employés de l'UGIF chez qui on avait trouvé du matériel compromettant. Pendant ce temps le Hauptschar-Führer SS Bauer, chef de la Gestapo de Marseille faisait une descente - au siège central pour arrêter Gaston Kahn. Prévenu au dernier moment, celui-ci put se sauver. C'est dans cette descente de la Gestapo que je serais tombé si je n'avais jugé à temps l'agitation rue SylvabelIa comme étant dangereuse pour moi.

Je me permets ici desonner mon opinion personnelle sur l'utilité d'avoir accepté la constitution de l'UGIF sous le Diktat d'un commissaire antisémite aux affaires juives, Xavier Vallat. Les détracteurs de l'UGIF ont accusé cette dernière d'avoir été, àson insu, une sorte d'instrument de collaboration avec les persécuteurs Vichysistes et la Gestapo. On ne peut pas nier que souvent des gens ont été arrêtés dans les bureaux même de l'UGIF. Par exemple, au début 1943 la Gestapo a arrêté au bureau de Lyon un de mes amis strasbourgeois, le dermatologue Dr Pierre Lanzenberg, avec tout le personnel présent. Personne parmi eux n'est revenu de déportation. Ce jour-là notre amie Germaine Ribière, après l'arrestation de cette équipe, pendant que les agents de la Gestapo étaient encore au bureau, guettant les gens qui devaient venir consulter, Germaine Ribière donc, déguisée en femme de ménage, lavait les escaliers menant au bureau de haut en bas et de bas en haut, sauvant plus d'un consultant, qui sans sa mise en garde aurait été arrêté et déporté.

Toutes ces accusations contre l'UGIF sont à mon avis profondément injustes. Je n'ai pas connu un seul de ses dirigeants qui n'ait eu la volonté, même au sacrifice de sa vie, de sauver sesfrères et soeurs des griffes de la Gestapo et de la déportation. L'UGIF n'est jamais devenue le Judenrat qu'elle devait être dans l'idée des nazis, mais au contraire un instrument de résistance à l'ennemi. L'intégration des différentes oeuvres juives sous le nom de “Directions“ à l'intérieur de l'UGIF était un camouflage génial pour sauver les oeuvres qui continuaient leur action. On l'a bien vu, après l'arrestation manquée de M. Gaston Kahn.

Vu le danger qui existait pour toute l'UGIF en Zone-Sud, la Direction qui avait été transférée à Lyon, expédia sous la caution du Professeur Carcassonne et de Mr Brenner le télégramme "d'extrême danger" enjoignant la fermeture des bureaux et services de l'UGIF. Cet ordre ne fut guère suivi par les Directions locales. Il était impossible à la 3éme Direction - à l'OSE - d'interrompre, de stopper l'évacuation des enfants vers la Suisse, ou de laisser inachevée l'action entreprise de substituer aux services sociaux juifs, celui d'oeuvres d'hommes et de femmes non juifs qui nous venaient en aide.

L'évacuation des enfants vers la Suisse

A la fin 1943, l'évacuation des enfants des homes et leur passage clandestin en Suisse était en pleine action de réalisation. L'équipe conduite par M. Georges Loinger, aidé par M. Racine faisait-passer clandestinement la frontière helvétique en Haute-Savoie à des convois de 15 à 20 enfants. Sur le terrain même, c'est-à-dire au niveau des homes, les sélections et constitutions des convois d'enfants étaient effectuées par MM. Robert Job, inspecteur des Maisons, Jacques Cohn, éducateur en chef des Maisons, et Mme Jenny Masour, déléguée à Chambéry pour la centralisation de ce travail délicat entre tous.

Une lettre du 2 décembre 43, que M. Joseph Millner m'adressait de Chambéry - elle est dans mes documents - me remercie "pour le travail que vous avez fait, avec tant de succès, et grâce auquel nos enfants pourront profiter d'un séjour en montagne qui leur est tellement nécessaire". Je n'ai pas besoin de dire que c'était l'annonce rassurante du bon passage en Suisse de plusieurs convois qui étaient partis de Limoges.

