Le métier de "femme de rabbin"
par Mireille WARSCHAWSKI


Quarante ans de ma vie ont été consacrés au métier de "femme de rabbin".
Nous étions très jeunes ; cela se passait quelques années après la guerre. Certes, nous étions tous deux originaires de Strasbourg et nous faisions partie du même mouvement de jeunesse, Yeshouroun, mais nous ne nous connaissions pas. De plus, la guerre nous avait dirigés l'un et l'autre vers d'autres destinations. Ma famille s'était établie à Paris, et celle de Max près de Périgueux. Max lui-même a quitté ses parents pour aller étudier à Limoges, d'abord à l'ORT, puis au PSIL. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois lors du premier camp Yeshouroun qui a eu lieu après la Libération, dans la région lyonnaise, et nous avons fait vraiment connaissance en nous portant tous deux volontaires pour la corvée de vaisselle. Nous nous sommes retrouvés l'année suivante à Paris où j'étudiais à la Sorbonne, et mon futur mari au Séminaire rabbinique.

Mon mari a commencé à travailler à l'âge de 23 ans. La communauté française avait été décapitée, beaucoup de rabbins avaient été déportés et ne sont pas revenus. Il n'était pas question pour mon mari d'émigrer en Israël (cela se passait au moment de la création de l'Etat) : son devoir consistait à rester en France, et une fois ses études terminées, à se consacrer à la communauté juive - et en particulier à l'enseignement.

Mireille Metzger (Warschawski) à la Maison d'enfants de Versailles
Je me suis mariée après avoir travaillé pendant deux ans comme éducatrice dans une maison d'enfants à Versailles, alors que mon fiancé terminait ses études à Londres, au Jewish College. Je n'avais aucun programme, aucune idée de ce que j'allais faire. Les épouses de rabbins que j'avais connues étaient simplement les femmes d'un mari dont le métier était celui de rabbin.

J'avais été élevée dans une communauté orthodoxe "séparatiste", sur le modèle de celle qu'avait créée Samson Raphaël Hirsch à Francfort. Je me suis trouvée dans une communauté consistoriale du judaïsme officiel français, qui groupait des Juifs de toutes les tendances, depuis les religieux jusqu'aux "Juifs de Kipour".

Mon mari m'a immédiatement lancée dans l'enseignement, dans les écoles et au "Talmud torah". La majorité de nos élèves étaient des enfants et des jeunes de familles non pratiquantes. Il fallait trouver le langage qui convenait ; les inviter à la table du Shabath, partir avec eux pendant des week-ends.

la "Bath mitzva"

Au bout de quelques années, mon mari a institué la "Bath mitzva" et m'a chargée de la préparation de groupes qui réunissaient des jeunes filles de toutes tendances religieuses et qui allaient célébrer leur majorité religieuse ensemble.
Cette expérience a parfaitement réussi. Les familles ont avec joie préparé la fête de la Bath mitzva de leurs filles, sans le moindre problème. Nous avons rencontré, dernièrement, un groupe qui fêtait ses cinquante ans. Ces anciennes élèves ont évolué dans toutes les directions possibles ; elles nous ont retrouvés et de sont retrouvées dans l'amitié et la joie.
Nous préparions deux groupes de Benoth mitzva chaque année. En plus d'un cours de textes avec un des professeurs du Talmud Torah de la communauté, quelques jeunes filles se réunissaient dans notre salon, chaque Shabath, et d'une façon informelle je les initiai au sens du judaïsme, à sa signification sociale et religieuse. Le tout se terminait par un week-end du groupe en dehors de la ville, pour comprendre le vécu du Shabath.
Après un examen devant le rabbin, on fixait la date du Shabath Bath mitzva… et toutes les jeunes filles et leur famille la plus proche se réunissaient après la prière du vendredi soir, pour le repas shabatique. Le lendemain, les pères étaient appelés à la Torah, et le discours du rabbin s'adressait aux Benoth mitzva.
Après bien des années, j'ai renoncé à l'enseignement des jeunes, pour me donner avec enthousiasme à l'étude avec des adultes.

Premier poste à Bischheim

Le départ de la longue carrière rabbinique de mon mari se fit dans la petite communauté de Bischheim, à 5 kilomètres de Strasbourg. Bischheim fut jusqu'à la Révolution française la communauté importante du Bas-Rhin, car il était interdit aux Juifs d'habiter la grande ville de Strasbourg. Les Bischheimois étaient des Juifs alsaciens de longue date, et avaient gardé une mentalité vieille de plusieurs siècles.