Le danger des rafles devenant de plus en plus grand, nous avions quitté, ma femme et moi, l'appartement au centre de Limoges, et trouvé refuge dans un hameau au-dessus de la cille, au Haut-Fargeas dans un pavillon de jardin, chez de braves gens. C'était là une demi-cachette, car des gens du hameau vinrent un jour sonner à la porte pour prier le docteur de la Pouponnière de venir voir leur enfant malade. Nos parents respectifs et notre fille étaient restés à Solignac. Dans la seconde partie de 1943, une Directrice, Mme Kayser avait pris la charge administrative de la Pouponnière, et je n'exerçais plus que la surveillance médicale de la Pouponnière et des Maisons d'enfants. En même temps, M. Julien Samuel et son équipe avaient pris en main l'action sociale à Limoges et dans les départements qui en dépendaient. Limoges, en effet fourmillait d'agents de Gestapo et de troupes nazies hétéroclites, parmi lesquelles les fameux Cosaques de Vlasow, général russe qui avait rallié les Allemands. Ayant été très longtemps le responsable de l'OSE et de l'UGIF à Limoges, une discrète retraite s'imposait à moi.

Tout au début de l'année 1944, j'étais à Chambéry pour discuter avec MM. Millner, Alain Mossé et Mme le Dr Cremer des activités de clandestination et d'évacuation en cours. Nous étions pessimistes quant au sort pour nous tous, si les Alliés ne parvenaient pas à venir libérer le pays. Peu de temps après mon séjour à Chambéry, M. Alain Mossé fut arrêté par la Gestapo avec sept de ses collaborateurs. Personne parmi eux n'est revenu de déportation. Mais M. Alain Mossé, ancien directeur du cabinet du préfet de la Savoie put déduire de l'interrogatoire que lui faisait subir le chef de la Gestapo Brünner, que tous les homes de l'OSE, et en premier lieu Poulouzat étaient en danger d'être pris avec sa Direction, le personnel et les enfants. M. Mossé, probablement grâce à ses anciennes fonctions préfectorales, trouva une filière pour faire avertir les quelques membres encore en liberté de l'OSE 3éme Direction du danger imminent qui guettait les homes d'enfants. A Limoges nous en fûmes immédiatement avertis, et l'évacuation en cours des Maisons en fut accélérée au plus haut degré.

Ma sécurité et celle de ma famille menacées

J'étais depuis plus de 3 ans et demi à la tâche, et souvent compromis par un travail contrecarrant les lois de Vichy. Depuis l'occupation de la Zone-Sud par les Allemands, le danger d'être arrêté par la Gestapo devait être pris en considération. On me pressait de toute part, soit de disparaître dans une cachette sûre, soit de tenter notre fuite en Suisse. Il nous fallut tout le printemps 1944 pour préparer la solution suisse, pour laquelle nous avions opté. Nous étions six personnes - ma femme, moi, notre fille Annette, ma mère et les parents de ma femme - à décider de nous éloigner d'abord de la région dangereuse de Limoges en allant en Haute-Savoie pour gagner de làla Suisse. Comme mon beau-frère était suisse, il avait pu rentrer au printemps 1943 avec ma soeur et leur fils à Genève. Les fausses cartes étaient prêtes, je l'ai dit plus haut.Sauf pour mes beaux-parents qui s'appelaient Karlin, nom bien alsacien, ma femme, ma fille, ma mère et moi étions des Courteix, nom de la soeur de Melle Ribière. Quant aux moyens financiers, ma femme, sous son identité Courteix, fit un voyage à Paris pour négocier les bijoux que nous possédions encore.

En allant à Paris, elle était par ailleurs chargée d'une mission : on devait tenter de libérer un enfant du camp d'internement de Drancy pour le ramener à ses parents, qui eux, avaient été libérés d'un camp de la Zone-Sud. Une de nos amies parisiennes avait un poste important à l'Assistance Publique. Malgré tous les efforts de cette dernière, agissant au nom de l'A.P., ma femme ne put pas ramener l'enfant. Est-elle restée à Drancy jusqu'à la Libération, et ses parents ont-ils eu la chance de la revoir ? Je l'ignore.

Ayant été informé par une tierce personne d'un message de M. Dauphin, me mettant en garde contre une arrestation probable par la Gestapo, je dus subitement me décide à devancer mon départ, en avance sur les autres membres de ma famille. Je gagnai Guéret, chef-lieu de la Creuse, où un ami ancien préfet, M. Cabouat m'hébergea pendant 24 heures. Avec une recommandation de M. Cabouat au directeur du Soir de Lyon, je gagnai Lyon le lendemain, où ma famille me rejoignit. Puis M. Villermet, le directeur en question nous expédia tous dans sa propriété à Grésy-sur-Aix, l'ancien château des Ducs de Savoie. La prochaine étape fut Aix-les-Bains, d'où il nous était plus facile de prendre contact avec Georges Loinger, le chef de l'évacuation clandestine des enfants de nos maisons vers la Suisse. Sous le nom de mes beaux-parents Karlin, nous avions loué un appartement à Aix pour ne pas loger à l'Hôtel, car la région aixoise était elle aussi très dangereuse. La Gestapo savait que la frontière suisse n'était pas hermétique et employait les méthodes les plus répugnantes pour barrer le chemin aux fugitifs juifs et aux autres, mais juifs pour la plupart. Je veux parler des patrouilles dites "physionomistes". C'étaient des agents de la Gestapo entraînés à reconnaître “le juif" probablement d'après les images grossières du “Stürmer“ fixant leur attention sur le nez crochu, la lippe “avançant entre les bajoues affaissées“. Un jour, à Chambéry, devant rencontrer un émissaire de Loinger, nous avons été interpellés par deux agents physionomistes. Nos bonnes cartes d'identité Courteix aidant, rien ne nous est arrivé. Mais nos coeurs ont battu la chamade, car au moindre soupçon ces Messieurs vous à traînaient dans un coin un peu isolé pour examiner si vous étiez circoncis ou non.

Le passage en Suisse

Enfin, après un séjour d'un mois et demi à Aix-les-Bains, le moment propice pour tenter notre chance de fuir la France semblait arrivé à la fin du mois de Mai 1944. Mes amis nous conseillaient de partir en deux groupes, d'abord moi-même, ma fille et ma mère, deux jours plus tard ma femme et ses parents. Le coeur lourd nous nous sommes séparés le matin du 25 Mai. Avec ma fille et ma mère, nous avons été pris en charge par une jeune assistante des Éclaireurs Israélites de France, les EI. C'était Melle Marianne Colin alias Marianne Kohn que j'avais autrefois soignée comme pédiatre à Paris, lorsqu'elle était arrivée de Berlin en 1934, fuyant l'Allemagne Hitlérienne, dix ans auparavant. Marianne devait donc avoir 18 ou 19 ans. Le train nous amena à Saint-Julien en Genevois. De là nous avons marché presque en terrain découvert le long de la frontière jusqu'à un emplacement en forêt à une dizaine de mètres des barbelés de la frontière suisse. C'est vers 11 heures que nous avons commencé à ramper sous les barbelés. A ce moment dramatique, Marianne vit venir de loin une patrouille allemande à bicyclette ; elle prit la fuite dans les profondeurs de la forêt. En un clin d'oeil la patrouille était là, sautant des bicyclettes et nous mettant en joue. Mais le soldat suisse du Grenzschutz était déjàderrière nous. Ils ne pouvaient plus tirer, et s'éloignèrent. Tout finit dans le cri libérateur de ma fille : "Papa, quelle chance ! "

Je ne puis continuer ce récit sans consacrer une pieuse pensée à Marianne, qui deux jours après notre passage dut prendre en charge un passage clandestin de 20 enfants, au lieu de conduire ma femme et mes beaux-parents comme c'était convenu. Marianne a été arrêtée avec les 20 enfants, incarcérée à Annemasse, à l'Hôtel Fax. En vain le maire d'Annemasse est intervenu pour la faire libérer. En vain Loinger et Racine avaient préparé son évasion en détail. Elle refusait de quitter les enfants qui lui avaient été confiés. Ceux-ci en fin de compte ont été sauvés, mais Marianne a été assassinée quatre jours avant la Libération.
Que la Jeunesse Juive sache à jamais garder le souvenir d'authentiques héros et héroïnes dont Marianne Kohn reste pour moi le symbole vivant.


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