Nous habitions dans une vieille maison campagnarde, sans confort (ni salle de bain, ni toilettes). Les quatre aînés de nos enfants y sont nés. Tous les soirs, tous les matins il fallait les baigner à la cuisine en présence d'un Juif de la communauté, vieux garçon, qui racontait à mon mari toute l'histoire de la communauté depuis deux cents ans, comme s'il en avait fait partie.
Le dimanche matin, mon mari et moi donnions des cours d'hébreu aux quelques jeunes de la communauté, qui venaient un peu plus tôt pour assister au bain du bébé.
Il ne suffisait pas de donner à nos élèves un enseignement théorique. Nous avons donc décidé d'inviter à notre table, tous les vendredi soir, des jeunes pour leur permettre de vivre une soirée de Shabath qu'ils ne connaissaient pas chez eux. Je pense que les conséquences ont été généralement positives. La plupart de ces élèves sont devenus plus que cela : quasiment des membres de la famille, et nous avons conservée d'affectueuses relations avec eux.
Ce fut une vie très difficile, mais nous y avons appris beaucoup sur la façon de conduire une communauté, et sur les contacts à développer avec ses membres. Nous avons appris à parler le langage qu'il fallait avec nos interlocuteurs, selon leur situation, leurs problèmes et leurs options.

Installation à Strasbourg - début d'une carrière d'enseignante

A Strasbourg, nous avons développé, mon mari et moi-même, ces relations, les échanges et les dialogues avec les non-juifs, dans des cercles religieux aussi bien que laïcs, avec les responsables politiques, responsables municipaux, enseignants.

Max et Mireille Warschawski avec leurs parents et leurs sept enfants lors de la brith-mila du dernier-né
(Strasbourg, 1960)
Nous avions décidé que lorsque notre quatrième enfant aurait quatre mois, nous n'aurions qu'une possibilité : quitter Bischheim, trouver un autre appartement plus grand, car nous n'avions pas la place de mettre un lit pour le bébé qui D. merci grandissait.
Mon mari, pendant ce temps, s'était fait apprécier à Strasbourg grâce aux cours de judaïsme qu'il donnait dans les écoles de l'Etat, et grâce au contact qu'il avait avec ses élèves du Talmud Torah (du jeudi) et leurs parents.
Ces cours dans les écoles, payés par l'Etat, pouvaient avoir lieu grâce au maintien du Concordat, qui datait de l'époque napoléonienne, et l'Alsace était la seule région de France qui avait pu le conserver. Le concordat a également permis au rabbin d'avoir une place primordiale dans la ville.
Toutes ces occupations ont été pour moi à la base d'un énorme enrichissement intellectuel. J'ai appris moi aussi, on m'a posé des problèmes et par suite je m'en suis posé moi-même. Des portes se sont ouvertes sur le judaïsme, grâce aussi à la variété de mes élèves qui ne pouvaient pas tous réagir de la même façon, et m'ont fait comprendre qu'on pouvait être juif de bien des manières. Et ceci mon message devait le faire passer.
J'ai compris ceci en grande partie grâce à la préparation du mariage. Toutes les "fiancées" que mon époux devait marier m'étaient confiées. Ces candidates venaient de tous les milieux juifs imaginables, et souvent n'avaient jamais entendu parler des lois de "pureté familiale". A mesure que passaient les années et que changeait le mode de vie, je me suis aperçue qu'elles en savaient souvent plus que moi dans le domaine de la vie sexuelle. Il me fallait éviter de devenir ridicule à leurs yeux.
Finalement ce fut une chance pour moi de commencer une carrière de femme de rabbin dans l'enseignement ; ce qui n'a pas été le cas de celles qui m'ont précédée.

Action communautaire

Il y a cinquante ans, le travail de la femme du rabbin était surtout un travail social : visites dans les familles démunies, pour leur apporter une aide morale et matérielle ; aller dans les hôpitaux voir les malades ; ne pas oublier les vieillards qui ne pouvaient plus quitter leur maison et qui avaient uniquement besoin d'une présence amicale pour ne pas se sentir abandonnés avec le sentiment d'être dans l'antichambre de la mort.
Entourée de volontaires, qui m'ont beaucoup secondée et dans une grande mesure facilité la tâche, j'ai pu continuer ces activités, tout en pouvant me pencher sur d'autres problèmes.
Il est évident que comme femme de rabbin j'étais responsable de la 'Hevra kadisha féminine, qui avait comme devoir de s'occuper des "taharoth" (toilettes mortuaires).

Mais voilà : la société était en pleine mutation. Le rôle de la femme dans la société moderne était en train de changer, et la communauté juive ne pouvait échapper à cette mutation, aussi bien en son sein que dans la vie de la cité.
La communauté de Strasbourg comportait une quinzaine de groupements féminins dont le but était d'aider à résoudre les problèmes sociaux, aussi bien dans notre région que dans la société israélienne.
Après la guerre des six jours, je me suis aperçue que toutes ces associations, dans certains circonstances, étaient concernées par les mêmes problèmes. Il m'a semblé stupide de les voir travailler chacune dans son coin. Nous avons donc fondé un groupe qui réunissait les responsables de tous les mouvements féminins et dont le but serait de se pencher sur les problèmes que nous avions en commun. Ce fut la naissance du GLIF (Groupement de Liaison Juif Féminin). Les responsables des associations féminines se réuniraient une fois par mois pour essayer de trouver une solution aux nouvelles questions… et aux appels à l'aide habituels.

Max et Mireille Warschawski lors de l'inauguration de la Synagogue de la Paix à Strasbourg (1958) - © E. Klein
Ce fut l'époque où pour la première fois les femmes demandèrent à participer, comme élues, à la marche de la communauté, à être membres de la "commission administrative". Ce fut une lutte difficile, et la victoire fut lente et progressive. Nous fûmes une des premières communautés juives de France à y parvenir avec l'autorisation hala'hique (juridique) du rabbin (mon mari).
Parallèlement, nous nus rendîmes compte que les femmes de la ville de Strasbourg avaient entrepris une lutte pour une présence plus importante au sein des administrations locales, départementales et nationales. Elles avaient fondé une association, le CDOF, et nous avons décidé que le GLIF y serait représenté. Comme j'en étais la présidente, je fus la déléguée des femmes de la communauté juive.
C'est ainsi que la femme du rabbin, puis du grand rabbin de Strasbourg, dépassa le cadre purement communautaire pour travailler également dans la cité.

Je ne parlerai pas de la maison ouverte toute la semaine, y compris le Shabath. Il s'avéra que le travail de la femme du rabbin fut un travail à plein temps (non rémunéré).
Je n'ai jamais trouvé une réponse à ce problème. Je n'ai jamais pensé à trouver une solution à la "rémunération". Nous considérions le "volontariat" avec le même sérieux que le "travail rémunéré". Est-ce encore possible aujourd'hui pour un plein temps ? Quant à trouver un "nom" à cette activité, non seulement cela ne m'est jamais venu à l'esprit, mais cela me choque.

1987 : nous réalisons notre alyah (installation en Israël), programmée depuis des décennies, et nous avons gardé des contacts affectifs et quelques fois réels avec notre ancienne communauté.

Les leçons de mon expérience

Max et Mireille Warschawski à Jérusalem (2000)
© M. Rothé
Après une quinzaine d'années de retraite, j'essaie de tirer les conclusions de ces quarante années.
Je ne regrette rien, car cela m'a beaucoup donné : j'ai dû beaucoup réfléchir, beaucoup apprendre, beaucoup évoluer.
Je pense que si je ne m'étais pas investie moi-même dans la profession de mon mari, celui-ci n'aurait pas pu lui-même se donner entièrement à sa fonction, qui demandait une disponibilité de la journée entière, sinon notre couple aurait été invivable.
Le rabbinat est un métier passionnant, mais le célibat n'étant pas un objectif juif, il vaut mieux que le rabbin et sa femme travaillent la main dans la main.
Il ne faudrait pas oublier qu'il est bon également que les deux membres du couple échangent dans certains cas leur opinion sur un problème et discutent avant que le rabbin ne prenne une décision qui peut être lourde de conséquences.

Je me suis investie entièrement dans mon rôle. Mes enfants, en réalité, n'en ont pas vraiment souffert. J'étais malgré tout très proche d'eux ; ma présence auprès d'eux était constante, en particulier au moment du retour de l'école, pour suivre le travail scolaire. Et je pense qu'ils ont également appris un certain nombre de choses, en particulier le regard vers l'autre et l'ouverture de leur maison, surtout le Shabath.

Quant à moi, je puis affirmer que ce fut une des plus belles époques de mon existence. J'ai reçu au moins autant que j'ai donné. J'ai donné avec plaisir et conviction… et en faisant mon bilan je me suis aperçue que j'ai reçu encore davantage : aussi bien dans le domaine des connaissances, que dans mon ouverture sur la vie sociale, dans la communauté et dans la cité, dans mon approche de l'autre, aussi différent de moi qu'il puisse être, religieux, non religieux, juif, non juif.

Et aujourd'hui encore, je profite de cette expérience dans ma façon de vivre et dans mes prises de position.
Sans parler de la joie de retrouver mes anciens élèves, mes compagnes des compagnons, et la chaleur de l'accueil quand nous nous retrouvons dans "notre" communauté et dans "notre cité".

Je voudrais conclure en rapportant une parole de mon mari : "quand une communauté choisit un rabbin, elle doit avant tout s'interroger sur sa femme".

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